« La Marche de 1983 a une histoire »

Entretien croisé avec Rokhaya Diallo et Pascal Blanchard

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Elle est militante antiraciste et chroniqueuse sur plusieurs médias français. Lui est historien et travaille avec son groupe de recherche ACHAC (1) sur les représentations et imaginaires coloniaux et post-coloniaux. Elle a réalisé un documentaire, Les Marches de la liberté, où elle interroge l’antiracisme sous le prisme de la Marche pour les droits civiques de 1963 aux États-Unis et de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 en France. Lui, a publié aux Éditions La Découverte un ouvrage collectif La France arabo-orientale. Rokhaya Diallo et Pascal Blanchard croisent leurs regards sur l’his-toire et la mémoire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, mettant à jour tout autant les contradictions de sa mémoire que la continuité de l’événement dans l’Histoire. Ils dessinent également, sous le prisme non lointain des luttes afro-américaines, les enjeux français sur la lutte contre les discriminations.

Comment l’histoire de la Marche est entrée en contact avec votre parcours ?
Rokhaya Diallo : J’avais cinq ans en 1983. C’est une histoire que j’ai connue rétrospectivement. J’avais davantage un imaginaire lié à ce qui s’est passé en 1984 avec SOS Racisme. On avait tous les petites mains jaunes(2) à l’école pri¬maire. Je me suis intéressée à l’histoire de l’antiracisme en France quand j’ai commencé à m’engager sur cette question. Aujourd’hui je considère qu’on est héritier de cette Marche qui a émané des quartiers populaires et était portée par des gens issus de groupes minoritaires. Ne pas avoir de mémoire permet¬tant de nous inscrire dans une histoire claire nous met dans une position délicate avec un sentiment d’amnésie organisée.
Pascal Blanchard : J’ai quasiment 20 ans quand la Marche arrive à Paris. C’était la première manifestation grand public visible des jeunes issus de l’immigration. À l’époque, personne ne comprenait les objectifs de la Marche. D’abord parce qu’ils n’étaient pas explicites, et qu’ils allaient changer au fur et à mesure que la Marche allait évoluer. Entre les desiderata premiers de la Marche et l’arrivée à Paris, il s’est passé quelque chose : la prise de conscience nationale qu’on tuait des Arabes librement dans ce pays. Médiatiquement il y a eu un avant et un après Bordeaux-Vintimilles(3). Avant, la Marche n’intéressait à peu près personne. Après, elle intéressait presque tout le monde. D’un seul coup il y a une concomitance entre la Marche et le crime raciste qui est triplement inacceptable – inacceptable parce que ce sont des militaires, que c’est d’une violence absolue et que personne dans le train n’a bougé. On a compris soudain le message de ces jeunes : vous ne bougez pas face au racisme, face à une société qui nous oublie, qui nous exclut. Tout mouvement social a besoin de s’inscrire dans une lisibilité médiatique. Sans Bordeaux-Vintimilles, jamais le journal Libération n’aurait titré sur l’arrivée de la Marche à Paris. Jamais les marcheurs n’auraient été à l’Élysée. A l’époque on se rend à l’arrivée de la Marche à Paris parce que cela semble extrêmement populaire. A l’image du Larzac. On allait au Larzac autant pour le combat politique que pour son côté populaire. Il fallait être dans le mou¬vement. Pourtant, je n’étais qu’un bon urbain par rapport à des questions de ruralité. Mais la manière dont l’État fonctionnait sur ces enjeux nous concernait tous. Pour la Marche c’est la même chose : la manière dont les Maghrébins étaient traités nous concernait tous.
1983 est une année charnière. C’est le grand tournant en termes de perception de l’immigration dans ce pays, mais aussi en termes de politiques migratoires. D’abord avec les Antilles, c’est la fin du Bumidom (Bureau pour le développe¬ment des migrations dans les départements d’outre-mer), la fin d’un système de traite moderne du travail. Tous les accords migratoires sont retravaillés en 1981 avec une nouvelle gestion des travailleurs migrants en France. En même temps, 1983 est synonyme de rigueur économique ! C’est aussi l’année des grèves automobiles où notre Premier ministre nous explique que ce sont des grèves « chiites » (4). Les travailleurs immigrés, pour la gauche, sont doublement dangereux ; Arabes mais en plus religieux. La gauche durcit son discours. Et c’est une année qui casse tous les codes, avec une France qui gagne, celle de la diversité : Yannick Noah gagne Roland Garros. En aparté, Roland Garros était un ancien combattant qui venait de la Réunion, un grand aviateur de la guerre. Qu’un Noir gagne Roland Garros en 1983, c’est un double choc historique. Cette même année se termine dans les salles de cinéma avec Tchao Pantin: l’histoire d’un Arabe qui se fait tuer. Si vous ne remettez pas la Marche dans ce contexte, vous ne pouvez pas comprendre la manière dont elle est perçue. Elle est vue à un moment T de l’histoire où émerge la génération des Arabes en France. Ça fait des années qu’ils se font massacrer. Dix ans plus tôt, en 1973, la France connait une série de crimes dans le sud avec des « chasses à l’Arabe ». À l’époque La Provencetitre : « Quand allons-nous se débarrasser de cette pègre, de cette lèpre qui tue notre ville ? » Ce sont des appels au crime dans la presse française dans une ville où la femme du maire tient le journal. Et soudain, une bande d’hommes et de jeunes femmes traverse la France. Si personne ne comprend ce qu’ils veulent, tout le monde comprend qu’une nouvelle génération émerge. Elle devient visible et elle est chez elle. Jamais les Arabes n’ont revendiqué média¬tiquement qu’ils étaient chez eux. C’est un tournant majeur.

