#2 Le Red Eyes Gang, entre métissage et affirmation de la négritude

ZOOM Fenêtres lusophones

Fenêtre n°2 - Diasporas africaines au Portugal, volet 1, contexte : histoire, chiffres, réalités
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Nous inaugurons ce mois-ci une série de trois « fenêtres lusophones » sur les diasporas africaines au Portugal. Cette première fenêtre pose le contexte : histoire, chiffres et réalités de l’immigration africaine au Portugal. En mars sera explorée la question du militantisme de ces diasporas, et en avril celle de leurs expressions artistiques et culturelles.

En 2007, l’anthropologue brésilien Otávio Raposo réalise, dans le cadre de son master en Anthropologie Urbaine à l’Université de Lisbonne, une étude sur le Red Eyes Gang, groupe de jeunes issus d’Arrentela, banlieue de Lisbonne. On y découvre une identité propre au groupe, différente de la culture des parents – le plus souvent originaires d’Afrique – et de celle du reste de la société portugaise.

Mon étude s’est intéressée aux modes de sociabilité des jeunes du Red Eyes Gang (1), un groupe d’Arrentela, Seixal, dans la périphérie de Lisbonne. La majorité de ces jeunes est constituée d’enfants d’immigrés africains, originaires de pays anciennement colonisés par le Portugal, et vivent dans des conditions socio-économiques plutôt en dessous de la moyenne des Portugais. Tous sont nés au Portugal ou y sont arrivés très jeunes, et ne connaissent pas le pays d’origine de leurs parents.
Pourtant, la stigmatisation et le racisme dont ils sont victimes les pousses à s’approprier certains des héritages ethniques et culturels, à la lumière desquels ils retravaillent leur condition de pauvres et de noirs. Ils ne reproduisent pas mécaniquement le mode de vie et les références ethniques de leurs familles, mais les réinventent dans leur imaginaire, produisant de la sorte des discours positifs sur eux-mêmes. C’est ainsi qu’ils adhèrent au hip-hop et créent des collectifs informels, comme le red Eyes Gang, espaces d’auto-affirmation qui permettent à la fois de palier à leur non-identification aux institutions portugaises (école, associations, partis politiques, police etc.) et de percevoir des caractéristiques ordinairement dévalorisées (être pauvre, noir et habitant d’un quartier à la mauvaise réputation) avec orgueil et dignité, produisant des réflexes positifs d’auto-estime et des alternatives d’insertion sociale, dans un contexte marqué par la fragilité des institutions gouvernementales.
Mode de vie des jeunes du Red Eyes Gang
Formé en 1995, au moment où sont apparus plusieurs groupes de rap à Arrentela, le Red Eyes Gang est un groupe qui vit dans le même quartier et s’approprie les rues pour vivre ensemble, partager les difficultés, les expériences et les joies de la jeunesse. Malgré l’utilisation du mot « gang », le groupe n’est lié à aucune forme de criminalité et n’a aucune forme d’organisation interne. C’est un groupe informel, non hiérarchise et sans rituel d’admission ou signe visible d’appartenance – ce qui ne relie pas le groupe à la notion de « gang » habituellement étudiée par les chercheurs (2). Sa création est liée aux influences médiatiques que les jeunes ont reçues de la culture nord-américaine liée au mouvement hip-hop (3). On peut considérer le Red Eyes Gang comme un créé. Les créés sont des groupes de jeunes avec un fort lien à un territoire ; ses membres, généralement, vivent dans le même quartier et partagent un même style de vie. Le Red Eyes Gang est le résultat organisé d’une amitié à l’intérieur du groupe et du sentiment d’appartenance au quartier d’Arrentela. Il rend possible une meilleure circulation des musiques créées par les membres du groupe, devenues emblèmes d’une identité localement construite.
