Une transmission qui nie l’individu

Entretien d'Olivier Barlet avec Alain Gomis

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Voilà un personnage très sûr de lui au départ mais qui devra se casser la figure pour finalement s’y retrouver. Quelle était votre volonté à travers un tel destin ?
C’est l’histoire d’un jeune homme dont l’action et la volonté sont déterminées par beaucoup de choses : aussi bien sa provenance, sa nationalité, la société dans laquelle il a grandi et sa culture, tant au niveau de l’organisation sociale que familiale. Il est déterminé et il défend des idées justes. C’est un jeune homme qui est étudiant en France mais qui se dit qu’il faut retourner au Sénégal, pour reconstruire son pays. Pour lui, c’est une mission nécessaire. Et pourtant, cette idée, belle et juste, n’est pas forcément dictée par ce qu’il est profondément mais plutôt par ce qu’il est « contextuellement ». En fait, il a besoin de se défaire de tout ce déterminisme pour être, non pas une idée ou une volonté, mais un être humain tout simplement. Et c’est un travail difficile, parce que ne pas faire toutes ces belles choses, c’est trahir, ne pas être capable, ne pas avoir les épaules, c’est renoncer, et donc admettre une situation. Or, il est extrêmement difficile de se rendre compte que le personnage qu’on s’était forgé, l’image que l’on avait de soi, est fausse alors que cette image était assez belle et gratifiante. C’était une image de soi qui faisait plaisir ; alors s’en détacher, c’est forcément la détruire. Il faut briser l’armure et cela doit se faire dans la violence : il doit cracher sur ce qu’il était, il doit pouvoir montrer aux autres qu’il est aussi mauvais. Il a le droit de vivre ce qu’il a envie de vivre et peu importe l’endroit d’où il vient même s’il s’y passe des choses extrêmement importantes. D’où qu’on vienne, il y a des réalités qui s’imposent et, pourtant, je pense qu’on a quand même le droit de vivre, même si c’est parfois difficile.
Devoir casser l’image de soi, ou l’image de l’autre, pour pouvoir la reconstruire ensuite est un phénomène que l’on retrouve dans de nombreuses démarches artistiques. Mais dans votre film, cela se complexifie avec l' »entre-deux » culturel avec les problèmes de spécificités, d’identité. Votre approche est radicale au départ avec des textes comme ceux de Sékou Touré, Lumumba… Pourquoi cette volonté de partir du texte ?
Parce qu’au départ, plus qu’un être humain, c’est une volonté théorique et rhétorique. C’est quelqu’un qui ne construit pas son personnage par l’action. Au contraire, c’est dans l’action que son personnage se détruit. J’ai voulu partir des mots, parce que c’est avec eux que mon personnage s’est formé et non pas avec des sentiments simples et premiers.
Son père est tellement éloigné qu’il ne joue plus son rôle. N’est-ce pas alors le texte qui le remplace ?
Le père et le texte ne remplissent pas la même fonction. La transmission entre le père et le fils dit que nous n’existons pas personnellement, que nous ne sommes, d’abord, que le maillon d’une chaîne qui existait avant nous, et qui existera après nous. Il n’y a qu’une continuité à assurer et dans cette lutte, qui est une lutte politique ancienne puisque je fais référence à des textes politiques des années 60, il y avait cette même volonté d’inscrire une société dans son histoire. Par exemple, dans la dernière lettre de Lumumba à sa femme, il parle de ses enfants, de ses propres enfants, mais plus largement des enfants du Congo, en leur demandant de reprendre et de continuer le combat que lui-même a mené. Donc, chez le père, ça prend plus une forme de continuité d’une sorte de « tradition » (même si je n’aime pas ce mot parfois ambigu), ou d’une identité sociale, plus que d’une tradition; il s’agirait de perpétuer un regard et un état sur les choses et c’est pour ça que les discours politiques prennent si bien sur mon personnage, c’est parce qu’ils sont tout à fait en accord avec le type de transmission qu’il a pu connaître familièrement
D’où son envie d’enseignement ?
Oui, d’où son envie d’enseignement ensuite.
Il y a un constat assez pessimiste dans le film : cette absence d’évolution du rapport de colonisé à travers la société française. L’on perçoit comment le personnage ressent en lui-même les exclusions. On ne conçoit pas d’éléments d’évolution.
Je ne sais si c’est pessimiste parce que, dans le regard que je mets en avant, je n’ai aucune idée de quelle façon ça peut évoluer. Je n’ai aucune vision idyllique, ni forcément optimiste, ni pessimiste… Il me semble que c’est plus un constat, qui n’est pas nécessairement valable pour tout le monde mais qui l’est pour le personnage. Aujourd’hui, la situation est beaucoup moins simple que ce qu’on peut penser. Souvent, les Français s’étonnent de voir vivre en France des gens du Sud, notamment d’Afrique. Et, pour beaucoup d’entre eux, qui se considèrent comme progressistes, il faut absolument aider ces gens qui veulent rester, mais il ne se rendent pas compte que rester peut être un problème : l’intégration, que l’on réclame à corps et à cri, n’est pas évidente pour tout le monde. Certains n’ont pas envie de s’intégrer parce qu’ils ont envie de rester ce qu’ils sont et ils savent très bien que chaque jour ils perdent un peu de leur identité. Pourtant, c’est à eux de faire en sorte de s’en sortir. Personne ne peut s’en sortir en ne faisant que dénoncer ce qui existe : c’est la mort de ne faire que dans l’observation et pas dans l’action.

