Lire en été 7 : L’ombre d’une différence

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L’été est souvent l’occasion de prendre davantage le temps de lire. Africultures, jusqu’en août, vous conseille chaque semaine quelques œuvres parues ces derniers mois et de grands entretiens.
Découvrez L’ombre de la différence, de Sefi Atta, romancière, nouvelliste et dramaturge nigériane. Publié chez Interlink books en 2012, sous le titre A bit of différence, ce troisième roman, dans la lignée de Le meilleur reste à venir, primé en 2006, explore la question de l’identité entre deux espaces : celui de Londres où l’héroïne vit et celui de Lagos d’où elle vient. La famille, l’image de soi et de l’Autre, la complexité de notre monde contemporain sont quelques-unes des interpellations soulevées par ce roman.

La question identitaire ou la construction de l’être social
« Elle n’a jamais eu aucun doute concernant son identité contrairement à d’autres. Elle n’a pas encore trouvé la description adéquate de son statut à l’étranger. »
Deola, l’héroïne de Sefi Atta, questionne le monde : ses mouvements, ses codes, ses préjugés et ses clichés mais aussi ses réalités qu’elles soient tragiques, idylliques ou comiques. Et ce, de Londres où elle vit et de Lagos où elle a grandi et où elle retourne régulièrement. L’esprit critique et aguerri est de mise pour cette Nigériane d’une quarantaine d’années expatriée. Et c’est à travers ce regard que Sefi Atta avec humour, tendresse et franc-parler, pose des questions de fond en toute subtilité : Comment se perçoit-on ? Quel impact notre regard a-t-il sur autrui ?

« En tant qu’Africaine, tu ne pourras jamais accéder au sommet à l’étranger, à moins que tu fasses exactement ce qu’on te dit »

Ainsi, installée à Londres, Deola pourtant pleine de convictions, n’hésite pas à se travestir, arborant un léger « accent phonétique » lorsqu’elle parle à ses collègues, de peur qu’on ne pense qu’ « elle manque d’intelligence », tandis que Bandele, l’ami-amant fidèle, renie ses origines nigérianes, fondement même d’un mal-être qui l’ostracise. Les passants apparaissent comme ces « autres » scrutés et souvent réduits à leurs origines, leurs couleurs de peau, leurs religions ou leurs habits traditionnels. Les Nigérians eux, sont dépeints de manière particulièrement négative : ils « pratiqu[ent]le juju » (la sorcellerie] tout en restant excessivement religieux, comme le montrent « les films Nollywood, [dans lesquels]Dieu s’occupe de tout », ils n’ont aucune notions du respects de la loi : « les seuls qui disent ne pas être corrompus n’ont pas encore l’occasion de se laisser corrompre, c’est pour ça qu’ils se plaignent », ils ne sont pas sympathiques ni avec les « leurs » (elle fait notamment référence à une certaine forme d’esclavages, à travers certains personnages déshumanisés, parce que domestiques) ni avec les autres : « Ils se snobent entre Nigérians, ils snobent les autres Africains, les autres Noirs, les autres races. Ils snoberaient les extraterrestres s’ils le pouvaient. » Les personnages se succèdent devant les yeux réprobateurs de l’héroïne, se rencontrent, se parlent et interagissent.
Ces questions et interpellations, ce besoin de définir l’Autre révèlent toute la solitude, l’insatisfaction les frustrations aussi de Deola. Son besoin de se définir entre « ses » mondes : Londres et puis Lagos. Cette distance par le cynisme et l’humour parfois que prend le personnage principale demeure nécessaire pour la construction de sa propre identité, car accepter de redécouvrir « la terre mère » avec les yeux de l’Occident, comme elle l’a fait à son arrivée à Londres, c’est accepter de faire partie de ces deux cultures et accepter de réfléchir et de voir le monde comme quelqu’un qui en est issu.
Le mal du pays et le thème du double

