Souleymane Koly :  » Le Kotèba parle de l’Afrique d’aujourd’hui « 

Entretien de Julien Le Gros avec Souleymane Koly

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Le metteur en scène guinéen Souleymane Koly est décédé à 69 ans le 1er août 2014 à Conakry. Son fleuron, la compagnie L’Ensemble Kotèba, vient de fêter ses quarante ans d’existence. À l’occasion d’un spectacle présenté en mai dernier au Centre Barbara Goutte d’Or de Paris dans le cadre du festival L’Afrique dans tous les sens, il avait accordé un entretien à Africultures.

Souleymane Koly, quelle est l’actualité de votre célèbre compagnie L’Ensemble Kotèba ?
Nous sommes en train de célébrer les quarante ans de cet ensemble créé en 1974 à Abidjan. Depuis le mois de mars, nous avons mené une série de manifestations en Côte d’Ivoire où L’Ensemble a été créé ; au Mali d’où est originaire ce concept de Kotèba (1) ; en Guinée Conakry, mon pays d’origine, et en France, pays qui l’a soutenu dès le début. Les célébrations dureront dans ces quatre pays jusqu’en 2015.

Comment a été créé le Kotèba d’Abidjan ?
En 1966, j’étudiais en France. Avec des amis, nous avons lancé la compagnie théâtrale : l’ Ensemble Kaloum Tam Tam. Nous réfléchissions à ce que devait être le théâtre africain. Quand je suis arrivé à Abidjan en novembre 1971, j’ai voulu continuer cette aventure. Abidjan m’a mis une gifle ! J’ai découvert une ville africaine totalement cosmopolite. En décembre de cette même année, le président Léopold Sédar Senghor a fait une visite officielle. À cette époque, la population sortait pour acclamer l’hôte. J’ai suivi le cortège avec mon épouse et nous avons constaté que toute l’Afrique était là ! J’ai voulu, dans ma démarche artistique, me faire le témoin de l’évolution de cette ville dont je suis tombé totalement amoureux. Dans une cour à Abidjan, je pouvais côtoyer un Ghanéen protestant et d’ethnie Akan, un Malien musulman et Bambara, un Peul de Guinée, un Mossi du Burkina Faso, un Bété de Côte d’Ivoire. Tout le monde vivait là. Les enfants grandissaient au rythme des baptêmes mossi, des mariages wolof. Cela formait une population très intéressante. C’était du pain béni. Je considère ça comme une espérance, celle de l’intégration africaine. J’ai très vite trouvé du travail. L’Afrique d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui. Je suis arrivé avec mon épouse sénégalaise un vendredi. Le lundi, chacun gardant sa nationalité, a trouvé un travail ! J’ai été engagé comme directeur à l’Institut national des arts. Elle a trouvé un emploi à l’Institut Goethe, comme elle étudiait l’allemand. En même temps, j’ai décidé de créer une compagnie artistique. Je ressentais un manque. Il y avait soit des spectacles folkloriques, tels que les grands ballets traditionnels, soit des tentatives pour imiter le théâtre conventionnel occidental. Entre les deux il n’y avait rien pour donner une couleur nouvelle aux arts scéniques africains. C’est dans cet espace que je me suis inscrit : la poursuite de l’expérience de Kaloum Tam Tam, l’expression de la ville d’Abidjan avec cette culture urbaine, alors émergente, et l’innovation à partir du patrimoine africain.

Apparemment, c’est la dureté du régime de Sékou Touré qui vous a conduit à partir en Côte d’Ivoire.
C’est vrai. Tout régime a ses zones d’ombre et de lumière. Les Guinéens devront un jour s’arrêter et faire un inventaire sur la période Sékou Touré et leur passé en général. L’exorciser, l’assumer pour pouvoir avancer. Il y avait des problèmes en Guinée. Je terminais mes études en France à l’époque où les intellectuels étaient emprisonnés. La plupart des gens de ma génération, ceux qui ont pu rentrer, sont allés au Sénégal, au Mali, et surtout en Côte d’Ivoire. C’est cette situation politique dans mon pays qui m’a conduit à m’installer en Côte d’Ivoire.