Pourquoi alors cette amnésie collective dont vous parlez Rokhaya ?
P.B : Je ne suis pas forcément d’accord. C’est le seul événement connu des Maghrébins en France de tout le XXe siècle.
R.D : De tous ? Non. Il n’y a pas dans l’imaginaire populaire la construction de figures héroïques de la Marche. Elle n’est pas intégrée dans les livres d’histoire alors que c’est la première marche antiraciste de cette ampleur dans l’his¬toire de France. Il y a un effacement. Quand Toumi Djaïdja (5) a raconté son histoire à de jeunes Américains et Français, aucun n’en avait entendu parler, contrairement à la Marche de 1963 aux Etats-Unis. C’est en cela que je parle d’amnésie et d’oubli.
P.B: La Marche aux États-Unis avait un objectif énoncé et des leaders visibles.
R.D: Je pense que ça va plus loin. Les Américains sont capables d’intégrer les événements de leur histoire dans l’histoire populaire. Sur l’Irak ils réalisent déjà des films. Sur l’Afghanistan aussi. Nous, on ne le fait pas.
P.B: Il y a 20 ans d’écart entre les deux Marches. On sait ce dont on hérite de la Marche de 1963. On se pose encore la question de ce qu’on hérite de la Marche de 1983. Aucun relais, aucun leader de la Marche n’a émergé. L’engagement n’a pas été cohérent politiquement. France + et SOS Racisme ont été deux échecs. Phagocytés ; l’un par Madame Mitterrand, l’autre par le Parti socialiste.
R.D: Là où ce n’est pas comparable c’est que quelqu’un comme Martin Luther King avait dix ans de militantisme derrière lui. La National Association for the Advandcement of Coloured People (NAACP) a été créée au début du XXe siècle. La Marche de Washington a été organisée de manière mili¬taire et stratégique. La Marche de 1983 était plus spontanée. Les marcheurs n’avaient pas le même ancrage, ils n’avaient pas la même formation politique, ils n’avaient pas des objectifs aussi précis.
P.B: Ces gamins n’avaient pas une habitude militante. Même si la majorité sont des Harkis. Eux avaient une dimension de combat qui existait dans les camps de harkis dans les années 1975. Les Harkis, les pères puis les enfants, ont toute une dialectique. Ils savent ce que c’est d’être les parias de la nation. Delorme aussi sait ce qu’il vient revendiquer. Ce n’est pas le cas de tous les marcheurs. Quand les jeunes arrivent à l’Élysée on les trie, d’un côté ceux qui ont un casier judiciaire, de l’autre ceux qui n’en ont pas. D’ailleurs, c’est Delorme qui négocie à l’Élysée. Il a la pratique en tant que pivot du système associatif en Rhône-Alpes. C’est lui qui revendique la carte de séjour de dix ans : il sait que c’est un vieux combat de la Cimade et des associations de ter¬rain. Les jeunes n’ont pas préparé l’après marche. Alors qu’aux États-Unis ils savent le lendemain de la Marche et ce vers quoi ils vont aller.
R.D: Et le « ils » ne sont pas les mêmes. Aux États-Unis les principaux concernés étaient en première ligne. Quelle que soit la bonne volonté de Delorme, le fait que ce soit lui qui verbalise des revendications qui ne le concernent pas directement, change forcément la nature du combat. Aux États-Unis les leaders étaient les Noirs directement. Parmi eux effectivement il y avait des Blancs, mais concrètement ce sont les minorités qui ont porté leurs combats. Ce fut la même chose au Royaume-Uni. La différence fondamentale avec la France est là : très rapidement la lutte qui émanait directement des personnes concernées, notamment par les crimes racistes, a été encadrée par des gens plus outillés politiquement. Je ne fais pas l’analogie avec Delorme mais on ressent cette faille dans la formulation par la suite de la phrase « Touche pas à mon pote ». Qui est le pote ? Qui parle ? Cette phrase est symptomatique d’une problématique française : l’incapacité d’autonomie d’un mouvement qui devrait émerger directement des personnes visées par le racisme.

