Cyrille Bissette, héros de l’abolition de l’esclavage (3/3)

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Il y a 190 ans l’affaire Bissette sonnait le démarrage du mouvement abolitionniste aux Antilles. Curieux destin que celui du Martiniquais Cyrille Bissette : neveu illégitime de Joséphine de Beauharnais, ce combattant ininterrompu de l’esclavage fut marqué au fer rouge et condamné au bagne puis élu député de la 2nde République de 1848. Adversaire acharné de Schœlcher, il tomba par la suite dans un oubli injuste qui dure encore de nos jours. Retour (en 3 volets(1)) sur un personnage qui fit honneur à la République.

Épisode 3 – Le long chemin vers la liberté.

Les résultats commencent à apparaître, progressivement, l’appareil législatif se met en place. Le 2 novembre 1830, les règlements empêchant une égalité totale entre gens de couleur libres et européens sont abolis, ouvrant la voie à ce qu’on appelle « l’affranchissement moral ». Le 8 mars 1832 est promulguée la loi qui déclare libres, les Noirs qui seraient trouvés à bord des navires négriers (les Anglais ont aboli la traite en 1 807 et la France a signé au traité de Vienne en 1815 un engagement – non appliqué – à ne plus y recourir. En effet, plusieurs lois abolissant la traite négrière en France ne seront pas suivies d’effet, d’abord en 1818 puis le 25 avril 1827 et encore en 1831.) Le 12 juillet 1832 une loi définit les formalités pour l’affranchissement des esclaves. Le 23 avril 1833, par Ordonnance royale, la France abolit les peines de mutilation et de la marque des esclaves. Le 28 août 1833 L’Angleterre décrète l’abolition de l’esclavage. Cette décision influencera grandement le climat en France dans le sens de l’abolition, même si les considérations économiques l’emportent encore.
En parallèle, Bissette commence son opposition avec Schœlcher qui durera des années. En 1842, il critique la sortie du livre de Schœlcher, L’abolition immédiate de l’esclavage. En 1843, il publie Réfutations du livre de Schœlcher, intitulé Colonies Françaises, où il se livre à des attaques contre celui-ci, même s’il se défend d’une inimitié personnelle envers Schœlcher. Il le précise d’ailleurs dans un courrier de 1843 qui lui est personnellement adressé : « Je n’ai et ne puis avoir contre vous personnellement aucun motif d’inimitié mais contre ce que vous avez écrit sur les colonies, sur l’esclavage, sur les noirs et les mulâtres… » Bissette pense particulièrement à la dédicace de Schœlcher, dans son livre, L’abolition immédiate de l’esclavage : « Faites que ces hommes « qui ont la fibre fine, ces hommes bons et généreux » auxquels vous dédiez votre ouvrage affranchissent leurs esclaves… ». En tant qu’homme de couleur, Bissette ressent comme une injure le passage se rapportant aux femmes de ce milieu. Il le précise dans un autre texte, Deux mots sur une note de M. V. Schœlcher : « J’ai signalé à mes compatriotes noirs et mulâtres le danger pour eux de ce mauvais livre, écrit par un abolitionniste se disant ami de leur cause. […] Nous ne souffrirons jamais qu’on dise que toutes les femmes de couleur aux colonies sont des prostituées comme l’a publié M. Schœlcher l’abolitionniste. »
Bissette continua à s’opposer à Schœlcher dans un autre texte paru en 1843 : Déclaration de Bissette au sujet de sa dernière brochure sur l’ouvrage de M. Schœlcher.
Dans ses dernières publications, Bissette reprendra les mêmes critiques vis-à-vis de Schœlcher : celui d’avoir défavorablement critiqué des « hommes de couleur » libres des colonies, auxquels il reprochait de ne pas aider leurs frères esclaves à se libérer et d’avoir assimilé les « femmes de couleur » et autres « mulâtresses » à de simples maîtresses des blancs, capables de toutes les trahisons. Ce sera le prémisse d’une opposition qui rythmera la vie politique antillaise des années 1840 et qui sera néfaste à Bissette car Schœlcher, s’il affecta de mépriser les initiatives de Bissette, prit soin de l’écarter de toutes les initiatives qu’il prenait dans le domaine abolitionniste, déconseilla aux abolitionnistes britanniques de l’aider financièrement, adoptant une attitude de rejet qui peut expliquer en partie l’oubli injuste que Bissette connaîtra dans la mémoire nationale(2).