La force du Kotèba a a été sa pluridisciplinarité novatrice à l’époque en Afrique.
Nos premiers spectacles qui exprimaient ce concept, comme l’opéra mandingue Waramba, ont été un triomphe. Tout le monde s’y retrouvait. Je me suis mis à l’écoute d’Abidjan, de la manière dont les gens communiquent. Venant de différents horizons, ils ont créé un langage nouveau pour pouvoir se comprendre, avec un esprit de solidarité qui était neuf. Tout cela est contenu dans cette œuvre que nous avons ensuite continué. Je ne soupçonnais pas que ce serait aussi porteur et que cela correspondrait à ce point aux attentes des gens, du professeur d’université jusqu’à la vendeuse du marché, en passant par le chauffeur de taxi… Je suis parti du principe que quand nous parlons exclusivement une certaine langue, nous éliminons des acteurs qui ne la comprennent pas. Nous avons eu recours à toutes les disciplines scéniques : la danse, le mime, l’expression corporelle, le texte, en épousant parfois l’argot d’Abidjan, le nouchi et le mandingue qui est une langue véhiculaire. Elle se comprend au Sénégal, en Guinée-Bissau, en Guinée Conakry, puisque la capitale de l’Empire mandingue est à Niani, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina Faso… Au-delà des tensions ethniques, nous avons le devoir de donner leurs lettres de noblesse à ces belles langues de civilisation qui existent chez nous : le Pular, l’Haoussa, le Yoruba, le Lingala, le Kiswahili… Que les politiciens règlent leurs problèmes. De notre côté, celui des sociologues, des chercheurs, nous essayons de voir ce qui peut aider à la communication dans nos langues africaines. Cela ne veut pas dire que nous nous coupons des langues non africaines, mais nous sommes plus à l’aise dedans.

À vous entendre, nous sommes loin des récentes tensions ethniques qui ont meurtri la région.
Cela veut dire qu’à une époque, nous étions capables de vivre ensemble ! Pour moi, ce recul est dû à deux choses. La précarité : les difficultés économiques se sont empirées. Ensuite, il y a la manipulation du fait ethnique par les leaders politiques. Cela fait quelque chose d’explosif ! Quand les gens sont en difficulté, ils prennent moins le temps de réfléchir. Lorsque vous êtes dans cette situation alors que votre pays est riche, cela nourrit l’amertume. Un leader vient et dit : «  Vos problèmes viennent de l’autre « . Cela concourt à cette situation que nous vivons aussi bien en Guinée Conakry qu’en Côte d’Ivoire. Dans le passé, nous avons vu Senghor, un Sérère, catholique, devenir président d’un pays à 99 % musulman. Sékou Touré est un Malinké qui a été soutenu en grande majorité par la Guinée maritime d’ethnie Soussou. C’était l’idole de la capitale Conakry et du pays Soussou. Houphouët Boigny, Baoulé, a eu ses premiers soutiens du pays Sénoufo, au nord de la Côte d’Ivoire. Nos aînés étaient capables de se mettre au-dessus de l’ethnie pour aller vers celui ou celle qui représentait le mieux leurs espoirs ou leurs intérêts. Cela signifie que les Africains ne sont pas condamnés à l’ethnocentrisme de façon congénitale !

Comment s’est articulé le travail de mise en scène entre danse, théâtre et chanson ?
Tout est parti du grand Ensemble Kotèba qui conjuguait théâtre, danse, musique et chant, avec l’idée que chaque discipline est un langage en soi. Je ne voulais pas que la musique ou le chant soient réduits au rôle d’intermède dans une pièce de théâtre. Cette articulation a été un travail. Il a fallu rénover la danse africaine. Mon spectacle le plus connu en Afrique de l’Ouest est Adama champion sur lequel j’ai travaillé en 1979 et dont la captation a été faite en 1981. C’était la première fois que l’on voyait le football sous le prisme d’une chorégraphie. C’est une réflexion qui m’habitait. Je disais aux jeunes danseurs qui avaient une base traditionnelle : «  La danse, c’est l’expression d’un moment. Vous ne pouvez plus danser comme dansaient vos parents il y a cinquante ans !  » Quand nous regardons la danse de la chasse, aujourd’hui nous ne chassons plus avec des flèches ! Cela avait du mal à passer car chaque rythme est connoté. Nous identifions tout de suite un rythme comme un rythme de mariage. Je leur disais :  » Oubliez le sens premier de ce rythme. Maintenant, c’est le football que nous dansons !  » Du coup, les mouvements, le port du corps et les musiciens se sont mis à changer. Nous sentons dans la mise en scène, dans la construction, que le propos de la pièce va passer par une danse, un chant expressif.