D’où l’impossibilité de l’inscrire dans l’histoire ?
P.B: Non, je ne suis pas d’accord.
R.D: Ce n’est pas forcément lié mais c’est un problème qu’on observe encore aujourd’hui. Une initiative qui émane directement des minorités est systématiquement taxée de communautarisme. Et le communautarisme est réputé anti-républicain. Il faut nécessairement avoir des alibis ou des personnes considérées comme extérieures ou neutres. Ce problème demeure : impossible de considérer comme légitime un groupe constitué uniquement de gens racisés.
P.B: Rokhaya a raison quand elle dit que la Marche aux États-Unis s’inscrit dans une histoire militante dont on arrive à comprendre la traçabilité. Mais ce n’était pas si évident à ce moment-là dans l’opinion américaine. C’est compliqué pour qu’un mouvement militant, qu’une revendication de minoritaires, arrive à émerger dans une société majoritaire. En France, il ne faut pas penser que l’histoire de la Marche se déconnecte de toute l’histoire des Arabo- Orientaux en France. Aux États-Unis, les Noirs ne repartaient pas. En France, la situation est différente, quand ils ne se faisaient pas expulser, ils rentraient aux pays. Au sein du mouvement des travailleurs arabes par exemple, vous retrouvez des Syriens, des Libanais, des Algériens, des Sarahouis, des Marocains. Des militants et des travailleurs qui étaient là avant les Indépendances, d’autres qui sont arrivés après.
R.D: On parle de l’imaginaire plus populaire que militant. J’étais frappée quand il y a deux ans, SOS Racisme dans un immense concert faisait défiler des images sur grand écran ; celles de Martin Luther King, Nelson Mandela, etc. Il n’y avait aucun visage français. On a l’impression qu’on n’a rien produit en termes d’icône.
P.B: On n’a rien produit en termes d’icône parce que les personnages n’ont pas été bâtis en tant que tel. Césaire est en train de traverser ce mur. Il a fallu du temps. Et on n’en a qu’une seule lecture, comme pour Gandhi ou Mandela. Tous ces héros ont une face sombre. Mais ils ont été à un moment donné fabriqués pour la mémoire. Ils sont devenus des emblèmes internationaux. En France, il n’y a pas encore d’emblème international. La manière dont des combats comme la Marche ont été menés n’a pas fabriqué dans l’actualité du moment de héros. Parce que politiquement ils ne se sont pas engagés. Tous ces jeunes qui ont marché, le lendemain, ne se sont pas eux-mêmes inscrits dans une réussite qui a pu être objectivée, et suivie 30 ans après. Aujourd’hui il faudrait taper à la porte de Belkacem ou de Dati. Elles leur doivent le fait d’être en politique aujourd’hui. Sans ces marcheurs, elles n’existeraient pas.
R.D: Mais tu vois bien la différence entre les personnalités politiques afro-américaines et françaises. Ici quand tu es très visible politiquement et que tu es issu d’une minorité, il faut te démarquer de ton origine. La première chose qu’a dite Najat Vallaud Belkacem c’est que François Hollande avait eu l’intelligence de lui confier le ministère des Droits des femmes et pas celui de la diversité, en oubliant qu’elle était quand même une femme.
P.B: Il y a toute une mécanique dans ce pays qui fait qu’on te nomme parce que tu es issu de la diversité mais après tu évites de le dire.
R.D: Je pense que tu peux te placer plus facilement sur le terrain de la féminité et du féminisme.
P.B : Parce qu’on a accepté la parité, qu’il y a des quotas, mais pas dans la diversité.
R.D: C’est pour ça qu’ils ne peuvent pas revendiquer l’héritage de la Marche parce que ça les renverrait à une question d’origines.
P.B: Pourquoi existe-t-il une ambiguïté dans la mémoire de la Marche ? Aujourd’hui les mémoires s’entrecroisent. Il y a les héritiers dans les quartiers populaires qui expliquent qu’ils sont les seuls héritiers légitimes de la Marche. Ils effacent le fait que certains marcheurs étaient harkis. Ils font leur propre mythologie. Tout le monde a besoin de mythologie en mémoire. La gauche ra¬conte aussi son histoire de la Marche : ils étaient tous marcheurs. À gauche, le combat pro diversité a toujours accompagné un combat anti-FN. Dans ce jeu électoral, la gauche en tire une forme d’héritage aujourd’hui. Troisièmement, il y a la mémoire des marcheurs ; ils ne racontent pas tous la même histoire. Et puis in fine, on constate l’héritage d’une ambiguïté formelle : un mouvement anti-raciste et pour l’égalité qui dès l’époque s’est appelé Marche « des Beurs ». Elle aurait pu être une marche des minorités françaises de l’époque. Mais elle s’est polarisée sur la posture maghrébine avec un débat à l’époque entre Harkis et non-Harkis. Aujourd’hui encore certains récusent l’héritage de cette Marche en considérant que ce n’est pas un débat sur l’égalité et l’anti-racisme pour tous mais uniquement pour les Arabes.
R.D: Mais après ce sont des réalités démographiques aussi. Numériquement à l’époque les principales victimes des crimes racistes sont les Maghrébins.
P.B: La lecture de la Marche ne porte pas uniquement sur les crimes racistes. La Marche est aussi une revendication de reconnaissance.
R.D: Le contexte était les crimes racistes.
P.B: C’est vrai. Mais quand les marcheurs arrivent à l’Élysée, personne ne leur dit qu’il n’y aura plus de crimes racistes dans ce pays. Le rythme des crimes racistes dans les années 1980 ne va pas ralentir. On arrêtera un peu plus de coupables. La crise des quartiers populaires émerge au même moment. Le contexte, c’est autant les crimes racistes que le fait que toute une population de jeunes de quartiers est à la marge de la société française. Pourquoi la surpolarisation sur les Maghrébins ? Pour beaucoup, c’était la continuité du conflit sur l’Algérie coloniale. Dans la tête des gens ça n’a pas été perçu comme un héritage collectif. Pour certains militants aujourd’hui, qui ne sont pas d’origine maghrébine, il y a même une antinomie avec cette marche. En 2013, on aurait pu faire deux commémorations ; celle du trentième anniversaire de la Marche et la commémoration de la Marche de 1998 pour la mémoire des victimes de l’esclavage. Les politiques auraient pu s’en emparer ensemble car ce sont deux prises de consciences aux deux branches de nos histoires collectives, y compris le monde ultra-marin. N’oublions pas non plus que le combat de 1983 commence le 14 juillet 1953 avec la police française qui pour la première fois tire ouvertement sur des Algériens dans Paris. Personne n’en parle. Il n’y a pas eu un mort pendant la Marche. C’est important de dire que la mémoire est sélective. 1953 – 1973 – 1983 : il y a une traçabilité générationnelle du combat et de l’engagement. Ce sont les grands-pères, les pères et les enfants. À l’époque, les marcheurs s’inscrivent davantage dans cette dialectique : il est temps que nous ne soyons plus les victimes des crimes racistes au sens large, de la police comme dans les quartiers. Leur message n’est pas uniquement anti-raciste. Il est de dire : être arabe dans ce pays c’est d’abord être une cible. On ne tue pas des Noirs en France. L’Amérique a tué des Noirs pour construire son identité. La Russie et la Pologne ont tué des juifs pour construire leur identité. En France on a tué des Arabes. De quand date le premier crime massif d’Orientaux et d’Arabes en France ? En 1620 à Marseille parce qu’ils étaient arabes et orientaux. Et cela va continuer. Dans ce pays, on construit notre identité à chaque moment de crise en tuant des Arabes ou des Orientaux. Ils peuvent être Arméniens, chrétiens… ça n’a rien à voir avec l’islam. Ça n’a rien à voir avec le Maghreb. C’est une très longue histoire. Vous comprenez ce qui se passe en 1983 uniquement si vous prenez cette distance. Que font ces gamins avant tout et qui fait que c’est difficile en termes de mémoire ? Ils traversent l’image avec un slogan qui n’est jamais arrivé jusqu’à maintenant : « Nous sommes d’ici ». C’est leur plus grande réussite. Ils sont les premiers à faire ça.
R.D: Historiquement, c’est surprenant qu’on n’ait pas gardé cela davantage en mémoire.