En 1845 il critique les lois Mackau sur l’esclavage, car, sous prétexte d’améliorer le sort des esclaves, elles tendent à perpétuer l’esclavage.
L’opinion publique commence cependant à se manifester en faveur de l’abolition et les pétitions se succèdent. Après celle des 191 Hommes de couleur de la Martinique du 24 novembre 1836, celle des ouvriers de Paris du 22 janvier 1844 et avant celle rédigée par Schœlcher en 1847, pour la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, le pasteur montalbanais Guillaume de Felice(3) et Cyrille Bissette lancent un appel aux abolitionnistes à l’intention du Parlement et des Conseils généraux en août 1846. Il sera suivi de la discussion à la chambre d’une pétition de Fabien recouverte de plus de 11 000 signatures en avril 1847.
Cette même année, Bissette fonde une nouvelle revue au titre sans équivoque, La revue abolitionniste (qui ne connaîtra que trois numéros et un seul rédacteur : lui-même) puis l’année suivante, il crée avec son fils Charles un club des amis des noirs au sein de la garde nationale de la Seine, club fréquenté par des personnalités comme Alexandre Dumas père et fils, ainsi que par plusieurs délégués des colons de Guadeloupe ou de Martinique(4).
Le 27 avril 1848, le gouvernement provisoire de la Seconde République adopte l’abolition immédiate de l’esclavage. Malheureusement, Bissette ne put faire partie de la commission d’émancipation, formé sous la présidence d’Arago, ministre de la marine. Bissette avait sollicité l’honneur d’y rentrer, il avait écrit à Schœlcher, fait jouer ses connaissances de la franc-maçonnerie, activé son club des amis des noirs…. En vain, sa requête resta sans réponse. Schœlcher, président de la commission, y était sans doute pour quelque chose, ne voulant pas associer ses travaux avec son rival martiniquais, « abolitionniste de grande valeur, ayant bien plus d’ancienneté que lui, qui lui aurait soufflé une grande partie de la gloire qu’il escomptait tirer de cette émancipation à si grande échelle(5). « 
Le combat politique.
En août 1848, Bissette se présente aux élections législatives. Il est élu en compagnie de Pierre-Marie Pory-Papy(6) et Victor Schœlcher mais son élection est invalidée en octobre par l’Assemblée constituante pour incapacité personnelle due à une faillite prononcée contre lui. Bissette proteste : « Il faut un second jugement qui me réhabilite et c’est ce que j’aurai avant mon départ » écrit-il dans une lettre publiée par le journal Les Antilles, le 2 décembre 1848(7). Le Tribunal de Commerce de la Seine invalide cette décision, ce qui permet à Bissette, de retourner à nouveau devant les électeurs.
Autorisé à voyager gratuitement avec sa famille, il arrive à Saint-Pierre de la Martinique le 21 mars sur le navire le Zampa. Son discours de réponse à l’allocution d’arrivée de l’un de ses partisans, un dénommé Thermes, donne le ton de sa campagne : « Consentons donc à un mutuel oubli du passé et jetons loin de nous nos funestes divisions, nos préjugés d’un temps qui n’est plus, les vieilles récriminations qui ne font jamais l’affaire des partis et bien moins encore le bonheur du pays qui doit dominer et faire taire toutes les passions. »
Durant les trois mois de sa campagne qui le mènera dans tous les coins de l’île jusqu’en juin, Bissette tient en effet un discours de réconciliation. Il est accueilli avec enthousiasme comme le précise le journal L’avenir de la Pointe-à-Pitre : « Pendant les quelques jours que M. Bissette a passé à Saint-Pierre, il a été l’objet d’une sorte d’idolâtrie.(8) » Il revoit Louis Marie Cicéron avec qui il s’était battu en duel en 1832, rencontre Pierre Dessalles qui l’avait condamné 26 ans auparavant et dîne avec certaines loges de francs-maçons. Il cherche à rassembler les différentes composantes ethniques des Antilles : békés, anciens et nouveaux affranchis. Il demande à avoir comme colistier un créole blanc et le comité des propriétaires lui associe le béké Auguste Pécoul. Le courrier de la Martinique soutient la cause de Bissette et dirige ses attaques contre Schœlcher.
