Poétique du témoignage dans l’œuvre de Scholastique Mukasonga

Print Friendly, PDF & Email

Rwanda 1994-2014. Alors que s’ouvre cette semaine un colloque à Paris sur Récits, constructions mémorielles et écriture de l’histoire autour de ce génocide des Tutsis du Rwanda, Viviane Azarian questionne dans cet article l’écriture de témoignage à travers les œuvres de Scholastique Mukasonga : Iyenzi ou les cafards, La femme aux pieds nus, L’iguifou. Nouvelles rwandaises, Notre-Dame du Nil et Ce que murmurent les collines. Nouvelles rwandaises.

Une des questions lancinante qui est posée par l’écriture de témoignage de la violence extrême, « l’écriture de l’après » est, celle de la capacité du langage à « réagencer le monde après le désastre ».
Cette question a été posée dans certains discours critiques concernant l’opération Fest’Africa « Ecrire par devoir de mémoire » à partir d’une conception qui oppose éthique à esthétique, selon laquelle les procédés de littérarisation, comme la mise en fiction, trahiraient la vérité de l’expérience vécue en la configurant, en inscrivant l’événement dans une narration de l’advenu, un telos qui lui donne forme et sens.
Cette question est également liée à celle de la légitimité du dire, qui peut témoigner ?
En premier lieu, répond cette critique, celui qui a vécu, celui qui a vu, celui qui peut reconstituer les faits et en faire déposition : le survivant. En second lieu, « le témoin tiers », celui qui a vu non pas ce qui s’est passé, mais les traces de ce passé, celui qui a entendu, qui a reçu le témoignage et s’en fait dépositaire. Pèsent sur ce témoin en position d’extériorité de lourdes responsabilités, paradoxales et qui s’articulent selon plusieurs axes : informer en promettant fidélité au réel, qu’il ne peut que figurer, transposer ; émouvoir en traduisant l’expérience vécue sans la trahir, mais sans tomber dans le pathos ; expliquer ce qui s’est passé, comment l’horreur s’est produite, en démonter les mécanismes, mais sans renoncer à juger, à prendre position.
La lecture que je propose, situe d’abord les textes de Scholastique Mukasonga dans le champ complexe d’une « écriture de la mémoire », pour tenter de comprendre ensuite comment les procédés intertextuels et les effets de brouillage générique qu’ils induisent, travaillent les formes de l’écriture de soi et comment cette « littérature de l’après » déplace une tradition littéraire d’engagement vers une « littérature d’implication ».
Le premier texte de Scholastique Mukasonga, publié chez Gallimard dans la collection « Continents Noirs » en 2006 est sous-titré « récit » alors que l’avant dernier Notre-Dame du Nil, en 2012 est sous-titré « roman » chez le même éditeur et dans la même collection. Deux textes s’inscrivent par ailleurs dans le genre du recueil de nouvelles, dont le dernier Ce que murmurent les collines, si l’on en croit le paratexte, mais la qualification générique s’avère à la lecture beaucoup plus complexe, dans la mesure où l’écriture fait jouer à la fois les procédés de l’essai autographique, de la fiction de témoignage, de la nouvelle autobiographique et entrecroise récits de voyage, récits oraux, condensant en un maillage serré les fils déjà tissés dans les œuvres précédentes. L’écriture se déploie à partir du motif de la rivière Rukarara en se référant à des lettres de l’anthropologue allemand Richard Kandt qui est parvenu à la source probable du Nil dès1898. Les lettres réunies en recueil sous le titre Caput Nili, eine empfendische Reise zu den Quellen des Nils et publiées par Dietrich Reimer Verlag en 1904, retracent l’expédition. A un niveau métatextuel le dernier livre de Scholastique Mukasonga Ce que murmurent les collines, amplifie l’écriture réflexive qui traverse l’ensemble de l’œuvre, réalise cette remontée aux sources de l’histoire et de la mémoire personnelle en même temps qu’il donne des clefs de lecture pour les textes qui le précèdent.

Sur la quatrième de couverture de Notre-Dame du Nil, on peut lire ce commentaire : « Scholastique Mukasonga, rescapée du massacre des Tutsi, nous donne ici, après 3 livres poignants de nouvelles et de récits, son premier roman » et pour situer le lieu et la temporalité de l’intrigue, on lit cette évocation d’un: « microcosme existentiel, un prélude exemplaire au génocide rwandais, fascinant de vérité sans faille ».