« Comme d’habitude, elle est impatiente de quitter Lagos à la fin de son séjour mais une fois à Londres, Lagos lui manque »
L’efficacité et l’originalité du roman de Sefi Atta résident aussi dans cette idée de culture, d’histoire et d’interaction comme éléments fondateurs de l’identité. Dans l’écriture même, l’auteure n’hésite pas à créer un imaginaire métissé (langues africaines, références culturelles et littéraires diverses…) tout en gardant un esprit très critique. La rencontre des imaginaires entre l’Afrique et l’Occident ne se fait généralement qu’au travers de contestations, de constructions et de déconstructions de clichés.
Thème récurrent, la notion du double parcourt les différents chapitres poussant le lecteur à aller au-delà de l’apparent pour se plonger dans une analyse plus sinueuse. Ainsi, le mal du pays ressenti par des personnages tels que Deola, Subu ou encore Bandele, qui malgré sa phobie n’en demeure pas moins empreint d’intérêt pour tout ce qui évoque le Nigeria, peut s’expliquer par le mal d’un pays, le leur. Sefi Atta, ne s’attarde pas sur les difficultés de Déola à vivre en tant qu’ « étrangère » en Angleterre, l’espace où pour « la première fois […] elle a pris conscience de la race, c’était au Nigeria. » La notion de double dans L’ombre de la différence est source d’incohérence et l’incohérence de mal-être. Malheureusement pour Deola, Subu et Bandele, la fuite qui semblait être une belle échappatoire, se révèle illusoire. Certes les maux des pays qui les ont forgés sont évoqués. Le Nigeria, terre de ce « passé » fait de souvenirs plus ou moins douloureux, est décrit comme dévasté par le SIDA, la corruption, les tensions sociales, ethniques et religieuses. L’Angleterre terre d’ « avenir » est source d’incertitude, d’un certain rejet, et revêt l’habit de donneur de leçon. Terre salvatrice et cosmopolite au premier abord, Londres devient vite un espace de sacrifices, d’obstacles et de préjugés.
Néanmoins, le mal le plus perturbant, le moins accessible aussi, est celui du monde intérieur, celui du « présent ». Atta pousse l’art de la description à son paroxysme. Tout y est détaillé : accents, gestuelles, accoutrements, paysages… Toujours à travers le regard d’un personnage, l’introspection ne semble pouvoir se faire ici qu’en regardant autour de soi, qu’en écoutant et regardant l’autre. Voilà pourquoi la relation qu’entretiennent tous les personnages expatriés dans ce roman avec le Nigeria, terre mère, est source de malaise. Certains à l’image de Bandele ou de Subu décident de le contourner, d’autres comme le fait Deola, l’affrontent. C’est à l’issu de ce travail que commence, selon l’auteur, la réelle construction de l’être.

L’Ombre d’une différence ou le féminisme
« C’est la photographie d’une Africaine devant une terre désertique. […] Sous l’image, une légende : je suis forte ».
À l’instar d’une Morrisson, d’une Angelou ou encore de Maryse Condé, l’écriture de Sefi Atta met la femme au centre, et les hommes en personnages secondaires. Subu, carriériste talentueuse, Jaiye dont le caractère impétueux bouleverse parfois la bienséance lagosienne ou encore Eno, femme de poigne qui n’hésite pas à affronter sa belle-famille conservatrice, les femmes de Sefi Atta paraissent inébranlables. Même si parfois cette force trompeuse laisse entrevoir une certaine fatalité. Deola, aurait tout d’une féministe. Indépendante, tout ce qui implique le mariage et la famille comme accomplissement de soi la rebute. Et pourtant, elle n’existe qu’à partir de sa rencontre amoureuse, celle qu’elle fait dans un Nigeria contemporain qu’elle redécouvre : « Il lui a dit qu’elle était belle. Aucun homme n’a jamais dit qu’elle était belle. » Jusque-là, personne ne la voyait, ne l’observait. C’était SON rôle. Celui d’une femme qui avait peur de se définir à travers un être aimé de peur de perdre l’image qu’elle s’était forgée d’elle-même en observant « ces » femmes qui voulaient être ou étaient mères et qui se battaient dans une sphère qui lui semblait moins importante que tout ce qui se passait à plus grande échelle. Elle se met alors à changer, à évoluer et cette guerre contre elle-même, son histoire, celle de ces sociétés injustes semble vaine : « Ça fait un moment que Deola n’a pas pensé à la guerre, et tout ce qu’elle veut, c’est voir le visage de Wale à nouveau. »
Un roman sur l’affirmation de soi, dans une quête intérieure, qui oblige à se confronter au monde complexe, aux frontières physiques et mentales. Un roman foncièrement contemporain.

///Article N° : 12320

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