Comment expliquez-vous la relative ébullition autour de ce trentenaire ?
P.B: C’est le cycle du temps. Attendez le cinquantième anniversaire de la Marche… Ce sont des processus normaux. Aujourd’hui je pense que ce n’est pas encore populaire.
R.D : Cela fait 10 ans seulement que le mot « diversité » est médiatisé, et que certaines problématiques émergent. Une figure comme Jamel n’existait pas non plus il y a 10 ans. Son histoire familiale est liée à cette histoire de lutte, et il est capable de produire un film comme Indigènes ou de figurer dans La Marche. Cela donne de la visibilité à ces luttes. Or, tant que les membres des groupes stigmatisés ne sont pas dans des positions d’influences et dans les cercles de pouvoir, c’est plus difficile de donner de la visibilité à ces théma¬tiques. Dans la dernière décennie, des figures ont émergé, et ce n’est pas fini.
P.B : Des figures, qui vont produire aussi j’espère sur l’aspect mémoriel. Nous sommes dans une société post-coloniale et ce qui s’est passé là-bas n’est plus l’histoire de là-bas. Quand on parle par exemple d’esclavage ou de guerre au Vietnam, c’est notre histoire. Et aujourd’hui des personnes comme Rokhaya et moi, ont les moyens de parler à la télévision de ces questions.

