« Il ne faut pas s’attendre à « découvrir une vérité » dans les archives de Thiaroye « 

Entretien de Anne Bocandé avec Martin Mourre

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Le 1er décembre 1944, des tirailleurs africains, en transit pour certains dans le camp de Thiaroye au Sénégal sont tués par des militaires français, d’une armée à laquelle ils font partie et au sein de laquelle ils ont combattu pendant la guerre contre l’Allemagne nazie non encore achevée. Le motif invoqué et transmis est celui d’une répression à une rébellion pour non-paiement des soldes dûs aux soldats rentrés au pays. Or, à l’issue de travaux d’historiens notamment, la rébellion n’est ni vérifiée, pas plus que le nombre de morts et blessés recensés n’est probant (35 morts et 35 blessés). Tandis que l’endroit d’inhumation des décédés n’est toujours pas révélé. Pour faire la lumière sur ce « massacre » non élucidé, des historiens travaillent sur la question à l’instar d’Armelle Mabon, tandis que des citoyens et associations demandent la révision du procès de certains de ces tirailleurs, survivants, condamnés puis amnistiés, pour « provocation de militaires » ou « désobéissance ». Le président de la République française François Hollande s’est rendu à Thiaroye le 1er décembre avec le chef d’Etat sénégalais Macky Sall.
Mis en vers par Senghor hier, déclamé par les rappeurs dakarois, filmé par Ousmane Sembène, Thiaroye demeure un des symboles les plus abjectes du colonialisme. Martin Mourre vient de soutenir une thèse où il a été amené à travailler sur le massacre de Thiaroye. Africultures l’a interviewé.

Le 1er décembre 2014, François Hollande s’est rendu à Thiaroye pour rendre hommage aux tirailleurs tués le 1er décembre 1944. Il a parlé de la restitution des archives pour faire lumière notamment sur un nombre de morts restants flous. En quoi ce discours est-il ou non « historique » dans la reconnaissance de ce massacre ?
Le discours de François Hollande qui fait suite à sa première reconnaissance de Thiaroye en octobre 2012 (1) est à mon sens un point positif. Il faut noter qu’en 2004 un ambassadeur spécial, dépêché par Chirac, avait dans le cadre de la première Journée du tirailleur organisée par Wade, déjà évoqué Thiaroye. Entre ces deux déclarations, le discours de Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop en 2007 avait été qualifié par beaucoup d’observateurs d’infamant à l’égard de l’Afrique. Je pense donc que ce discours de Hollande est une rupture par rapport à celui de son prédécesseur. Il me semble important que les hommes d’État se sentent légataires des institutions qu’ils servent et assument pleinement ce passé, au moins par des actes symboliques (comme par exemple la reconnaissance de Vichy par Chirac, à l’inverse de ce qu’avait pu être la position de Mitterrand).

Que peut ou non permettre ce discours et surtout la restitution des archives qui semble pourtant non-intégrale ?
Ce discours est un acte symbolique fort, ce qui est déjà important, il ne faut rien en attendre de plus. Les archives étaient déjà accessibles aux chercheurs qui en faisaient la demande -un des fonds, les archives de la justice militaire, étaient accessibles sur dérogation, ce qui est normal pour ce type de documents. J’y ai eu accès et je ne connais pas de chercheurs à qui on aurait refusé cet accès.
Je ne sais pas quels fonds ont été précisément numérisés et remis aux autorités sénégalaises. Là n’est pas le plus important, les archives des différents fonds apparaissent à mon sens comme étant falsifiés. Il ne s’agit pas d’une histoire officielle mais bien d’une faute qui est commise par plusieurs personnages et institutions en décembre 1944 et qui dans ce cadre cherchent à se « couvrir ». L’étude de ces archives, c’est mon sentiment, permet de renseigner la fabrique d’un mensonge, comment différentes autorités, militaires, civiles, métropolitaines et coloniales, sont à un moment donné en tension. On peut s’approcher de la reconstitution de faits, mais il ne faut pas s’attendre à « découvrir une vérité » en étudiant les archives de Thiaroye (le mot vérité ne signifiant d’ailleurs pas grand-chose en histoire). En ce sens, la posture de Hollande, dire « regardez la France n’a rien à cacher », est un effet de manche.
De plus, il ne s’agit pas d’historiens sénégalais qui auraient fait la demande de cette restitution mais bien d’un usage politique du passé par un chef d’État français qui a lui son propre agenda politique. Je suis assez surpris, outre le point évoqué précédemment, qu’un homme politique semble imposer un sujet de recherche : des travaux existent sur Thiaroye et si des historiens sénégalais veulent s’emparer de ce sujet, ils n’ont pas à attendre qu’Hollande leur donne les documents. L’accès aux archives, en particulier quand elles concernent l’Afrique et qu’elles se trouvent en France, est un problème beaucoup plus vaste que Thiaroye (pourquoi ces archives et pas d’autres ?). Dans un monde idéal, ils s’agiraient que les historiens (africains ou autres) aient les moyens logistiques d’avoir accès aux documents : questions financières pour faire des séjours de travail, questions des visas, dans ce dernier cas il y a bien sûr une nette différence entre les historiens occidentaux et les historiens africains, et donc aux moyens de produire de la connaissance.
Enfin la déclaration de Hollande en 2012 visait à remettre les archives « au musée du mémorial ». Les archives ne sont absolument pas un objet que l’on exhiberait, elles sont des documents de travail qui doivent être contextualisés, il y a une certaine méthodologie à respecter.