La réception de l’œuvre de Mukasonga trahit ainsi plusieurs des conceptions précitées, et s’articule en particulier autour d’une lecture « évolutionniste », hiérarchisante, selon laquelle le premier texte serait une réponse à l’urgence de témoigner et ouvrirait le chemin d’une écriture qui se fictionnalise, et partant accèderait progressivement à la littérarité. Cette lecture ne me semble pas rendre compte de la poétique du témoignage à l’œuvre dans l’écriture de Scholastique Mukasonga, ni de la manière dont cette écriture se déploie en un jeu poétique depuis le début. L’idée est trop rapide en effet, qu’esthétisation équivaut à fictionnalisation du document, que la littérature c’est la fiction.
Le témoignage littéraire occupe une position paratopique entre document et fiction, position qui lui permet justement de déborder les catégorisations génériques. Ph. Mesnard, dans Témoignage en résistance, rappelle que les possibilités esthétiques et leurs capacités critiques sont présentes dès les premiers textes de la littérature de la Shoah, y compris leur auto-réflexivité : leur exigence vis à vis de ce dont elles se donnent pour tâche de témoigner : c’est à dire leur dimension éthique.
La position particulière de Scholastique Mukasonga : ni témoin direct, ni seulement témoin des traces, mais « témoin victime » détermine une posture énonciative spécifique, paratopique. Les stratégies de licitation de sa parole s’appuient sur une posture énonciative de l’intérieur, en même temps qu’une « tension s’établit entre intérieur et extérieur, relativement à la distance face à l’altérité de l’expérience, à l’espace des événements et au temps écoulé ».
L’on retrouve cette dialectique de la proximité et de la distance dans l’espace de l’écriture, à travers notamment les motifs de l’exil et du retour. La réception de S. Mukasonga est donc celle d’une parole autorisée, parce que témoin-victime, mais par son écriture l’auteur résiste au figement (la consignation) : son écriture fait retour, et à l’échelle de l’œuvre, elle trace à rebours l’histoire qui mène au génocide, ce faisant, Mukasonga déplace également le regard (le témoin est aussi celui qui désigne ce qu’il y a à voir, cadre) en amont du génocide. Une écriture qui fait retour, au sens de retours incessants d’un texte à l’autre et à l’intérieur d’un système littéraire, par des jeux autotextuels et intertextuels : une écriture circulaire, en mouvement plus qu’une trajectoire.
Si les cinq ouvrages de l’auteur tournent autour du génocide de 1994 comme point nodal, en commençant par l’après pour finir par l’avant, il y aurait donc lieu de lire à l’échelle de l’œuvre entière comment la poétique du témoignage se distribue en croisant différents genres, ou plutôt en reprenant l’expression de Ph. Mesnard, différentes « configurations testimoniales ».
L’écriture testimoniale de Scholastique Mukasonga se présente en effet comme une traversée des formes et modèles de la littérature africaine francophone, elle reprend les procédés du récit de survivant, du récit d’enfance, celles de la littérature viatique, de l’écriture auto-ethnographique, du roman de la colonisation et du roman de la dictature, du récit de vocation, dans une écriture hybride et transgénérique qui brouille également les frontières entre référentialité et fiction.
Ecriture de la mémoire : une écriture qui fait retour
Pour S. Mukasonga il s’agit de lire et de faire lire dans l’histoire du Rwanda, les signes d’une violence continue, non pas seulement de s’étonner de son surgissement, et c’est une des exigences de W. Benjamin dans Sur le concept d’histoire, pour qui : « la catastrophe est le continuum de l’histoire », illustrant la nécessité non seulement de retracer cette histoire à contre-courant, mais ce faisant d’opérer un déplacement, c’est à dire : par la re-mémoration des violences passées effectuer ce geste paradoxal de rapprochement et de mise à distance à la fois. Dans la réflexion qu’il propose sur le génocide au Rwanda en 1994, dans son Manifeste pour une littérature préemptive, P. Nganang invite également à une lecture à rebours de l’histoire du continent sous le signe de la tragique répétition d’un état de violence qui fonde selon lui la modernité africaine :
Moins qu’une découverte inattendue, moins qu’une surprise, il [le génocide au Rwanda]se révèle ainsi comme étant la répétition de la même chose : l’explosion au présent, devant le visage du monde d’une téléologie de la violence qui pour le continent africain a le visage de sa modernité. (p. 29).