Mais les projections sont encore vivaces.
Oui, et malheureusement, les choses changent en surface mais pas dans le fond parce qu’il y a une profonde méconnaissance, même chez les gens de bonne volonté… On demande aux enfants de se cotiser pour les petits enfants africains. En soi pourquoi pas, mais le problème c’est quand ce n’est pas mis en balance avec autre chose, quand les rapports vont tous dans ce sens-là, comment grandir sans avoir ce regard misérabiliste, et ce sentiment de supériorité ou de supériorité rentrée ? Comment, quand on sent qu’il y a un problème, essayer de trouver des solutions adaptées sans être raciste ? Mais, je ne suis pas forcément pessimiste pour autant, parce qu’il suffit d’une génération, il suffit qu’à l’école on apprenne les choses correctement. Je suis métis et aujourd’hui j’ai des dread-locks. Si je suis dans le métro, je peux me faire arrêter par les policiers qui vont me demander si j’ai des substances illicites sur moi. Et puis, dix mètres plus loin, un Français de souche va me dire « ces flics sont des salauds » et prendre ma défense. Mais, à la fin de la conversation, il va me demander si j’ai des feuilles… Il aura eu le même regard que le flic; sauf que d’un côté, c’était terrible et de l’autre côté, c’était cool. Mais, ils m’ont regardé de la même façon et le deuxième type, qui est plutôt sympathique, il pourra aller manifester pour moi, mais il n’aura absolument pas conscience de ce qu’il a dans la tête. C’est ça qui est dur, pourtant, ce ne sont pas des actes de violence. Dans le film, le personnage est confronté à des administrations, mais elles ne sont pas violentes …
Vous filmez très près des corps. On a l’impression que vous voulez capter cette intimité, l’intériorité même des personnages…
C’est quelque chose d’assez naturel, j’avais l’impression que ce qu’ils vivaient était dans leur intérieur forcément, mais en même temps, ça devenait épidermique. Donc, je voulais non seulement capter le regard mais les peaux et tout ce qui concerne la carnation. J’ai eu souvent peur, dans ce film, qu’on prenne mon personnage pour un Africain, un Africain au sens large alors que je voulais que ce soit avant tout un homme, tout simplement. Un homme avec des mains, des bras et les questionnements de tout le monde.
Vous avez tourné en vidéo numérique ?
Pour deux tiers, le film est en super 16 et pour un tiers en vidéo numérique. Puisque c’est en fait l’histoire d’un homme qui passe de l’idée de héros à celle d’un homme de tous les jours, j’ai essayé d’introduire doucement la DV. Non seulement c’est une image différente, plus plate, mais elle ressemble davantage, à travers la culture télévisuelle qu’on a, à l’idée du quotidien : on n’a pas le même rapport au temps. Globalement, l’idée était d’accompagner, en introduisant de plus en plus la DV dans le film, l’arrivée dans le quotidien de ce personnage.
Vous avez présenté au Fespaco un film intitulé « Tourbillon ». Comment vous vous situez par rapport à la sphère du « cinéma Africain » ?
Je ne me situe pas , c’est une nébuleuse pour moi. J’y ai des amis, je n’ai l’impression ni d’y appartenir, ni de ne pas y appartenir… Mais le « cinéma africain » est devenu un genre d’expression, ce que je trouve très étrange. Je n’ai pas envie d’être un auteur-réalisateur africain, j’ai juste envie d’être un réalisateur, d’essayer de faire des films et de m’améliorer. Ce qui est bizarre, c’est qu’il faut se définir en tant que nationalité pour être contacté. Or, je ne me situe pas comme ça.

///Article N° : 122

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