Votre propos a toujours été de coller aux problématiques de l’Afrique contemporaine.
Je parle toujours de sujets qui concernent les Africains aujourd’hui. Le folklore, c’est bien. Mais même quand j’utilise un rituel passé, je le détourne pour essayer de lui donner un sens nouveau, sans le transgresser, dans le respect des détenteurs de ce rituel. Abidjan est un laboratoire extraordinaire qui me permet d’anticiper les problématiques d’aujourd’hui. En 1988, nous avons produit la pièce Commandant Jupiter et ses black nouchis qui posait le problème des jeunes urbains. Au début de la pièce, des gamins de douze ans proposent de garder des voitures au Plateau, à Abidjan. Petit à petit, ces jeunes ont acquis des territoires. Quand ces jeunes ont grandi vers seize ans-dix-huit ans ils sont devenus des chefs de bandes organisées. Nous avons soulevé le problème à l’époque sans être donneurs de leçons. Nous avons dit :  » Attention, il y a des jeunes gens qui ne vont plus à l’école « . À un moment donné, la Banque mondiale a dit qu’il y avait trop d’investissement dans l’éducation et a supprimé les bourses. Les parents ne pouvaient plus scolariser les enfants. Ils ont pris la rue. La plupart de ceux qui sont entrés dans les milices au moment de la crise ivoirienne sont les enfants de cette époque. Nous avons un regard social. Nous regardons ce qui se passe autour de nous et nous essayons d’en faire un spectacle qui parle aux gens.

Qu’avez-vous créé à l’occasion de ces quarante ans d’existence ?
Nous avons projeté un film sur les archives du Kotèba avec des témoignages des anciens de l’Ensemble. Dans le spectacle, mon fils, le jeune écrivain guinéen Sunjata slame sur un de ces ouvrages poétiques. Maaté Keïta, membre des Go de Kotèba, reçoit plusieurs invités dont le joueur de kora et ancien du Kotèba, Djéli Moussa Condé. En parallèle, la chanteuse guinéenne Sayon Bamba, qui est à Marseille, a eu l’initiative d’une pièce : La saga des dames. Je l’ai rencontrée sur la route en 2012 et elle m’a dit tout ce que le Kotèba représentait dans sa formation personnelle. Elle a voulu contribuer à la célébration de ces quarante ans. Elle m’a dit : » Ce qui m’a toujours impressionné dans Kotèba, c’est la place des percussions et des femmes. J’ai envie de faire quelque chose autour des femmes avec Maaté Keïta, personnalité très forte du Kotèba, chanteuse, danseuse, comédienne, et l’artiste béninoise Pépé Oléka. J’aimerais que tu imagines une histoire autour de nous « . C’est ainsi que j’ai mis en scène ce spectacle très fort avec des voix exceptionnelles et de très bons musiciens algériens, maliens. Nous avons obtenu quelques ressources de la Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (France) pour créer cette pièce qui n’a pas pu être produite à Paris pour des raisons budgétaires. Nous y parlons de la condition de la femme mais aussi de la pollution, la place des vieux, le fait d’avoir des enfants. Ce sont trois dames, dont l’une est militante dans des associations féminines, mais elles ne se limitent pas par leur intelligence à la place de la femme. Il y a des chants entrecoupés de dialogues durant lesquels elles se posent des questions sur le rapport aux langues. A un moment donné, l’Ivoiro-guinéenne Maaté Keïta qui connaît les langues de Guinée se retrouve complice avec la Guinéenne Sayon Bamba. Elles se mettent à parler dans leur langue. La Béninoise s’arrête dans un coin et pousse un cri. Elles sont surprises :  » Qu’est-ce qu’il y a ?  » – Vous êtes en train de parler. Vous riez. Je ne comprends pas ce que vous dites ! Si chacun se met à parler sa langue dans son coin qu’est-ce qu’on fait ?  » C’est ça  » La Saga des dames  » !