Au départ, le gang était un groupe réduit (pas plus de 30 individus), créé après la formation des deux premiers groupes de rap du quartier, 187 Squad et Kombanation. Plusieurs autres groupes de rap ont ensuite apparu (Bronxianos, RevelaSom, Defensores de Rua, etc.), à un moment où ce style musical était très présent dans la sphère médiatique. La relative notoriété de certains des groupes du quartier dans le panorama du hip-hop portugais, a conduit à ce que plus de jeunes adhèrent au style, et par conséquent au Red Eyes Gang. À la période où j’ai réalisé mon terrain, entre 2005 et 2007, le nombre de jeunes appartenant au crew dépassait la centaine d’individus.
Tous les jeunes du crew sont pauvres ; ils sont noirs pour la plupart, mais il existe une part significative de Portugais blancs au sein du groupe. À l’intérieur des membres noirs, existe une variété d’origines (Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, São Tomé, etc.), qui reflète l’hétérogénéité ethnique et culturelle des habitants du quartier. La manière de vivre ensemble établie par les jeunes ne laisse pas de place à des séparations liées à la couleur de la peau ou au pays d’origine des parents. Leur style vestimentaire (boucles d’oreilles, anneaux, casquettes), leurs attitudes (argot, gestuelle) et leurs goûts (divertissements, musiques) leur sont communs. L’appartenance ethnique est donc une frontière perméable dans la construction des réseaux amicaux du quartier, et n’impacte pas l’adhésion au Red Eyes Gang.
Bien que le rap soit l’activité structurante du groupe, il n’est pas nécessaire d’être rappeur pour en faire partie. C’est l’expérience de vie dans les rues du quartier qui en détermine l’appartenance, de même que l’adhésion au style de vie du rap, qui fait partie d’une identification collective. Le rap fournit aux jeunes des informations et du « matériel » performatif, qui les oriente dans leur quotidien et leurs lignes de conduite lors des défis rencontrés. La langue, les préférences musicales et esthétiques, l’ornementation corporelle, les loisirs, les activités rituelles, font partie des multiples éléments qui unissent le style de vie de ces jeunes, créant un « récit d’auto-identité ».(Guiddens, 1995:75).[…]
Dans un contexte de manque d’encadrement institutionnel adéquat pour soutenir ces jeunes et les aiguiller dans la gestion de leurs identités et projets de vie, l’importance pour eux d’appartenir au Red Eyes Gangest énorme. D’un côté, cela augmente leur auto-estime, leur fournissant une image positive d’eux-mêmes, au-delà des discours qui les représentent habituellement négativement. D’un autre, cela participe de la recréation de ce que signifie être jeune (pauvre et noir) au Portugal, leur permettant de se voir à travers les qualités qui sont les leurs. Le crew leur offre, à travers le rap, une scène publique, la possibilité de dénoncer les injustices, de réclamer des droits et de revendiquer de meilleures conditions de vie. L’adhésion au groupe opère donc comme un facteur précieux et créatif d’insertion sociale, donnant la sensation de faire partie d’une « communauté imaginée ». (Anderson, 1983)[…]
« Koeur là-bas et korps ici au Portugal »
La façon créative avec laquelle les jeunes d’origine africaine appartenant au Red Eyes Gangse sociabilisent est révélatrice des profondes différences de valeurs et de styles de vie entre eux et leurs parents. Ces contrastes possèdent un caractère générationnel et ethnique, et ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte le fait que, contrairement à leurs parents, ces jeunes n’ont pas réalisé de parcours migratoire. Leurs références culturelles ne sont pas régies par des automatismes transgénérationnels. Ayant été socialisés dans un contexte urbain portugais, leurs parcours biographiques, valeurs et attentes ne sont pas enracinées dans la culture d’origine, même si celle-ci joue souvent un rôle important dans leur vie. La décision du rappeur Jingal de ne pas accompagner ses parents lorsque ceux-ci sont retournés au Cap-Vert après 15 ans de vie au Portugal, illustre bien cette question : « J’ai fait mon choix, j’ai décidé de rester, parce que je ne suis prêt à me réadapter à aucun nouveau lieu, je suis déjà habitué à cette réalité d’immeubles, d’auto-routes ou je ne sais quoi encore. L’idée que je me faisais dans ma tête, c’est que si j’allais au Cap-Vert, j’allais mourir, j’allais être loin de beaucoup de choses, et je suis une personne qui a besoin d’être le plus à jour possible (…). Parce que la réalité là-bas est complètement différente, ici j’ai mes immeubles, j’ai mes gars », confiait-il dans un entretien du 6 octobre 2005.