Armelle Mabon parle de « massacre prémédité », d’un nombre de disparus supérieur à ceux évoqués par l’Etat français, et surtout du fait que sûrement jamais toute la lumière pourra être faite sur ce massacre. Qu’en pensez-vous ? Et comment expliquer ces zones d’ombres et surtout ce silence ?
Je partage globalement les conclusions d’Armelle Mabon. Je pense effectivement que la lumière ne sera vraisemblablement pas faite sur l’ensemble du dossier Thiaroye. Comme dit plus haut, les archives sont pour moi falsifiées depuis leur rédaction, il est alors difficile d’apporter des éléments plus probants par manque de sources. Il est aussi possible que certains documents aient été détruits en 1944-1945, dans le cas de documents classés confidentiel ou secret-défense c’est une procédure qui existe ; je n’ai pas d’éléments plus probants pour étayer cette hypothèse mais cela reste une piste.
Je ne sais pas ce qu’il en est du silence. L’armée française a eu beaucoup de mal à reconnaître la légitimité des revendications des tirailleurs et du coup ses propres fautes (euphémisme), ainsi en 1988-1989, lors de la sortie du film d’Ousmane Sembène on trouve un communiqué affirmant l’exagération du cinéaste et la légitimité de la répression.
Concernant le caractère prémédité du massacre, il s’agit de déterminer par qui, quel(s) officier(s) ? Par une autorité civile en France ou à Dakar ? Est-ce que l’ensemble des militaires français présents à Dakar sont au courant et participent de ce massacre ? L’autre thèse est celle d’un mouvement de panique conduisant un ou des officiers français à ouvrir le feu sur les tirailleurs. J’opterais plutôt pour la première solution mais ce point n’est, à mon sens, pas tranché.
Sur le nombre de disparus, on a effectivement de nombreuses contradictions. En recoupant les différents rapports, on peut signaler d’abord les chiffres flous de l’Armée (ce qui est assez contraire avec les habitudes de ladite institution), on peut mentionner aussi qu’il manque, entre ces différents rapports, environ 300 tirailleurs. Cependant, dire que le massacre ne concernerait non plus 35 tirailleurs mais plutôt 300 me semble être un raccourci un peu hâtif. Si le chiffre de 35 est peut-être sous-estimé, il faut rester prudent sur ce point.