Un même projet d’écriture anime les textes de S. Mukasonga, qui met en jeu une double stratégie mémorielle et mémoriale. Dans Iyenzi ou les cafards, l’auteur évoque son départ pour le Burundi comme un moment clef qui a infléchi son destin, elle précise : « nous avons été choisis pour survivre » (p.97). La survie lui apparaît donc comme un devoir, une mission confiée par ses parents, qui implique le poids d’une responsabilité et d’une « douleur de survivre » à affronter. L’épigraphe en exergue du texte, inscrit le témoignage dans le registre de l’hommage : « A tous ceux qui ont péri » / « A mes parents » / « Aux rares rescapés qui ont la douleur de survivre ». Elle conserve précieusement une photo de famille ainsi que quelques objets du passé qui attestent de l’existence contre la déréalisation et l’absence des disparus. Le récit de témoignage s’inscrit en prolongement de ces objets et souvenirs : dans une volonté de conserver les traces du passé et de tenir la promesse implicite d’être gardien et passeur de la mémoire familiale, en ce sens son écriture est à la fois « mémoriale » et mémorielle, donc.
Dans Notre-Dame du Nil, nous retrouvons le motif de la photographie des disparus, qui ouvrait Iyenzi et les cafards. Il ne s’agit plus ici du déclencheur de l’écriture mémorielle, mais on retrouve le jeu dialectique entre disparition et conservation des traces : deux lycéennes retrouvent dans les archives du lycée les photos de la cérémonie d’inauguration de la statue de la Vierge, Notre-Dame du Nil. Ces photographies témoignent d’une autre époque, pourtant proche, celle où l’administration belge s’appuyait sur les Tutsi : « Les photos des chefs ont subi la « révolution sociale », dit Gloriosa en riant. Un coup de stylo, un coup de machette, et pffft…, fini les Tutsi » (p.14-15). L’auteur met ainsi en lumière la volonté de destruction intégrale : destruction de l’existence et destruction des traces de l’existence, contre laquelle témoigner est un enjeu essentiel.
Ainsi se déploie à l’échelle de l’œuvre une écriture de la mémoire qui déborde les frontières génériques, si le premier livre relève de la catégorie du récit de survivant, il amorce déjà le récit d’enfance et l’écriture biographique qui seront développés dans La femme aux pieds nus, alors que le troisième volume, L’Iguifou. Nouvelles Rwandaises, se présente comme un recueil de « fictions de témoignage » en jouant d’une certaine ambiguïté auctoriale et en complexifiant les stratégies énonciatives. Cette écriture de la mémoire qui fait retour sur les événements, fait également retour d’un texte à l’autre, au moyen tout d’abord de nombreuses métalepses, qui dans le second texte, font écho au premier volume, mais aussi à travers la récurrence de certains motifs, comme celui de la peur, ou un cauchemar de poursuite qui hante la narratrice : « Je ne veux pas revoir l’image de mes camarades hutu, des garçons du groupe scolaire, lancés à ma poursuite pour me tuer, moi et mes camarades tutsi… cela, je l’ai déjà écrit… » (La femme aux pieds nus, p. 80). L’écriture, enfin fait retour sur elle-même, se met en scène et réfléchit précisément les enjeux du travail mémoriel.
Ce motif du cauchemar qui met en scène une fuite, se retrouve dans le dernier texte Notre-Dame du Nil, mais cette fois avec une dimension proleptique, non plus comme traumatisme et obsession mais comme appréhension et comme vision d’avenir.