Aujourd’hui vos travaux ont-ils gagné en légitimité ?
P.B: Les choses ont changé !
R.D: Je suis noire, donc je ne suis toujours pas perçue comme quelqu’un de neutre quand je raconte cette histoire.
P.B: Et maintenant elle s’intéresse aux Arabes ! Quand elle préparait son film sur la Marche, certains se demandaient ce qu’elle pouvait comprendre de la Marche de 1983. Certains ne comprenaient pas pourquoi elle la raccrochait aux Noirs des États-Unis. Alors que comparer deux Marches dans deux pays avec des minorités est pertinent ! Mais certains héritiers essentialisent cette histoire pour en faire une histoire d’Arabes.
R.D: Alors que je sais que si je suis là aujourd’hui, c’est parce qu’il y a eu cette Marche. Mes parents n’ont pas marché, je ne suis pas héritière comme d’autres. Mais héritière car cette Marche a été inspirée par celle des Américains. Et malgré tout, l’image qu’on a des Afro-Américains a forcément une incidence sur les Noirs en général. Mais quand on est noire et que l’on porte un combat antiraciste, on est forcément perçu comme partisan, idéologue ou communautaire. En France ce sera toujours plus difficile qu’aux Etats-Unis de raconter une histoire, notamment dans l’art, quand on est issu du groupe qui est pointé du doigt.
P.B: C’est à la fois vrai et faux. En tant que petit Blanc, je m’intéresse à des questions en tant que chercheur, et ces questions j’en fais de temps en temps des objets de mémoire. On me dit que par définition je ne suis que l’héritier de ceux qui ont manipulé ou dominé hier. Que mon approche ne pourrait être qu’ambiguë. J’ai rencontré pour la première fois en présentant le livre La France arabo-orientale, en rapport avec un événement sur la Marche, une violence absolue. On me disait que je ne pouvais pas comprendre, que j’étais un traître, et que ce n’était pas à moi d’être héritier de cette histoire. On m’a reproché de travailler sur ce sujet. Aussi, ne nous réjouissons pas trop vite du fait que l’on parle enfin de la Marche 30 ans après. Qu’est-ce qui va rester après ce moment d’histoire et de mémoires ? Pour beaucoup, la Marche commence le 15 octobre pour se terminer le 4 décembre 1983. Comme s’il n’y avait pas une histoire avant l’histoire. Aux États-Unis on comprend que le discours et que la Marche des Noirs Américains sont inscrits dans une longue et pro¬fonde histoire de l’Amérique. L’héritage est alors prégnant. Le Majordome (6), de manière édulcorée, est un fil conducteur de compréhension dans l’histoire de la Marche de 1963. En France, on a l’impression qu’elle n’est sortie de rien. Selon moi, il y a des commémorations qui peuvent avoir un effet médiatique mais qui peuvent être un échec au niveau de la conscientisation.

N’est-ce pas tout le problème de la période coloniale et post-coloniale ?
P.B: On tue les Arabes avant de les avoir colonisés. Quel est le premier roi de Jérusalem ? Godefroy de Bouillon. En 1160. La France a connu une très longue histoire en terre d’islam. Et vous ne comprenez pas le rapport aux Sarrasins et à l’Arabe si vous ne comprenez pas cette histoire. Tout le monde comprend quand nous parlons de la question noire en France qu’elle a un rap¬port avec l’esclavage. Est-ce qu’à un moment on va comprendre que l’histoire avec les populations maghrébine, orientale et arabe peut s’inscrire aussi dans l’histoire ? Et que la Marche de 1983 a une histoire. Ce n’est pas un hasard ce qui se passe en 1983. Ce n’est pas n’importe qui qui marche. Certains héritiers ont gommé les aspérités historiques de cette Marche. Par exemple, on n’accepte pas aujourd’hui que les premiers Arabes à s’être révoltés, étaient dans les camps de Harkis. On a enlevé la moitié de cette histoire, elle a été gommée, nettoyée, presque purifiée. Évidemment la traçabilité de cette histoire est compliquée…

Pourquoi cette transmission tronquée selon vous ?
P.B: Pourquoi Mandela est-il aujourd’hui en poster dans la chambre de plein de gamins ? Il a mis en pratique avec une filiation ce qu’il énonçait comme un discours posé. Il a été jusqu’au bout. Gandhi a été jusqu’au bout. Avec la Marche, on a le sentiment que les gens n’ont pas été jusqu’au bout. Et que nous sommes en train d’hériter de quelque chose qui n’était pas ce que voulaient les fondateurs. C’est compliqué. Si vous êtes en train de trahir l’héritage de ceux qui ont marché pour vous, c’est normal que votre combat soit incompréhensible dans cette France d’aujourd’hui. Personne ne comprend ce que veulent nous dire, politiquement, les héritiers de la Marche. Quel est leur objectif ? Ils ne sont pas plus héritier que moi de la Marche. Ils sont héritiers parce qu’ils sont arabes ? Je suis content que des gens comme Rokhaya et moi travaillent là-dessus pour dé-essentialiser ce qui est en train de se passer. Si les Arabes sont les seuls héritiers de la Marche, nous avons vraiment échoué.

Quel est votre rapport aujourd’hui à des organisations comme la Licra ou SOS Racisme ?
R.D: On est en total désaccord sur la notion de « laïcité ». Je défends la laïcité de 1905 alors qu’eux défendent une lecture quasiment intégriste. Pour moi, le racisme déployé notamment à l’égard des musulmans est un angle mort des positions de SOS Racisme ou de la Licra. Il existe un refus de les appréhender. Et cela révèle une arabophobie ancienne. Les personnalités noires musulmanes sont moins perçues comme une agression que les personnalités arabes.
P.B: Il y a deux manières d’appréhender ce qui se passe aujourd’hui sur le rejet de l’islam ou l’islamophobie. Pour moi, l’islam n’est que la dernière strate qui mondialise la peur et la haine de l’autre et qui quelque part lui donne aussi un sens. Mais aujourd’hui c’est une continuité de l’arabicide. Quand on pense aux musulmans de France, personne ne va penser à des personnes noires. Tout le monde va tout de suite fixer la problématique sur l’Arabe, va regarder les femmes voilées en pensant automatiquement à des Maghrébines, ou alors à des converties. Rappelons un livre du début du siècle, L’Invasion noire(7), qui racontait comment des musulmans du Maghreb emmenaient des hordes de Noirs pour envahir Paris. L’islam était déjà le danger. C’est d’abord la visibilité de l’islam qui fait peur. Mais sur le fond je pense que c’est la continuité d’une longue histoire de notre rapport à l’autre arabo-oriental. Je dis bien arabo-oriental et non pas maghrébin.
R.D: D’ailleurs personne ne pense que je puisse m’exprimer en tant que musulmane alors que je suis originaire d’un pays où 95% des gens sont musulmans. Le fait d’être noire écrase tout le reste. Si j’étais d’origine maghrébine ce que je dis ne serait pas du tout reçu de la même manière. J’ai lu beaucoup de choses sur moi qui disent : « Oh la pauvre elle ne comprend rien, c’est l’islamisme qui la manipule ». On m’imagine comme extérieure et manipulée.
P.B: Et ce qu’on explique là est très propre à la société française. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un vent d’islamophobie dans toute l’Europe actuelle¬ment. Sans même parler de ce qui se passe avec des drames comme Lampedusa et l’idée que l’Afrique est en train de débarquer sur notre côte occidentale. La commémoration de la Marche arrive dans ce contexte. Mais ce n’est pas un trentième anniversaire qui va nous permettre de fixer l’événement dans nos mémoires collectives. Encore une fois, pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on a tous un poster de Mandela et de Gandhi dans nos chambres ? C’est parce que Mandela a dépassé la question noire, et de même pour Gandhi. C’est comme un Taoufik Makhloufi. Makhloufi c’est comment tous les joueurs de foot algé¬riens quittent le sol de France pour aller construire l’équipe du FLN. Il portait le maillot de l’équipe nationale, donc il était français. Le seul qui était accepté comme Arabe et Français. Il quitte en 24 heures la France le 29 juin et fonde une équipe de 39 joueurs. Cette équipe va jouer dans 93 matchs sur la terre entière. À chaque fois que les joueurs tapaient dans un ballon, les Français en prenaient plein la tête dans leurs imaginaires collectifs. Ils sont revenus jouer en France. Et quand Taoufik Makhloufi revient en 1963 à Saint-Étienne le stade se lève et l’applaudit. Ces histoires-là, c’est la même histoire que la Marche si vous réfléchissez bien. Mais c’est l’histoire des pères. D’une certaine manière nous ne sommes pas encore arrivés au moment où on va applaudir ces gamins pour ce qu’ils nous ont, à nous tous, apporté.
R.D: Ce que je trouve paradoxal, c’est le fait que tout le monde, lors de la commémoration du trentième anniversaire essaye de s’approprier un petit bout de mémoire. Ces mêmes politiques qui vont se glorifier de ce passé ne traitent pas des questions déjà posées en 1983, notamment la problématique du contrôle au faciès. Sur l’islamophobie, on est alerté sur le plan international par les Nations unies et l’Union européenne, ainsi que par des rapports d’Amnesty international mais on ne fait rien. On préfère s’emparer du dis¬cours le plus agressif contre les musulmans, qui les montre du doigt comme étant des fauteurs de troubles. Et aussi sur les Roms. François Hollande a été élu en grande partie grâce aux voix des Arabes et des Noirs ; il a fait ses meilleurs scores en Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion et dans le 93 et 94. Mais malgré cela, on ne voit pas que les émeutes populaires ont eu lieu en grande partie du fait de la confrontation entre jeunes et police. On ne fait rien. C’est paradoxal et c’est frustrant pour les gens qui aujourd’hui subissent les conséquences d’une inaction qui a maintenant 30 ans. 30 ans d’une poli¬tique de la ville qui n’a pas fonctionné.
P.B: Pourquoi ces incompréhensions ? L’amnésie en France sur l’histoire coloniale existe aussi dans les quartiers. L’histoire de ces quartiers n’est pas rentrée dans l’histoire nationale. Ils sont complètement à la marge : pourtant on parle d’une histoire qui concerne 15 à 20 millions d’habitants. Sans parler des Outre-mer. Et aujourd’hui, inversement, ces gamins ne veulent plus entendre parler de l’histoire de France. Donc il y a une dichotomie dans ce pays : l’histoire est à peu près faite pour 2/3 de la nation. Mais il y a 1/3 qui n’en fait plus partie : on n’écrit pas, on ne conserve pas, notamment sur les quartiers populaires de France. On n’écrit pas, on ne transmet pas, et finalement on déteste le lieu où l’on vit. Quand vous ne connaissez pas l’histoire d’un territoire vous ne l’aimez pas. En plus quand il y a des politiques de rénovation urbaine, on n’écrit pas en disant que ça ne sert à rien car on va détruire. Et après, le « bon républicain » pleure en disant : « Ils n’écoutent plus l’histoire de France ». Sauf que si tu ne leur donnes pas une place, pourquoi veux-tu qu’ils l’écoute ? Inscrivez-les dans notre histoire collective et ils écouteront peut-être votre histoire. Or on fait exactement l’inverse. On les a éjectés de notre histoire nationale dans le passé et on les éjecte dans le présent et on leur reproche en plus de ne pas s’intéresser à l’histoire de France. On est en train de fabriquer une vraie fracture de mémoire.

Que représente alors l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immi¬gration en 2007, rebaptisée Musée de l’histoire de l’immigration en 2013 ?
P.B: Si la CNHI avait été un musée de l’immigration ça aurait été bien mais c’est un musée de l’intégration. Pourquoi est-ce qu’il faudrait saupoudrer de l’argent à ce musée particulièrement ? Parce que c’est pour les Arabes et les Noirs ? Parlons plutôt de la programmation. Pourquoi j’arrive à faire en une exposition le même nombre de fréquentation qu’eux en cinq ans ? Et pourtant avec des sujets durs et âpres, comme celui d’Exhibitions(8). Pourquoi on arrive à faire venir du monde ? Peut-être parce qu’on pose les questions autrement. Peut-être parce qu’on n’essaye pas de ruser avec la manière de raconter l’histoire… peut-être parce qu’on va jusqu’au bout de la dialectique qu’on veut poser. Peut-être aussi parce qu’on n’a pas l’ambiguïté de s’installer dans un palais qui est le Palais des Colonies (9). Il y a un anachronisme profond total. C’est presque une négation de ce qu’est l’histoire de France. Au moins le public est peut-être plus intelligent, il n’y va pas. Comme pour la Marche, c’est avec nos pieds que l’on va vous répondre. C’est comme un journal qui n’est pas lu… Si on avait voulu faire de la Marche quelque chose de très fort, on pouvait le faire. Les ambiguïtés qui pèsent encore sur ce trentième anniversaire sont très nombreuses. Attendons le cinquantième.

