Andrée Davanture face à l’esprit colonial

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C’est toute la famille des cinémas d’Afrique qui est en deuil : la chef monteuse française Andrée Davanture est décédée à Paris le 1er juillet 2014 à l’âge de 81 ans.

« J’ai vu Borrom Sarret et je me souviens avoir pleuré. » Pour Andrée Davanture aussi, il y eut un déclic et ce fut celui-ci : une émotion. « C’est un cinéma qui m’a profondément bouleversée, un cinéma de l’essentiel. » Là est la clef qui les motive, ces « fous d’Afrique » qui consacrent leur vie au service des créations culturelles africaines contemporaines.
« Dans la profession, poursuivait Andrée, beaucoup n’ont pas compris le choix que je faisais. » Effectivement, contre vents et marées, elle s’est battue pour une certaine relation aux cinéastes dont l’altérité en déroutait plus d’un. « Je suis complètement idéaliste ! Le temps passe et je le reste ! La vie est tellement courte : si ce n’est l’intérêt de grandir tous les jours, quelle force a-t-on pour lutter contre la mort si ce n’est la densité et l’importance de ce qu’on vit ? »
Après sa mort le 1er juillet 2014 à l’âge de 81 ans, cet entretien de 1995 résonne encore plus fort. (1) Déjà, alors que je préparais mon premier livre sur les cinémas d’Afrique, l’accueil d’Andrée et cette façon de me dire avec les bons mots ce que je ressentais moi-même m’avait procuré une magnifique énergie.
Elle avait à la fois la chaleur et l’exigence de l’engagement. Je me souviens d’une de ses remarques sans appel alors que je me plaignais de l’heure tardive d’un événement : « tu es journaliste, ou quoi ? » Elle appliquait cela à son métier de monteuse, mais dans une profonde écoute du cinéaste et de son aspiration à rendre compte de sa culture : « Sur un plan très long suivant une camionnette, par exemple, je proposais à Pascal Abikanlou de couper mais il s’y opposait. Je me disais que sa raison était peut-être aussi valable que la mienne. Et on laissait passer la camionnette ! » Cette capacité à privilégier les données culturelles sur les règles académiques du montage sera à la fois la marque du travail d’Andrée mais aussi la source de tous les reproches d’encourager un « cinéma calebasse », expression dont elle abhorrait le mépris qu’elle y entendait pour des films affirmant leur différence, expression qu’il était absurde de lui appliquer quand on pense qu’elle a monté tous ceux de Souleymane Cissé !
Andrée s’est ainsi opposée à tout ce qui poussait les cinématographies du Sud à s’uniformiser. Elle tirait cette force de cette expérience proche de ce que Férid Boughedir me disait un jour : « Quand Gaston Kaboré filme Wend Kuuni et que, par rapport aux règles de montage classique, il reste sur le gros plan du garçon plus longtemps que prévu, à ce moment-là, brusquement, quelque chose de magique arrive : c’était une grande leçon pour moi ! Lui avait la perception qu’il fallait couper plus tard, et ces quelques secondes « de trop » font jaillir une émotion que je n’avais pas vu ailleurs. » (2) Ce sont ces secondes en plus et une manière de filmer qui font « la grâce » dont parlait Serge Daney à propos de Yeelen « en opérant non une esthétisation du monde mais une inscription immédiate des corps dans leur environnement. Si bien que le passage du « naturel » au « surnaturel » se fait sans roulement de tambours, qu’un regard suffit à transpercer le rival ou à posséder la femme, que la beauté des acteurs a l’élégance de ce qui se suffit à soi-même. » (3)
C’est exactement ce que décrit Andrée Davanture dans ce magnifique passage audio que nous offre Simon Duflo sur le site transmettrelecinema.com et qui permet de l’entendre à nouveau. (4) Elle y parle justement de Yeelen : « On ne mesure pas la force d’un tel film pour les gens qui sont de cette culture : il faut y être attentif ». Ce respect marquait son travail : « Ne jamais prendre le pouvoir sur le réalisateur : on a toujours passé beaucoup de temps à parler. (…) L’important est d’aller aussi loin que possible mais surtout ne pas changer le sens. » Et pour cela, « il faut rester simple ».
« Les préoccupations d’un pays, le sens du temps et du rythme ne sont pas les nôtres : il est essentiel de prendre cela en compte et de le respecter, disait-elle aussi. » Respecter la culture du réalisateur, cela revient ainsi à lui permettre d’exprimer cette « aura » dont parle Walter Benjamin à propos de la perception de l’oeuvre d’art. (5) Et cela en pleine conscience que cette « aura » puise dans « la valeur traditionnelle de l’héritage culturel » (Benjamin). Il ne s’agissait bien sûr pas pour Andrée d’idéaliser la tradition, ce que ne font jamais des films qui se sont au contraire attachés à en critiquer les règles réductrices et obsolètes, mais de permettre à ce que Benjamin appelle « la valeur cultuelle » (par opposition à « la valeur d’exposition ») de s’exprimer. Cela ne signifiait pas mettre de côté la valeur du réel, mais d’être à l’écoute de la force d’expression des symboliques qui ouvrent à la compréhension de la place de l’homme dans l’univers, ce que tissent par exemple tous les films de Souleymane Cissé autour de la question du pouvoir. Andrée résonnait ainsi tout particulièrement à l’attention de Cissé pour les corps : attitudes, regards, gestes.