Dans cet espace de Thiaroye, comment peut se faire justement le passage entre histoire et mémoire quand l’histoire officielle reste entourée de tant de mystères ?
Le terme « histoire officielle » me semble à débattre. Il n’y a pas eu de déclarations d’officiels français sur Thiaroye jusqu’à cette, timide, déclaration en 2004. Mon travail s’est par contre interrogé sur « l’histoire officielle » que l’État sénégalais, du moins pendant la présidence Wade entre 2000 et 2012 a mis en place. Wade a mis en place un processus commémoratif à travers la Journée du tirailleur à partir de 2004 (et aussi certaines lois), la date choisie était le 23 août, correspondant au débarquement de Provence et à la libération de Toulon où des régiments de tirailleurs ont joué un rôle important. Dans ce cadre, les tirailleurs sont pensés à travers principalement leur « sacrifice » dans les deux guerres mondiales, gommant des processus plus longs et plus complexes, on peut penser aux rôles des troupes dans la conquête de l’Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle mais surtout à leur participation dans les guerres d’Indochine et d’Algérie. Un article intéressant d’Africultures écrit par Papa Dramé en 2006 évoque les ambiguïtés de la commémoration initiée par Wade :« La journée du tirailleur sénégalais : Une commémoration paradoxale »

Effectivement, si on veut penser le passage entre histoire et mémoire, il faut bien parler d’efforts pédagogiques des chercheurs pour diffuser leur connaissance. C’est un point assez intéressant : comment les connaissances développées dans un travail de recherche peuvent se diffuser dans l’espace publique (mais éventuellement comment ces connaissances peuvent être audibles si elles vont à l’encontre de représentations dominantes). Je parle du travail de la recherche scientifique, qui me concerne plus, mais tout un ensemble d’autres acteurs peut faire ce travail, je pense bien sûr aux artistes mais aussi, par exemple, ou à Africultures. Le travail de l’historien nécessite des règles de rigueur et de raisonnement (et donc qui peuvent être réfutés par des travaux ultérieurs, s’appuyant sur les mêmes procédures) mais je ne pense pas du tout que seul les historiens seraient détenteurs d’un « savoir ».

Quelle est la représentation de cet événement à Thiaroye même, aujourd’hui et au Sénégal plus globalement ?
Je ne suis pas sûr qu’il y ait une représentation particulière du massacre à Thiaroye. En 1944, seul le « village » de Thiaroye-sur-mer était peuplé, il faut rajouter aujourd’hui ceux de Thiaroye-gare et de Thiaroye Kao. Je dis « village » concernant le premier, on emploie souvent ce terme mais il s’agit bien d’espaces urbains densément peuplés dans la banlieue dakaroise. À Thiaroye-sur-mer, j’ai rencontré quelques « vieux » qui m’ont apporté des éléments sur leurs souvenirs de l’événement, sans que cela n’apporte d’éléments décisifs sur ce qui s’y était passé.
Globalement, au Sénégal, Thiaroye fait mal. C’est un sujet qui symbolise l’injustice de la France, et si Thiaroye fait toujours mal c’est bien que la domination de la France à l’égard de l’Afrique perdure (je le dis probablement un peu vite, mais je pense à la présence économique de la France au Sénégal et surtout aux politiques migratoires à l’égard des ressortissants africains). On pense souvent l’histoire des tirailleurs en termes de dette de sang, que cela soit légitime reste une autre question. Le rappeur Awadi a un titre où il dit « il n’y avait pas de visas quand nos pères venaient au combat » (je le reprends ici de mémoire). Il y a aussi, je pense, une autre dimension, les tirailleurs sont souvent pensés comme des gens qui ont voyagé, qui ont « fait l’Europe », parfois d’autres espaces de l’Empire français. On peut comprendre que de jeunes sénégalais qui veulent quitter leur pays pensent leurs trajectoires en rapports avec celles de leurs « pères » Thiaroye fait mal mais il faut bien dire que la question de l’histoire reste assez secondaire dans un pays comme le Sénégal, la plupart des gens ont bien d’autres priorités que de se pencher sur ce passé.
Dernier élément, sur la présence locale du passé. Un des groupes de rap le plus fameux du pays, WA BMG 44, a pris ce nom, du moins le « 44 », en référence à ceux tombés à Thiaroye. C’est un phénomène assez intéressant, un peu comme quand les rappeurs en France évoquent leur département. Dans ce cas, les rappeurs de WA BMG 44 sont originaires de Thiaroye-gare, je ne pense pas que leurs grands-parents étaient dans cet espace en 1944 ; il s’agit plus d’affirmer son appartenance à ce lieu.