Récit d’enfance et récit de survivance
Par l’écriture, il s’agit de réinscrire le sujet dans son rapport filial, l’écriture de soi, ici celle de l’histoire familiale, se fait alors messagère d’une autre parole qui a besoin de cette médiation pour être entendue. Dans Iyenzi, Mukasanga s’attarde finalement très peu sur son expérience personnelle de l’exil hors du Rwanda, concentrant son effort de rappel sur la période de l’enfance. Aux pages 34 à 35, par exemple, elle raconte la journée d’un enfant entre école, cueillette et jeux, proposant une description nostalgique de l’atmosphère bucolique de l’enfance que l’on retrouve dans les récits d’enfance comme L’enfant noir (Laye : 1953) ou Amkoullel, l’enfant peul (Bâ : 1991). Mais cette « nostalgie du paradis perdu », propre au récit d’enfance, est cependant empêchée. Tout d’abord, la perspective rétrospective est systématiquement minée par des prolepses qui rappellent la fin tragique qu’ont connue les siens. Ensuite, les « jours de bonheur » remémorés sont associés aux « premières images de terreur » lorsqu’elle a trois ans, ils apparaissent comme des moments fragiles, conquis de haute lutte par l’ingéniosité, le courage et l’amour de sa mère. Elle se souvient d’une « rumeur » sourde, insidieuse. Elle décrit les premières attaques subies : sa mère et elle restent cachées, tandis que des hommes détruisent leur maison : « ils ne pillaient pas, ils voulaient simplement détruire, effacer toutes traces anéantir » (Iyenzi, p. 15), elle se souvient de la peur ressentie, lorsque les événements s’accélèrent : l’exil forcé et précipité, les conditions pénibles de l’évacuation par camion. C’est donc une atmosphère de terreur, systématiquement entretenue, qui ressort de cette évocation de l’enfance. En racontant les souffrances physiques : les persécutions, l' »exil de l’intérieur », les privations et la faim éprouvées dans son enfance, Mukasanga retravaille le récit du survivant en amont des cent jours de l’extermination. L’auteur resitue la fulgurance du génocide dans un cadre temporel plus vaste, en en retraçant la généalogie. Cette question de la généalogie du génocide est particulièrement importante dans la mesure où sa mise au jour confirme le caractère planifié du projet, ce qui définit essentiellement le génocide comme intention et tentative de réalisation d’une extermination intégrale. B. Mongo-Mboussa dans la postface à Iyenzi, rappelle que l’auteure ne retrace pas seulement son enfance, mais celle de toute une génération, il parle de « génocide inévitable ». Le motif de la peur lié à celui de l’attente angoissé de la mort, fera l’objet d’une nouvelle « La peur » dans le recueil L’Iguifou : « A Nyamata, l’ombre des Tutsi déplacés, leur ombre véritable, celle qui ne les abandonnait jamais, qui se moquait de la course du soleil, qui leur restait attachée même au plus profond de la nuit, c’était la peur » (p. 49).
Le dernier chapitre de Notre-Dame du Nil est intitulé : « l’école est finie », mais l’annonce de la fin de la scolarité n’annonce pas comme dans les récits d’enfance classiques (du type l’enfant noir), l’ouverture vers une découverte, une nouvelle étape de la vie, les années de voyage après les années de formation. Ici la clôture est un terminus : une promesse de mort ou d’exil.
Polysémie et langue de bois
Mukasonga insiste moins sur l’impuissance du langage à dire la catastrophe, que sur sa puissance ambivalente : à la fois destructrice et créatrice. Elle s’attache ainsi à mettre au jour la polysémie des discours et leur possible réversibilité. Les textes se fondent en effet sur un système interdiscursif complexe, une démultiplication des voix qui les inscrivent à la fois dans le registre du témoignage personnel, de l’expérience subjective de l’enfance, et dans celui du témoignage indirect, en relais d’autres paroles et d’autres récits.
Dans Notre-Dame du Nil, dès l’incipit une pluralité de voix se fait entendre, ou plutôt un même signifié et repris et reformulé selon 3 types d’interdiscours : le discours du colonisateur, le discours scientifique et le discours religieux : « Il n’y a pas de meilleur lycée que le lycée Notre-Dame du Nil. Il n’y en a pas de plus haut non plus. 2500 mètres, annoncent fièrement les professeurs blancs. 2493, corrige sœur Lydwine, la professeur de géographie. On est si près du ciel, murmure la mère supérieure en joignant les mains. L’année scolaire coïncidant avec la saison des pluies, le lycée est souvent dans les nuages ». (p.9). La voix de la narratrice se fait également entendre par l’ironie, qui déconstruit ces discours en montrant comment ils se recoupent et se recouvrent, habile manière de mettre au jour les complicités à l’œuvre dans la construction d’une politique de haine.