La décision de Jingal n’exprime pas seulement le sentiment d’appartenance et de fidélité au groupe d’amis du Red Eyes Gang, mais également la conscience qu’il devrait s’adapter à un style de vie différent de celui auquel il était accoutumé à Arrentela. Dans la mesure où il adopte un mode de sociabilité et d’occupation enraciné dans le milieu social dans lequel il évolue, la notion d’ « immigré de seconde génération » ne fait pas sens pour lui – ni pour toute une série de jeunes descendants d’Africains au Portugal.
Cela ne veut pas dire que cette jeunesse n’ait pas d’influence africaine. Bien au contraire, la majeure partie de ces jeunes a de fortes références aux pays d’origine des parents, notamment au niveau de la langue, des sentiments, de la musique ou de l’alimentation, créant d’important liens affectifs et des représentations qui vont les influencer tout au long de leur vie, y compris dans leur construction identitaire. Cependant, cette culture d’origine n’est pas suffisante pour déterminer et comprendre leurs pratiques quotidiennes, ni la manière dont se sont construites leurs références ethniques, ni même leur rapport à la « négritude ».
Le fort contraste entre les trajectoires, attentes et valeurs des jeunes du Red Eyes Gang et de leurs parents peut être analysés à travers le prisme de la révolte et de l’insoumission au statut de subalterne, et aux situations de racisme auxquelles ils sont confrontés. Contrairement aux parents, qui adoptent généralement une attitude passive et résignée, ces jeunes ont une plus forte propension à s’insurger contre un système qui les discrimine. Beaucoup des jeunes noirs du crew n’ont pas la nationalité portugaise, même en étant nés au Portugal (4), et ceux qui l’ont ne sont généralement pas considérés comme de « véritables » nationaux par la société portugaise. Celle-ci les voit comme des immigrés, la blancheur de la peau restant dans l’imaginaire partie intégrante du fait d’être portugais. Dans le même temps, les médias et certaines institutions politiques établissent une relation directe entre la criminalité et les banlieues, dont les protagonistes sont marqués par la spécificité d’être jeunes, noirs et/ou immigrés. Cette rhétorique racialiste le crime et confère un sentiment de menace à la figure des jeunes noirs et des immigrés, qui sont perçus comme des délinquants potentiels.
Pas un seul des jeunes avec qui j’ai discuté à Arrentela ne m’a pas dit avoir vécu des situations de discrimination raciale, une expérience encore plus fréquente quand on est pauvre et qu’on habite un quartier malfamé. Voir les personnes s’éloigner ou protéger leurs biens en leur présence, être harcelés par les vigiles ou la police et entendre des insultes comme l’habituel « rentre chez toi ! », sont les faits les plus communs. Cette réalité fait du racisme l’un des thèmes principaux abordés dans les paroles des rappeurs, avec l’insatisfaction de vivre dans un pays qui les relègue tout en bas de l’échelle sociale.
« Koeur là-bas et korps ici o Portugal / Mentalement inkkkarcéré ici o Portugal / sans pain, mais avek poison et armes pour ke nous mourrions o Portugal / Ségrégués pour ke nous ne soyons personne o Portugal. » (extrait de la chanson « Pretugal » de l’album du rappeur Chullage Rapensar: passado, presente e futuro [« Rapenser : passé, présent et futur »]).
Cette chanson montre qu’on ne peut comprendre les processus complexes de construction identitaire des jeunes noirs d’origine africaine les replacer dans le contexte du racisme qu’ils affrontent et le statut de subalterne qu’ils sont forcés d’accepter. Cela souligne l’imagination des membres du Red Eyes Gang pour construire des outils et réflexions sur leurs vies. Le style rap est un exemple parfait pour distinguer les particularités, continuités et changements intergénérationnels dans leur manière de refléter leur condition de noir, pauvre, d’origine africaine. Les jeunes s’identifient fortement à l’histoire de l’émergence du rap lui-même, et mettent en avant les ressemblances et continuités entre leur style de vie et ceux des précurseurs Nord-américains. Et beaucoup des paroles écrites, que ce soit au Portugal ou ailleurs dans le monde, produisent de nouveaux codes moraux dans la perspective de ceux qui souffrent de discrimination raciale et économique. Le rap valorise la négritude et les références culturelles africaines – éléments systématiquement oubliés par le système éducatif et stigmatisés par les médias – donnant un nouveau sens au fait d’être jeune, pauvre et noir. (Dayrell, 2005:122).
La réinvention des références ethniques et culturelles
Les théories essentialistes sur les identités ethniques et culturelles des jeunes noirs du Portugal analysent celles-ci comme si elles étaient homogènes, et leurs conclusions semblent tirées depuis le départ, sans tenir compte de la diversité des parcours biographiques de cette jeunesse. Pourtant, en approchant le quotidien de ces jeunes, on constate que le caractère instable et syncrétique de leurs manifestations culturelles en est la marque prédominante.
En ce qui concerne les jeunes du Red Eyes Gang, leur socialisation cosmopolite et l’intense diversité interculturelle du quartier fait qu’ils ne se préoccupent pas de maintenir une uniformité ethnique et culturelle, puisque leurs références sont centrées sur l’interaction avec d’autres populations et collectivités. Il n’y a pas beaucoup de divisions entre ceux dont les origines sont bissau-guinéennes, cap-verdiennes et angolaises, puisque tous partagent les mêmes conditions sociales et économiques et font partie d’une même histoire, celle des « diasporas africaines ». Même les Portugais blancs du quartier sont bien acceptés dans le crew :
« Parfois, tu ne te rends même pas compte que le gars qui est là en train de parler créole est angolais (5). C’est l’un des aspects les plus positifs, il n’y a pas de division (…) Il y a beaucoup d’Angolais qui savent parler créole, vraiment beaucoup, et il y a beaucoup de Portugais qui savent parler créole. Mais attention ! Les Portugais sont très racistes envers nous, je parle des plus jeunes. Et il y a beaucoup de jeunes Portugais qui ne restent même pas dans la rie avec nous, tu vois. Entre ceux qui traînent ensemble – mais parmi eux, peu de Portugais – il n’y a pas de division, entre ceux qui ne le font pas, il y a une forte division, ils ne se font pas confiance. » [Chullage, 30 août 2005]
Il y a une forte identification des jeunes blancs du Red Eyes Gang avec les enfants d’Africains, puisque la majorité d’entre eux a grandi ensemble, avec le même sentiment de privation économique, les mêmes problèmes. L’influence des références culturelles des amis se reflète dans les vêtements africains qu’ils mettent parfois, les coiffures d’inspiration afro ou l’utilisation du créole (6) pour communiquer avec les autres. Beaucoup d’entre eux porte des bracelets ou des chaînes faits avec des graines rondes (noirs avec des boules blanches) qui viennent du Cap-Vert. Ils servent de protection contre le mauvais œil, et quand ils se cassent, ou que la partie blanche s’en va, cela signifie que quelqu’un cherche à faire du mal à son porteur. Pour les jeunes noirs ces accessoires sont appropriés comme symboles d’appartenance à une origine commune (l’Afrique) ; pour les jeunes blancs, ils servent à affirmer leur admiration pour les références africaines. Indépendamment des motivations qui poussent les jeunes à utiliser ces « pierres magiques », l’importance de ces accessoires pour les jeunes du Red Eyes Gang souligne les composantes hybrides du style adopté par les membres du groupe, qui nourrissent un profond respect pour les traditions africaines
Guida, 23 ans, est blanche et l’une des rares filles qui pratiquent le rap à Arrentela. Depuis toute petite elle est influencée par les références culturelles africaines de ses amis. Il n’est pas rare de l’entendre parler créole dans les rues du quartier, puisqu’elle confesse préférer cette langue au Portugais. L’attraction pour les références africaines est tellement forte qu’elle en arrive à s’identifier plus fortement aux Cap-verdiens qu’aux Portugais, qu’elle voit comme des gens peu solidaires, soucieux de leur apparence, alors que les Africains seraient beaucoup plus généreux.
« J’aime les cultures des Portugais, d’un côté j’aime avoir ça en moi, tu comprends, et j’aime être Portugaise et j’admire mes parents et quelques familles portugaises que je connais. Mais cela m’attire beaucoup moins que les Africains. Je suis plus attirée par leur manière de voir, tu vois, comment ils vivent, ou leur volonté. Les Portugais (…) ont la manie de mépriser les gens » (Guida, 27 septembre 2005)
La façon dont les jeunes du Red Eyes Gang s’approprient le créole est exemplaire des dynamiques de réinvention de l’héritage culturel de leurs parents. En plus de lui conférer leurs propres caractéristiques (7), ils la retirent du milieu familial pour la transformer en une langue urbaine, de rue, qui symbolise l’appartenance à un groupe des pairs. C’est la langue interne et quotidienne du groupe, et constitue un élément de transgression à la langue formelle des adultes et de l’école, en plus de servir de matériaux performatifs pour leurs pratiques culturelles. Ce n’est pas par hasard que beaucoup d’entre eux préfèrent rapper en créole, puisqu’ils disent que c’est à cette langue qu’ils s’identifient le plus.
Les jeunes du groupe ayant une origine africaine ne possèdent pas un fort sentiment d’appartenance au Portugal, une minorité d’entre eux affirment être portugais. Beaucoup d’entre eux se considèrent africains, d’autres préfèrent identifier à la nationalité des parents (cap-verdiens, angolais, guinéens etc.) et il y a ceux qui se mettent dans des catégories intermédiaires, comme afro-portugais. Beaucoup plus que le lien effectif avec un pays africain, qui généralement sont rares, la résistance à se considérer comme portugais doit se comprendre dans le contexte des expériences de ségrégation auxquelles ils sont sujets. Dans ce sens, le racisme, la pauvreté et la réticence de la société à les considérer pleinement portugais – beaucoup n’ont même pas accès à la nationalité – sont des facteurs décisifs dans le fait que les jeunes eux-mêmes ne se considèrent pas du pays.
Jingal n’a jamais eu droit à la nationalité portugaise, et depuis que ses parents sont rentrés au Cap-Vert, il n’arrive pas à régulariser sa situation, ce qui l’empêche de suivre des études ou d’entrer sur le marché du travail formel. Cette limitation dans ses droits finit par avoir des conséquences négatives, non seulement sur sa vie quotidienne, mais dans la façon dont il se voit lui-même et dont il voit la société Portugaise. « Pour moi je suis plus cap-verdien, mais c’est baisé parce que je me sens cap-verdien, je parle Créole mais je ne sens pas cette odeur cap-verdienne. Je ne sens pas la poussière du Cap-Vert, je sens celle du Portugal, ce sont des endroits (cenas, places) différents. Je me sens plus cap-verdien, je ne peux pas me sentir Portugais, parce que les Portugais ne font rien pour moi. » [Jingal, 6 octobre 2005
La construction identitaire est un processus éminemment relationnel, et ne peut pas se penser sous un prisme cristalisateur et peu dynamique d’héritage culturel. Bien que l’individu vive l’identité comme quelque chose de stable et unifié, c’est le caractère incomplet et en constante construction qui la caractérise (Hall, 2002). Entre les jeunes d’origine africaine, l’identification au Portugal est hétérogène et varie selon la condition sociale, le niveau de scolarité et une série d’expériences de vie, souvent contradictoires, associées à l’expérience de la négritude et d’une trajectoire déterminée dans la société portugaise (Machado, 2006). Pour Deko, comme pour une grande partie des jeunes d’origine africaine, sa trajectoire est pleine d’épisodes stigmatisants, ce qui fait qu’il se positionne de manière critique et distanciée par rapport à la société portugaise. Cela n’empêche pas que, dans un futur proche, ce jeune change de position, selon son parcours de vie à venir.
La reproduction des processus d’ethnicisation dépend donc surtout de la persistance des phénomènes de stigmatisation et de discrimination qui furent à l’origine et à la continuité des réponses de contre-stigmatisation (Pires, 2002:72).
Conclusion
Cet article avait pour objet d’attirer l’attention sur le caractère métissé et créatif de la façon dont les jeunes du Red Eyes Gang d’origine africaine affirment leur négritude et retravaillent leurs références ethniques et culturelles. Le Red Eyes Gang doit être pensé comme culture juvénile syncrétique et de working class, dont les références africaines et noires sont valorisées et réinventées au sein d’un espace interculturel. Plus que de simples adaptations de l’héritage culturel de leurs parents, leur quotidien et style de vie mettent en évidence un profond contraste intergénérationnel, fruit d’une socialisation cosmopolite où se croisent différentes références culturelles. La forte adhésion au rap et la création du crew sont des exemples significatifs de rupture avec les éléments socioculturels d’origine de leurs progéniteurs. Le rap est un style musical urbain qui ne naît pas des racines africaines de leurs parents. Pourtant, en chantant en Créole et en construisant des auto-identités positives, et en reformulant ce que signifie être noir et africain au Portugal, ce style questionne les relations d’hégémonie et de subalternité qui existent dans leur quotidien, dans un contexte de lutte pour une place dans la société dans laquelle ils vivent. Dans ce processus, ils affirment une identité noire et africaine qui, bien que n’étant pas celle de leur parent, promeut certaines des références ethniques héritées. La même logique s’applique à l’usage du créole dans les rues du quartier.

(1) Le nom de Red Eyes Gang (« gang des yeux rouges ») est une référence aux effets du haschich sur les yeux.
(2) L’école de Chicago a problématisé la notion de « gang » dans les années 1920, l’utilisant pour désigner une organisation à rationalité instrumentale, à des fins de mobilité sociale entre ses membres. (Abramovay, 1999).
(3) La culture hip-hop est selon ceux qui s’en revendiquent composée de quatre volets : le rap, le Djing (Disc-Jockey), le break-dance et le graff. Les deux premiers correspondent à la musique rap, généralement produite par les Djs à partir de musiques venues d’autres mélodies. Les rappeurs, aussi appelés MC’s (Maîtres de Cérémonie) utilisent cette base musicale pour chanter. Le break-dance s’est affirmé comme le style de danse caractéristique du hip-hop, dans lequel les pas et chorégraphies vont de l’acrobatique à la stylisation des mouvements de robots ou d’arts martiaux. Le graff, considéré par ses représentants comme un « art de rue », est le volet graphique du hip-hop, et s’exprime à travers des dessins et messages écrits réalisés sur les murs et les espaces publics de la ville (y compris les wagons de train et rames de métros).
(4) Au Portugal, la loi sur la nationalité est fondée sur le droit du sang. Malgré sa révision en 2006 (voir la deuxième partie de l’interview de Maud de la Chapelle avec le militant SOS Racismo Portugal Mamadou Bâ), de nombreux descendants d’immigrés restent exclus du droit à la nationalité portugaise lorsqu’ils atteignent la majorité.
(5) Le créole est la langue des Cap-Verdiens.
(6) Bien que tous les jeunes blancs du crew ne parlent pas Créole, tous le comprennent, vu sa place centrale dans les sociabilités quotidiennes du quartier.
(7) Le créole parlé par ces jeunes est plein d’argot, d’expressions portugaises, de mots issus du quartier lui-même ou venus d’autres parties du monde (États-Unis, Angola, Brésil etc.)
Article paru originellement sur le site de Buala (www.buala.org)
Traduit du Portugais par Maud de la Chapelle
Ler aqui (na Buala) a versão portuguesa
Read here (on Buala) the English version///Article N° : 12779

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