Vous avez notamment photographié le cimetière de Thiaroye que vous décrivez comme « un lieu de mémoire caché ». C’est-à-dire ?
L’expression « lieu de mémoire caché » est celle de l’historienne Catherine Coquery-Vidrovicth qui évoque ce cimetière dans les années soixante-dix. Les militants opposés au président Senghor dans les 60’s ont souvent regretté qu’à l’époque le pouvoir sénégalais laisse ce cimetière à l’abandon. J’ai dit plus haut que l’action de Wade à l’égard des tirailleurs me semblait discutable mais il faut mettre à son actif d’avoir entrepris cette démarche, ce que n’avaient pas fait ces prédécesseurs, je pense que c’est un des rares points qui est salué dans son bilan politique. De manière paradoxale, le président Macky Sall semble se désintéresser de cette histoire, de Thiaroye et des tirailleurs, il n’a ainsi organisé aucune Journée du Tirailleur depuis son élection.

Tandis qu’à Bamako, un monument est érigé au centre de la capitale. Ce n’est pas le cas de Dakar. Encore moins en France. Qu’est ce qui explique cela ?
Le monument de Bamako fut inauguré sous la présidence d’Alpha Omar Konaré qui était lui-même historien. On a donc affaire à des gens qui sont peut-être plus sensibilisés à l’histoire. IL me semble qu’il y a eu de vastes chantiers de monuments ayant trait à l’histoire sous la présidence d’AOK dans l’espace urbain bamakois. Sur la France et le Sénégal, et l’absence de monuments sur Thiaroye, il est toujours plus difficile de parler de ce qui n’est pas que le contraire. Quand on évoque des politiques mémorielles, on doit se référer à des projets politiques plus globaux, le fait est que Thiaroye est resté relativement absent des préoccupations étatiques (du moins au Sénégal jusqu’à l’avènement de Wade et en France jusqu’au premier discours de Hollande). Depuis 2010, il y a un projet de mémorial dans l’enceinte même du cimetière de Thiaroye. Cette question a été abordé par Hollande ces jours-ci, avec peut-être l’idée que la France en finance une partie.

Personnellement qu’est-ce qui vous a amené sur ce terrain de recherche ? En quoi consiste plus précisément votre recherche ?
J’avais entendu parler de Thiaroye en 2002 lors d’un voyage au Sénégal, d’ailleurs par un rappeur Franco-Sénégalais, Sérigne M’baye Gueye, plus connu en France sous le nom de Disiz la peste qui avait fait un morceau sur la question. J’en avais parlé à de la famille et à des amis et en France personne ne semblait connaitre cet événement, contrairement au Sénégal. En 2005, il y a eu cette loi sur « le rôle positif de la colonisation », j’étais à la fac et un peu après je cherchais un sujet de master 2, Thiaroye m’est revenu et c’est comme ça que je me suis engagé dans ce sujet.
Au fur et à mesure, outre la dénonciation de cet événement, dans un contexte français marqué par une sorte de cécité face aux enjeux de l’histoire coloniale, ou du moins une résistance de certaines personnes à aborder ces questions, je me suis dit qu’il était intéressant de regarder comment la mémoire de cet événement s’était construite et transmise.
Je me suis penché sur une histoire de la mémoire, comment l’événement du 1er décembre 1944 avait été mobilisé dans l’espace publique au Sénégal depuis 1944 jusqu’à aujourd’hui. Dès les années 1950, des militants anti-coloniaux vont au cimetière de Thiaroye pour commémorer les tirailleurs décédés.
Il y a le poème de Senghor mais à la même époque le titre musical qui fait référence est celui du guinéen Fodéba Keita, » Aube africaine », il s’agit d,abord d’une chanson qui circule sur disque puis qui est édité plusieurs fois après. Dans les années 1960 et 1970 ce sont des militants dans l’opposition à Senghor qui prennent l’événement et en font des pièces, citons Boris Boubacar Diop, Ben Diogaye Beye ou Cheikh Faty Faye. Le film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow est le prolongement de cette histoire, plusieurs musiciens s’en sont également emparés dans les années 1990 et 2000.

(1) Président de la République lors de son discours à Dakar, le 12 octobre 2012 : « La part d’ombre de notre histoire, c’est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. J’ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu’elles puissent être exposées au musée du mémorial ».///Article N° : 12587

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© Martin Mourre
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