« En tant que monteur, on n’est pas en rapport avec un pays mais avec un créateur », disait Andrée, qui ajoutait : « Un réalisateur africain n’est pas spécialement africain : c’est un créateur. Face à l’Afrique, très peu de gens se trouvent dans cette situation : ils sont là pour apporter un savoir, régler un problème, soi-disant informer… Un rapport de domination. Un monteur qui vit ce rapport est un mauvais monteur ! » Et d’insister sur la diversité des films : « On ne peut ainsi tirer de généralités sur le cinéma africain. Il y a trop peu de films pour qu’on puisse définir des courants : il n’y a que des cas d’espèce ! » Et Andrée d’ajouter : « Le plus beau cadeau qu’on puisse leur faire est de leur laisser faire le cinéma dont ils ont envie. On trouve de plus en plus des films sans identité. Un patrimoine qui est à construire ne se pose pas en termes de rentabilité. »
Ce fut le fond de son conflit avec le ministère de la Coopération. Après les Indépendances et la mise en place de la stratégie gaullienne d’échanger l’appui des pays anciennement colonisés dans les organisations internationales contre des aides au développement, le ministère avait créé une cellule technique de soutien à l’émergence de cinématographies dans les « pays du champ ». Andrée y sera convoquée par Lucien Patry, un ancien de l’IDHEC qui fut (avec Jean-René Debrix jusqu’à son décès en 1978) l’âme du bureau du cinéma de 1962 à 1987, comme monteuse. Mais en 1980, un incendie ravage la cellule technique, et le ministère préfère fermer la cellule : « Le cinéma africain se développait, les demandes d’aide décuplaient. Le ministère a peut-être craint cette ampleur. » Il subventionnera dès lors avec le CNC une association loi 1901, Atria, créée par Andrée avec les cinéastes, et qu’elle animera avec Claude Legallou et Annabel Thomas, qui dispose de bancs de montage et se fait relais des cinéastes auprès du milieu professionnel français. Une société de production, Atriascop fera office de producteur exécutif quand le cinéaste n’a pas de producteur. Et c’est ainsi que les appartements du 16 boulevard Jules Ferry, non loin de la Place de la République, vont fourmiller de réalisateurs venus d’Afrique. Atria sera ainsi un bout d’Afrique à Paris, un forum permanent, lieu de rencontres privilégié mais aussi de travail acharné. Lorsque je rédigeais mon livre paru en 1996, il me suffisait de m’asseoir dans le grand salon pour interviewer les cinéastes : tous passaient par là !
Mais à partir de 1987, le malentendu grandit entre le ministère et Atria. « On nous subit plus qu’on ne nous soutient », dira Andrée (6). « Dans les rares rencontres que nous avons pu avoir avec les représentants du ministère de la Coopération dans les années 90, il apparaissait que ne trouvaient grâce à leurs yeux que les films susceptibles de « rencontrer le public français », d’être présents dans les festivals européens et avant tout à Cannes ». Atria, qui soutient tout type de film, ne répond pas à l’exigence du ministère de valoriser l’image de la France dans son soutien aux cinématographies du Sud. Andrée se battra toujours pour une qualité maximum des films et donc un financement en proportion, mais elle soutiendra aussi un cinéma populaire et indiquait ainsi : « Par contre, lorsqu’on nous reproche de permettre à des films bancaux de se faire, on a raison car notre philosophie est justement de permettre aussi à ce type de cinéma d’exister ! C’est là que se situent les désaccords ». En fait, remarquait-elle, « les choix politiques, les stratégies, n’étaient du ressort que du responsable du Bureau du Cinéma et variaient donc selon la personnalité de ceux qui occupaient ce poste. » La fusion en 1999 des ministères de la Coopération et des Affaires étrangères, et donc de leurs bureaux du cinéma, se préparera sans la réflexion nécessaire avec la profession et débouchera sur le lâchage absolu d’Atria : la subvention est supprimée du jour au lendemain en 1998 et les bureaux doivent fermer en 1999.
Pour Andrée comme pour les cinéastes, c’est un choc terrible. Elle tentera de remonter une structure mais ne pourra que continuer son action à petite échelle, ce qui ne l’empêchera pas de monter les films de jeunes cinéastes prometteurs comme les Algériens Tariq Teguia, Mohamed Latrèche, Damien Onouri, tout en poursuivant son travail avec Souleymane Cissé ou Régina Fanta Nacro. En 2005, un hommage lui fut rendu au Fespaco où elle avait assuré le montage de trois films en compétition (La Nuit de la vérité, Tasuma et Le Prince). La déclaration du jury indiquait : « Le jury tient à rendre un vibrant hommage à une grande dame du cinéma africain » en lui attribuant le prix du montage pour Le Prince.
Tous ceux qui l’ont côtoyée savent son engagement, mais aussi dans quel contexte il se situait, celui d’une Histoire française bourrée d’ambiguïtés : « Le poids du passé colonial, notre condescendance, est terrible, disait-elle. C’est toute l’ambiguïté de la francophonie. Si les Africains ne parlaient pas français, on serait plus conscients de la différence ! Notre discours est encore moralisateur et nos pratiques interventionnistes ! » (1)

1. Entretien d’Olivier Barlet avec Andrée Davanture, Paris, octobre 1995, [entretien n°2539].
2. Entretien d’Olivier Barlet avec Férid Boughedir, Paris, juillet 1998, [entretien n°577].
3. Serge Daney, « Cissé très bien, qu’on se le dise« , in : Libération du 9-10 mai 1987.
4. Cf. [http://www.transmettrelecinema.com/video/souvenirs-de-montage-entretien-avec-andree-davanture/].
5. Walter Benjamin, « L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technnique » (dernière version de 1939), in : Oeuvres III, Folio Gallimard, p.269-316.
6. « Le lâchage d’Atria », entretien d’Olivier Barlet avec Andrée Davanture, [entretien n°2145].
///Article N° : 12314

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