Cette superposition de réalités différentes, ou de perceptions différentes de la réalité se retrouve dans la figure de la Sainte Vierge : « La Sainte Vierge qui s’appellerait ici Notre-Dame du Nil » (p. 13), support de toutes les croyances et vectrice de toutes les généalogies. Mukasonga montre ainsi d’abord la confusion culturelle qui règne, et souligne ainsi la fabrication d’une identité du Tutsi comme étranger.
La polysémie met donc au jour la duplicité des discours mensongers et les stratégies pour entretenir la haine et la terreur : « tu sais bien que tout ça repose sur des mensonges. Ce ne sont pas des mensonges, c’est de la politique », précise Gloriosa, « mon père dit qu’il faut répéter sans cesse qu’il y a toujours des Iyenzi, qu’ils sont toujorus prêts à revenir, qu’il y en a qui s’infiltrent, que les Tutsi qui sont restés les attendent avec impatience, et même peut-être les moitiés de Tutsi comme toi. Mon père dit qu’on ne doit jamais oublier de faire peur au peuple. » (p.194).
Le recours aux oxymores sert la même volonté de souligner l’association des discours religieux et politique en montrant que la condensation se renforce, s’accélère (ces deux interdiscours ont été constamment juxtaposés dans le texte).
Enfin Scholastique Mukasonga met en évidence la perception faussée des réalités dans cette atmosphère de mensonge, de propagande et de terreur entretenue sur le long terme, lorsque, par exemple, un morceau de glaise pris pour une grenade provoque une panique. Ces perceptions altérées de la réalité sont signes de la folie envahissante et contagieuse qui mènera à la possibilité du génocide. Les oxymores, l’altération des perceptions et l’amplification de la rhétorique anti-tutsie viennent souligner que le compte à rebours a commencé et que le piège se referme : p. 204 : « Gloriosa a tout manigancé… tout est prêt ». Si le récit n’est pas explicatif, il ouvre cependant des pistes d’interprétation.

Mukasonga fait donc jouer une tension continue entre plusieurs lignes de discours et en revient constamment aux récits oraux traditionnels rapportés auxquels elle confère la fonction de déconstruire les falsifications, un exemple dans Notre-Dame du Nil : « les professeurs disent que les singes sont nos ancêtres ; ce n’est pas ce que raconte ma mère… » (p.102). La chaîne de transmission des traditions orales a été rompue par le génocide, les secrets ont été violés par les anthropologues (p.136), l’administration ne respecte pas les rites et bouscule l’organisation traditionnelle de la société, les initiations enfin, ne se font plus. Le personnage de Virginia par son intérêt pour le passé et l’initiation qu’elle suit volontairement, s’investit d’une certaine manière de ce rôle de gardienne de la tradition. C’est celle qui sera sauvée et pourra assurer la transmission.
Si les références à un patrimoine oral s’inscrivent dans une volonté de transmission, Mukasonga souligne cependant aussi la nécessité d’une pensée critique par la réappropriation active de ce patrimoine, c’est le cas dans Notre-Dame du Nil lorsqu’ Immaculée, de retour d’une expédition pour voir par elle-même les gorilles proposent cette interprétation personnelle : « les gorilles ont refusé d’être des hommes… » parce qu’ils préfèrent vivre en paix.
Les modalités et fonctions des références à l’oralité apparaissent clairement déjà dans le premier volume Iyenzi, où le récit d’enfance sert de cadre aux récits oraux rapportés et assure la transmission d’un patrimoine oral menacé de disparition. Mukasanga rapporte et consigne également les paroles de sa mère à l’intention de ses enfants, pour maintenir le fil d’une mémoire familiale. Dans La femme aux pieds nus, qui prend une dimension auto-ethnographique, il s’agit également d’évoquer une littérature orale dont la chaîne de transmission a été brisée par le génocide. Mais à l’intention patrimoniale se superpose la mise au jour des ambivalences de l’oralité, en montrant comment les légendes et contes étiologiques ont été subvertis en nouvelles mythologies aberrantes qui ont nourri les discours de haine. Ainsi le chapitre IX, « Le pays des contes » introduit le souvenir des récits de la mère au présent : « maman commence toujours par une chanson triste » (p. 110), la narratrice regrette ensuite d’avoir été trop jeune pour rester éveillée toute la soirée : « je n’ai pas écouté les contes de ma mère… » (p. 111), pour se reprendre aussitôt : « Non, je ne suis pas étrangère au pays des contes » (ibid.) et se faire conteuse à son tour, pour le lecteur, dans un enchaînement de fragments de contes introduits par l’anaphore « je sais ». Mais la narratrice interrompt brutalement cette série de fragments avec un commentaire amer qui dit, me semble-t-il, à la fois la perte et le danger :

Je ne veux pas aller jusqu’au bout du pays des contes car je sais ce qui m’y attend. Au bord des grands marais, il y a une petite vieille toute voûtée. Elle dissimule son visage sous la guenille de son pagne mais je sais qu’elle me fixe de ses yeux sans éclat. C’est elle qui, dans son ventre stérile, a accepté d’héberger la Mort » (p.112).