Vous avez toujours souhaité mettre en avant les femmes dans vos spectacles.
Je dis souvent que les femmes n’ont pas été mises en avant. Elles se sont mises en avant ! Cela se passe dans le Kotèba mais aussi dans la vie de tous les jours en Afrique. Les femmes prennent les choses en main quand rien ne va plus. Une femme diplômée de Sciences Politiques et qui est sans emploi comme son mari, est capable de vendre de l’alloco devant la porte pour subsister. Pendant ce temps, l’homme se contentera d’attendre d’avoir un autre job. Au Kotèba, je n’ai jamais dit à aucun de mes artistes : «  Tu es responsable de ceci ou cela « . Quand nous arrivons quelque part, ce sont elles qui prennent les responsabilités. Il y avait beaucoup de chanteurs au Kotèba. Maaté Keita, Awa Sangho et Nyama Kanté ont fait des propositions. Nous répétions. Le lendemain, elles venaient avec des idées de composition. Je me suis dit que ce serait intéressant de créer un groupe musical où ces dames iraient jusqu’au bout de leur inspiration. Entre-temps, nous avons eu un peu d’argent. J’ai gagné le prix  » African Creation « . Cela nous a permis de faire le premier album des Go de Kotèba  qui a été un succès immédiat. Cela a pris son envol !

Par ailleurs, quelle a été votre activité pour le développement culturel en Guinée Conakry ?
J’ai essayé de contribuer au développement de la culture en Guinée. L’actuel ministre de la Culture est un camarade d’enfance avec lequel j’ai étudié en France. Quand il est devenu ministre, il m’a dit ce que nous entendions beaucoup dans notre génération :  » Ça y est je suis ministre. Viens travailler avec moi !  » Je suis devenu son conseiller au Ministère de la Culture. J’avais envie de faire un travail de terrain. Ce n’est pas dans un ministère qu’on agit le plus vite. Il m’a dit  » Banco ! « . C’est ainsi que j’ai créé le Kotèba Guinée en regroupant des jeunes avec lesquels nous avons travaillé selon la même méthode qu’à Abidjan. Nous avons repris un des spectacles du Kotèba, la comédie musicale Cocody Johnny . J’ai fait venir quelques éléments du Kotèba d’Abidjan qui ont formé les jeunes guinéens. La distribution était guinéenne à 75 %. Depuis, nous avons créé des spectacles entièrement guinéens avec ce Kotèba Guinée, comme  Paroles de femmes  au Marché des arts du spectacle africain (MASA) à Abidjan cette année.

Quel bilan dressez-vous de ce chemin parcouru ?

Ces quarante ans permettent de s’arrêter et de faire le point. C’est un moment de mémoire où l’on se souvient. Nous faisons participer les gens, les anciens comme les nouveaux. J’en profite pour effectuer un passage de témoin. Personne n’est éternel. Faisons en sorte que le Kotèba se pérennise à travers d’autres personnes. Pas forcément un Guinéen, un Ivoirien, ni même un Africain. J’ai croisé des journalistes français qui m’ont avoué que leur intérêt pour les cultures d’Afrique est venu du Kotèba. Les gens doivent s’affirmer. L’expérience du Kotèba est un patrimoine commun. Que ceux qui en ont l’envie prennent la relève. Ce qu’a fait Sayon Bamba avec la pièce est une forme d’appropriation du Kotèba. Elle ne m’a pas attendu. Un jeune peut me dire : «  J’ai envie de reprendre Cocody Johnny « . Nous allons aussi beaucoup travailler sur les archives et ressortir les textes, les films, les musiques, les histoires pour les mettre en ligne à disposition de tous. Mon rêve, c’est la mise en place d’un lieu dans l’un des quatre pays – France, Guinée, Mali, Côte d’Ivoire – pour permettre au public de s’informer sur le Kotèba, retrouver les extraits de presse, les vidéos, les bagarres, les réconciliations, les amours ! Il y aura peut-être la Maison du Kotèba dans le 20e arrondissement de Paris ou à Lambanyi en Guinée.

(1) Le Kotèba est une forme de théâtre traditionnel bambara au Mali qui a plus de deux siècles d’existence. Il se pratique dans les villages au sein d’un cercle, sans décors. Autrefois il consistait en des saynètes jouées par les jeunes villageois après la saison des récoltes. Dans son acception moderne il permet de diffuser aux villageois des messages d’intérêt public (prévention sida, vaccination…)///Article N° : 12347

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