Ils sont élus en juin 1849 confortablement en bénéficiant du soutien des nouveaux affranchis, de la masse des cultivateurs et des blancs. Ils obtiennent respectivement 16 527 et 13 482 voix contre Victor Schœlcher qui ne recueille que 3 617 voix. Schœlcher, battu en Martinique fut en revanche élu en Guadeloupe. Pendant les trois années où ils seront députés ensemble(9), Schœlcher demeurera un adversaire déterminé de Cyrille Bissette dont les initiatives antiesclavagistes concurrençaient directement les siennes. Il dénoncera en particulier sa compromission avec les anciens esclavagistes (10). En 1849, Schœlcher répond aux critiques de son ennemi dans La vérité aux ouvriers et cultivateurs de la Martinique, mine inépuisable de renseignements sur l’éthique et les idées politiques de Schœlcher. Peu après, d’autres personnes prendront sa défense. Ce sont Perrinon, ancien commissaire général de la République à la Martinique, avec Explications à propos d’un ancien libelle de Bissetteet Charles Gaumont, avec Abrégé des calomnies du Courrier de la Martinique contre M. Victor Schœlcher.
La rivalité entre les deux hommes perdra sa raison après le coup d’État du président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. Bissette s’éloigne alors de l’échiquier politique et devient greffier de justice de paix en 1 853. Il décède dans l’anonymat à Paris le 22 janvier 1858.
Son parcours fut traité dans très peu d’ouvrages par la suite. Une chape d’oubli est venue recouvrir son nom. Depuis quelques années, cependant, plusieurs ouvrages ont mis en valeur son combat et ont commencé à faire connaître son nom au grand public. En 2008, il sort définitivement de l’anonymat lorsque son nom a été donné à un rond-point de la commune de… Schœlcher (sic)(11). En 2002, à l’assemblée de la Martinique, une proposition de résolution relative à la reconnaissance du mérite historique de Cyrille Auguste Bissette dans l’abolition de l’esclavage à la Martinique avait déjà vu le jour(12).
Bissette, comment expliquer cet oubli injuste ?
Tout le combat de Bissette est issu, on l’a vu, de son parcours personnel mais aussi de ses origines. Il l’a, lui-même expliqué dans une lettre de 1844 adressée à Agénor de Gasparin, député abolitionniste, auteur d’un projet d’émancipation(13) : « Si mes bisaïeules qui étaient des négresses esclaves, n’avaient pas été affranchies, et elles l’ont été sans préparation, sans avoir fait aucun noviciat, sans avoir été soumises à aucun stage ; si elles n’avaient pas été affranchies, elles n’auraient pas eu d’enfants libres, et ces enfants, qui seraient restés dans la condition de leurs mères, n’auraient point constitué de familles ; mon père et ma mère seraient nés dans la même condition d’esclavage que mes ancêtres, et par conséquent je ne serais, moi, qu’un simple esclave inepte, qu’un être abruti par l’esclavage à qui on aurait contesté aujourd’hui le droit des hommes et l’aptitude nécessaire pour rentrer dans la vie sociale(14). « 
Il est difficile d’expliquer les raisons justifiant l’oubli dans lequel sont tombés le nom et la mémoire de Cyrille Bissette. Plusieurs pistes cependant, peuvent être évoquées.
La première qui vient à l’esprit tient peut-être à la couleur de sa peau. Trop foncé pour les uns, trop clair pour d’autres, le mulâtre (ou métis) Bissette ne rentre réellement dans aucune case. Écartelé entre deux mondes, il n’a été réellement revendiqué ni par les Martiniquais, ni par les Européens. Il n’est pas le seul dans ce cas. On oublie souvent qu’une partie des membres de la commission d’abolition de l’esclavage était des « gens de couleurs » : Auguste-François Perrinon, (premier métis à avoir fait Saint-Cyr), l’ouvrier Gaumont… Le premier député né esclave, Louisy Mathieu, est également tombé dans l’oubli, tout comme l’action abolitionniste de Pierre-Marie Pory-Popy, premier maire non-européen de Saint Pierre et de bien d’autres.
L’une des raisons évoquées tient également à son alliance avec Auguste Pécoul, représentant des propriétaires (de terres et donc d’esclaves) de l’époque, alliance que certains ont pu analyser comme relevant de la tactique électoraliste et qui ne colle pas complètement avec l’image de pur réformateur qu’il avait jusque-là.
Mais, selon moi, la raison est sans doute ailleurs. Opposant farouche à Schœlcher, Bissette était sans doute de trop dans le panthéon abolitionniste national. En effet, la « figure rédemptrice » de Schœlcher satisfaisait toutes les parties : la bourgeoisie intellectuelle locale longtemps assimilationniste d’un côté et de l’autre, le pouvoir politique national qui cultive l’idée que l’abolition de l’esclavage fut accordée par la république via l’action d’un de ces grands défenseurs qu’était Schœlcher. Dans l’imaginaire national, la fin de l’esclavage ne fut pas le résultat d’une lutte mais un geste de fraternité et de réconciliation nationale. Au nom de l’hommage rendu à l’incontestable combat plein de noblesse de Schœlcher, bien des événements ont été passés sous silence et peu enseignés. La République a libéré les esclaves ? Oui, certes, mais ce serait oublier les révoltes par dizaine (dont une victorieuse à Haïti) dans toutes les îles des Caraïbes et d’Amérique latine. En 1848, en Martinique, l’île était à feu et à sang, ce qui poussa le gouverneur à décréter la fin de l’esclavage le 23 mai avant même l’arrivée du décret.
Honorer la mémoire de personnalités comme Bissette, c’est aussi faire rentrer dans l’histoire le combat de milliers d’esclaves et de leurs descendants qui ne se résignèrent jamais à être autre chose que des hommes. Ca ne serait que justice, après tout leur combat fut aussi le nôtre…

(1)Retrouvez ici le 1er épisode et le 2e épisode
(2)Mais celui-ci ne n’était pas en reste. En août 1846, il écrivait à Etienne Arago (frère du futur ministre), rédacteur en chef de La réforme, journal qui publiait un feuilleton intitulé Docteur noir, dédié à Schœlcher que cet hommage lui semblait injustifié.
(3)Professeur à la faculté protestante de Montauban, celui-ci avait publié l’année précédente un ouvrage intitulé Emancipation immédiate qui avait impressionné Bissette.
(4) Les dirigeants du club invitèrent Victor Schœlcher à venir exposer le dossier sur l’abolition, celui-ci refusa, trouvant cette demande « inopportune ».
(5)Extrait (p.853) de La liberté assassinée : Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion en 1848-1856 par Oruno D. Lara, 2005, L’Harmattan.
(6)Avocat, il sera maire de Saint Pierre et député deux fois, dont la dernière fois durant la 3ème république. Il jouera un rôle important durant les émeutes de 1848 qui amènera l’abolition de l’esclavage à Saint Pierre en 1848.
(7)Cité dans Les Antilles au temps de Schœlcher, p. 78.
(8)Cité dans Les Antilles au temps de Schœlcher, p. 79.
(9)Avec Pécoul, Bissette sera à l’origine de la loi du 06 décembre 1850 qui reconnait la validité du mariage canonique des esclaves.
(10)On peut citer comme exemple de l’activité de représentant du peuple de Bissette un document intitulé A mes compatriotes. (Lettre de C.-C.-A. Bissette sur la question de la liberté politique et civile dans les colonies.) visible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58361518/f2.image.r=bissette.langFR
(11)En 2010, à l’occasion des commémorations du 10 mai, la ville de Schœlcher a tenu à lui rendre Hommage en organisant une conférence sur le thème « Cyrille Bissette : acteur de l’abolition de l’esclavage » : http://www.mairie-schoelcher.fr/default.asp?cont=6¶m=1741. A cette occasion, une plaque a été symboliquement apposée sur l’immeuble « Bissette » en présence de descendants directs de l’abolitionniste.
(12)Cf. http://www.assemblee-martinique.com/nuke/html/reso.html
(13)Sa notice sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ag%C3%A9nor_de_Gasparin
(14)Cet extrait est cité dans l’excellent ouvrage Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies, 1820-1851 de Nelly Schmidt.
///Article N° : 12202

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