La narratrice cherche encore à comprendre comment certains Tutsis, dont sa mère, ont pu intégrer ces nouvelles mythologies aliénantes, issues de fantasmes coloniaux : « Mais il y avait d’autres histoires (…) Des histoires qui étaient comme les mauvaises drogues que préparaient les empoisonneurs, des histoires porteuses de haine, porteuses de mort. Les histoires que racontaient les Blancs » (p.113). Une distance critique se marque dans l’énonciation, le discours indirect étant modalisé pour la première fois quand elle rapporte les récits de sa mère qui répètent la thèse de l’origine étrangère des Tutsi : « selon elle ». Deux facteurs viennent expliquer cette adhésion, d’abord la marque de l’irruption coloniale dans l’histoire personnelle de sa mère et la perte des repères sociaux qu’elle implique : sa mère orpheline a été placée chez des religieuses « Etait-ce là qu’elle avait entendu et retenu ce mot étrange d’Abyssinie dont elle avait fait Businiya ? » (p. 114). Ensuite son esprit de syncrétisme et ses qualités de conteuse :  » En bonne conteuse, pour étoffer son récit, elle y mêlait des bribes d’Histoire Sainte approximativement tirées des sermons du dimanche ou des lectures de la Bible que nous faisait chaque soir le père de famille. Businiya, l’Abyssinie, l’Ethiopie, comment ma mère aurait-elle pu prévoir que ces mots allaient décider de notre mort ? » (ibid.)
En Conclusion
S. Mukasonga, par une réécriture symbolique qui se déploie à l’échelle de son œuvre, ne prétend pas reconstruire la réalité, elle cherche à placer des médiations qui permettent d’approcher la réalité pour la rendre intelligible, sans oublier la distance irréductible qui nous en sépare : son témoignage n’abolit pas la différence entre les présents en jeu (celui de l’énonciation, celui du destinataire), comme dans l’écriture de soi, elle mesure plutôt les écarts temporels.
Le témoignage comme médiation appelle une situation d’interlocution, il n’est pas seulement un contenu mais un acte qui engage aussi ceux qui reçoivent le témoignage. Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, rappelle la double nature qui constitue la spécificité du témoignage en tant que : réalisant l’articulation entre l’assertion de la réalité et l’implication du sujet présent dans son témoignage. (…) Cette configuration se présente sous une forme dialogale, car le témoin s’adresse à autrui pour être entendu et cru. Il attend de son témoignage qu’il soit accepté par son interlocuteur ou son lecteur : le témoignage dès lors n’est plus seulement certifié, il est accrédité (p. 205).
En ce sens l’écriture testimoniale transforme effectivement la littérature d’engagement en une littérature d’implication. La pratique d’écriture de Scholastique Mukasonga laisse voir cette « porosité des frontières entre fiction et document » dont parle Dominique Maingueneau qui, plutôt que de reconduire les oppositions binaires, invite à une vision plus anthropologique du phénomène, capable de montrer, je cite : En quel sens la configuration qui résulte de l’entrecroisement entre fiction, document et témoignage pose nombre de questions concernant la caractérisation et la fonction sociale des récits, les rapports, équilibres et conflits entre les genres discursifs et littéraires, ou encore comment elle interroge la séparation de la fiction et de l’histoire comme la difficulté d’y parvenir et soulève ainsi la question de savoir à quelles conditions une pratique littéraire peut aussi être une pensée de l’histoire.
En somme la littérature de témoignage nous parle aussi de la littérature comme témoignage.

(1) Telle que la formule Pierre Halen dans Les langages de la mémoire. 2007
(2) Isaac Bazié dans « Violences postcoloniales : Enjeux de la représentation et défis de la lecture »
///Article N° : 12532

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire