L’afaka : l’écriture d’un peuple marron

L'histoire de l'écriture Afaka

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L’afaka est une écriture inventée il y a un siècle au Surinam pour transcrire une langue créole, issue de l’esclavage et du marronnage. Son histoire à rebondissements est riche d’interrogations historiques, linguistiques et artistiques.

Au début du XXe siècle, un homme du nom d’Afaka Atumusi inventa une écriture – elle porte aujourd’hui son nom – pour transcrire sa langue, le djuka. Elle est parlée alors par une population dont les ancêtres ont résisté à l’esclavage et ont fui à la fin du XVIIIe siècle les plantations hollandaises du Surinam. Ce petit pays d’Amérique latine, frontalier de la Guyane française, du Guyana et du Brésil, compte aujourd’hui un demi-million d’habitants, dont un quart est bushinengé. Ces descendants de marrons se divisent en six groupes. Les Djuka sont l’un d’entre eux.
Avant la fuite, leurs ancêtres parlaient le sranan tongo ancien, un créole anglais parlé sur les plantations, trace de la présence, bien que courte, des Anglais dans cette colonie. Les langues bushinengé découlent de ce créole, mais avec le marronnage elles s’individualisèrent. Chaque peuple bushinengé a désormais sa propre langue. Le djuka, en plus de cet héritage esclavagiste, a connu des influences amérindiennes, fruits des contacts entre les Amérindiens Tiriyo et les Djuka sur le fleuve Tapanahony où ces derniers trouvèrent refuge. C’est pour écrire cette langue qu’Afaka inventa une écriture.

Retracer l’histoire de la langue afaka

L’écrivain d’origine djuka André Pakosie (1) et le paléographe Cornelis Nicolaas Dubelaar ont retracé son émergence. «  Autour de 1908, Afaka reçut dans un rêve l’ordre par un fantôme blanc de concevoir une écriture pour les siens. Il le fit, mais garda son invention pour lui-même jusqu’en 1910, quand le passage de la comète Halley fut un signe pour lui de propager son écriture « , lit-on dans un article qu’ils y ont consacré dans la revue New West-Indian Guide. Pendant plusieurs années, Afaka transmit cette écriture dans son village de Benanoe sur le bas Tapanahony. Mais pour la répandre auprès de tous les Djuka, il était nécessaire d’obtenir l’appui du Gaaman, le chef suprême de la communauté. Afaka mourut en allant lui rendre visite en 1918 et le Gaaman s’opposa à la diffusion de l’écriture. Les bukuman – littéralement hommes du livre : ceux qui avaient appris l’écriture – continuèrent à s’en servir. Le capitaine Kago, un chef djuka, a laissé des notes rédigées dans cette écriture que Cornelis Nicolaas Dubelaar a pu photographier en 1974, juste avant la mort de leur auteur.
Le linguiste George Huttar s’est beaucoup intéressé à cette écriture. Dans son article  » Afaka and his creole syllabary : the social context of a writing system « , publié en 1992, il répertorie les quelques Européens ayant connu cette écriture du temps d’Afaka. Un médecin, un missionnaire, un forestier. Leurs écrits ainsi que ceux d’Afaka lui-même permettent de reconstituer en partie l’histoire de cette écriture. Le père Morssink apprit à lire et écrire l’afaka, qu’il voyait comme un précieux outil d’évangélisation des Djuka. L’association d’Afaka Atumusi avec l’Église pourrait avoir fortement contribué au refus de la diffusion de cette écriture par les autorités djuka, essayant de limiter les influences religieuses extérieures sur la communauté. Mais des aspects de la culture djuka pourraient aussi avoir joué un rôle dans cet abandon. Le forestier Gonggryp interrogea directement le Gaaman à propos de l’écriture. Il était indigné qu’un «  wasi-wasi man fu bilo « , un  » bon à rien de la basse rivière « , ait pris l’initiative de développer une écriture sans l’en informer. La rivalité entre les habitants de l’amont et de l’aval de la rivière Tapanahony et le fait qu’Afaka n’ait pas respecté les canaux traditionnels ont pu attiser les foudres du Gaaman. Enfin, l’universitaire Jan Voorhoeve émet lui l’hypothèse que les symboles utilisés dans l’écriture par Afaka étaient sacrés chez les Djuka et qu’en s’en servant comme d’une écriture, il les désacralisait. Un dévoiement que le Gaaman n’aurait pu cautionner.
Les raisons exactes qui animèrent le Gaaman restent incertaines, mais pour la linguiste Laurence Goury  » quelles que soient les véritables raisons du refus du Gaaman de reconnaître cet alphabet, c’est certainement ce refus qui est à l’origine de la non-extension de cette écriture, et de son abandon progressif « . Cette chercheuse est spécialiste de la langue djuka.  » En 1918, Morssink, le missionnaire qui s’était rendu dans le village d’Afaka, avait rencontré une trentaine de personnes, hommes, femmes et enfants qui utilisaient cette écriture. Il ne restait plus, entre 1969 et 1974 […] qu’une quinzaine de bukuman« , écrit-elle dans son ouvrage Le ndyuka : une langue créole du Surinam et de Guyane française.
Un autre aspect, plus technique, retient l’attention de la linguiste. L’écriture afaka est syllabique : ses signes correspondent à des syllabes, et non à des sons ou des phonémènes comme c’est le cas pour un alphabet. Pourtant Afaka connaissait l’écriture alphabétique du néerlandais suite à des contacts avec des missionnaires. Pour Laurence Goury, «  il est étonnant de voir qu’un homme en contact avec un système d’écriture alphabétique, ayant donc à sa portée tout un système de signes, choisit d’inventer complètement 56 symboles pour former ainsi une écriture syllabique« , écrit-elle dans Pratiques et représentations linguistiques en Guyane : regards croisés. Un choix qui n’en demeure pas moins pertinent.  » Sous l’impulsion d’un locuteur natif, une réflexion intense sur un code graphique novateur et parfaitement adapté à la structure syllabique régulière du ndyuka […] a vu le jour. Le développement d’une pratique sociale de cette écriture ne s’est pas généralisée faute, non pas d’une graphie inadaptée, mais bien d’un contexte social hostile à celle-ci « .Laurence Goury reconnaît que  » l’origine de ces symboles reste tout à fait mystérieuse. On ne sait pas en effet s’il s’agissait de symboles sacrés utilisés dans la culture ndjuka, si Afaka les a purement inventés ou s’il a été inspiré par quelque source extérieure « .
George Huttar souligne les ressemblances avec l’invention d’autres écritures.  » L’écriture afaka ressemble d’une certaine manière à la plupart des écritures développées en Afrique de l’Ouest au début du siècle [Xième] et décrites par Dalby. En ce qui concerne leur structure, la plupart des écritures, comme celle d’Afaka, sont des syllabaires plutôt que des alphabets ou des systèmes entièrement idéographiques « . Sept sur neuf de ces écritures inventées en Afrique auraient été inspirées par des rêves, comme celle d’Afaka.  » En ce qui concerne leur initiateur, la plupart de ces écritures furent développées par des hommes qui, comme Afaka, se voyaient ou étaient perçus par leurs pairs comme des prophètes, souvent actifs dans le développement de nouvelles sortes de religion locale, qui étaient souvent une fusion de croyances et de pratiques traditionnelles et extérieures (chrétiennes ou musulmanes). En ce qui concerne l’histoire de ces écritures, la plupart connurent une période initiale d’usage élargi, suivi par un déclin, jusqu’à ce qu’il ne reste aujourd’hui que très peu de pratiquants  » ajoute le linguiste dans son article  » Afaka and his creole syllabary : the social context of a writing system « .

Intérêt des artistes pour l’afaka

Quasiment tombée en désuétude, l’écriture connaît toutefois une renaissance inattendue par le biais d’artistes. Le premier à l’utiliser fut John Lie-A-Foe. Un peintre au passeport néerlandais, mais dont le cœur est au Surinam, là où il a grandi et travaillé, même s’il habite désormais en Guyane française.  » J’ai découvert l’afaka en 1975, l’année de l’indépendance du Surinam. Je faisais des recherches dans les fonds du Tropenmuseum d’Amsterdam pour voir s’il n’y avait pas des collections surinamaises en Hollande…  » dans l’idée de les faire rentrer au pays tout juste indépendant.  » J’ai trouvé un livre avec les signes afaka, ce fut quelque chose de très fort. On ne savait même pas que cela existait. Cette écriture m’a permis de me sentir fier « . Ce livre était celui d’un missionnaire – probablement le père Morssink – avec des prières écrites en néerlandais, en sranan tongo et en afaka. Deux alphabets latins et le syllabaire d’Afaka pour des Ave Maria. John Lie-A-Fo en fait alors un usage intensif dans ses œuvres.  » J’utilisais les signes comme un mouvement. J’ai utilisé l’afaka pendant des années comme un art, pas comme un langage « . Pourtant, il signe parfois avec un tampon inscrivant les syllabes de son nom en signes afaka. Un usage qui a surpris au début.  » L’État néerlandais m’achetait des œuvres, pour cela il fallait passer devant une commission. Quand j’y ai introduit l’afaka, ils ont trouvé le changement trop brutal. Alors j’ai envoyé aux différents membres de la commission un message en afaka disant « Bonjour, j’espère que vous pouvez déchiffrer… »  Lors de la réunion, ils avaient tous le sourire, ils avaient déchiffré !  »
Marcel Pinas, un plasticien surinamien, s’est aussi approprié l’afaka dans sa série Afaka Kondé. Lui, a eu vent de l’écriture quand il était dans une école d’art en Jamaïque. Et pour lui aussi, cette écriture, qu’il utilise dans une démarche plus politique, est synonyme de fierté. Marcel Pinas, par exemple, utilisait des signes afaka sur le monument « Moïwana 86 » qu’il a réalisé en souvenir des victimes bushinengé de la guerre civile du Surinam. Au sommet de la stèle s’écrit en signes afaka Kibi-man : « protégez-nous ».  » J’ai choisi d’utiliser les symboles de l’afaka dans mon travail car c’est unique et c’est quelque chose dont je suis fier. Au travers des ans, les Marrons ont été marginalisés. En utilisant une part de notre culture comme l’écriture afaka, je souhaite reconférer aux peuples marrons cette fierté « .

(1) Aujourd’hui, l’écrivain djuka André Pakosie est  » le descendant de l’un des tous derniers ‘scribes’ en écriture d’Afaka  » selon la linguiste, spécialiste de l’écriture djuka, Laurence Goury.///Article N° : 12373

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Les images de l'article
Texte écrit par Afaka lui-même © Gonggryp dans Laurence Goury, Langues bushinengé de Guyane...
© Syllabaire Afaka dans l'ordre original © C. Dubelaar et A. Pakosie





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