La question était de savoir comment l’ancrer dans l’imaginaire collectif…
R.D: Il a quand même fallu 20 ans pour que Martin Luther King devienne une figure populaire de l’imaginaire américain. Il est aujourd’hui le seul Noir, qui n’a pas été Président et qui a un mémorial à son nom.
P.B: Si vous voulez savoir M. le président ce que l’on fait lors du trentième anniversaire d’une Marche, on annonce que l’on construit enfin un grand musée de cette histoire. Aux États-Unis il a fallu 50 ans pour construire un musée afro-américain. Ce n’est pas rien : 55 millions de dollars et 60 mètres de long. C’est comme ça que l’on marque une nation et que l’on reconnaît que ceux qui ont marché sont dans la nation, que la nation en est fière. Ce musée est construit à 800 mètres de la Maison Blanche. Nous devons aller vers un endroit qui soit capable de raconter ces histoires ; replacer cette marche, la lutte contre l’esclavage, la guerre l’Algérie… ces histoires communes jusqu’à Godefroy De Bouillon. Elles font partie de nos identités, de nos métissages collectifs.

Êtes-vous confiants ?
P.B: Oui, sinon on ne ferait pas ce que l’on fait. Cette histoire est tellement douloureuse, tellement violente, tellement complexe, je comprends que d’en parler fait peur.
R.D: Certes c’est douloureux mais on est dans un pays qui s’illustre dans le déni. La façon dont on appréhende en France le racisme est très particulière, elle se fait dans le déni.
P.B: Cela prend du temps, je serai peut-être retraité quand un musée des histoires des colonisations sera inauguré en France. Peu importe. La manière d’amener le public à ce lieu est aussi importante que de créer le lieu. Les musées n’ont en soi aucun intérêt. C’est tout le cheminement qui conduit à un musée qui est important. Par exemple, le quai Branly est né de quelque chose d’ambigu, de malsain presque. Et pourtant aujourd’hui dans ses syncrétismes compliqués il peut aussi produire des choses exceptionnelles. Ce genre de paradoxes est aussi un des intérêts de ce pays, qui est de fait très paradoxal. Quand on a vu arriver tout ça sur la Marche, on s’est dit qu’il allait y avoir un problème : personne n’allait comprendre l’histoire sur le temps long. Nous sommes ensemble depuis 13 siècles, il est temps que l’on se donne la main. Aujourd’hui on a l’impression qu’il n’y a pas d’avant et pas d’après 1983. Notre travail est d’expliquer que cette marche a une dimension collective…ils n’ont pas marché pour rencontrer l’homme blanc.

(1) Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique Contemporaine est un collectif qui travaille depuis 1989 sur les représentations, les discours et les imaginaires coloniaux et post-coloniaux, ainsi que sur les immigrations des Suds en France.
(2) La main jaune sur laquelle figure le slogan « Touche pas à mon pote » était l’emblème de l’association SOS Racisme lancée en 1985.
(3)Le 14 novembre 1983 le jeune Algérien Habib Grimzi a été assassiné par défenestration du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à l’engagement de la Légion étrangère, pour des motifs racistes.
(4) Pendant les grèves de l’hiver 1982-1983 dans les usines automobiles de Talbot de Poissy et Citroën d’Aulnay-Sous-Bois, le Premier ministre Pierre Mauroy, a imputé l’initiative à des « mouvements chiites ».
(5)Rokhaya Diallo, pour son film Les Marches de la liberté, a mis en contact des jeunes Américains avec Toumi Djaïdja.
(6)Le Majordome (Lee Daniels’ The Butler) est un film dramatique historique américain écrit, produit et réalisé par Lee Daniels, 2013.
(7)L’Invasion noire, la guerre au 20e siècle, par le Capitaine Danrit, Ed. Ernest Flammarion,1895
(8)L’exposition Exhibitions. L’invention du sauvage organisée au musée du Quai Branly à Paris du du 29 novembre 2011 au 3 juin 2012 avait pour commissaires d’exposition Lilian Thuram, Nanette Jacomijn Snoep et Pascal Blanchard.
(9)Le palais des Colonies, bâtiment construit pour survivre à l’Exposition coloniale de 1931 constituait le lieu de synthèse de l’exposition. Le palais changea d’attributions au gré des évolutions de l’histoire. Il abrite actuellement le Musée de l’histoire de l’immigration ainsi que L’Aquarium tropical.
///Article N° : 12004

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