Le Créole de Guinée-Bissau

Genèse et situation sociolinguistique

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Le créole parlé en Guinée-Bissau (répondant au nom local de kriyol) a fait l’objet d’études linguistiques pionnières (1) sur lesquelles est fondée cette présentation sommaire.

Définissons tout d’abord ce qu’est un créole : dans la grande majorité des cas, le créole a pour origine un pidgin. Ce dernier émerge souvent dans un contexte de contacts prolongés entre des peuples sans langue commune. Le créole se distingue du pidgin par deux traits caractéristiques : Le créole est la langue maternelle d’une communauté linguistique dont les ancêtres ont été déplacés dans le contexte de l’esclavage. Deuxièmement, en devenant la langue maternelle de toute une communauté, le créole acquiert une grammaire dotée de principes beaucoup plus systématiques et réguliers que ceux du pidgin originel.
La genèse du créole de Guinée-Bissau : histoire et formation
La côte de Gambie, Casamance et Guinée-Bissau aurait été découverte en 1446 lors de deux expéditions consécutives. Cette date précoce amena certains linguistes (2) à postuler qu’un « proto-kriyol » aurait émergé avant la fin du 15ème siècle. Quant au kriyol lui-même, les linguistes s’accordent à dire qu’il se serait formé entre la fin du 16ème et le début du 17ème siècle.
Selon Kihm (1994 :3), les esclaves noirs auraient été capturés et ramenés au Portugal dès la seconde moitié du 15ème siècle. En effet, plusieurs milliers d’esclaves auraient vécu à Lisbonne au début du 16ème siècle où ils se seraient mêlés à la population blanche. Cette hypothèse est corroborée par la littérature portugaise du 16ème siècle où le dramaturge Gil Vicente a imité a lingua dos pretos (la langue des noirs) dans certaines de ses oeuvres. L’examen attentif de cette langue, telle qu’elle est rapportée, voire caricaturée par Gil Vicente, révèle des traits phonologiques et morphosyntaxiques que l’on retrouve dans certains créoles lusophones contemporains.
Quant à la nature exacte de la langue parlée par les esclaves noirs au Portugal, deux hypothèses s’opposent : selon la première (3), les esclaves parlaient une « langue de reconnaissance » enseignée délibérément par les Portugais pour qu’ils puissent communiquer avec eux. Cela aurait permis aux Portugais d’utiliser certains esclaves comme interprètes lors des expéditions sur le continent africain. La deuxième hypothèse défend que les esclaves apprirent tout simplement le portugais comme deuxième langue. En tant que telle, cette variété de portugais subit un processus de simplification et est caractérisée par les traits que révèle l’oeuvre de Gil Vicente mentionnée plus haut. Kihm stipule que les allées et venues entre le Portugal et l’Afrique de l’Ouest rendent plausible qu’un pidgin portugais ait servi de base au proto-créole qui s’est développé en Sénégambie et au Cap-Vert.
Ceci nous mène à la grande question de savoir où est né le kriyol. C’est là un point de controverse et trois grandes hypothèses ont été émises à ce sujet : certains pensent que le créole serait né au Portugal (Naro, 1978), d’autres en Guinée (Rougé, 1986) et d’autres au Cap-Vert (Kihm, 1994, Peck, 1988). Nous nous rallierons à cette troisième hypothèse et soutiendrons que le kriyol aurait été transféré du Cap-Vert en Guinée par des agents tels que les lançados ou les tangos-mãos. Les lançados étaient des Portugais marginalisés en raison de crimes passés ou tout simplement parce qu’ils étaient de parenté juive. Ils s’installèrent au Cap-Vert pour quelque temps avec femmes africaines et enfants et eurent alors l’opportunité d’apprendre le créole avant de le disséminer sur le continent, notamment en Guinée. Aux lançados et aux tangos-mãos, s’ajoutent les grumetes, Africains christianisés qui servaient d’intermédiaires entre les Portugais et les Africains vivant à Cacheu et à Ziguinchor. Ces trois groupes auraient donc été essentiels au transfert du kriyol du Cap-Vert en Guinée. La proximité géographique (et affinités historiques comme nous le verrons plus bas) expliquerait les fortes similarités notées entre le créole du Cap-Vert et celui de Guinée.
Les langues ayant contribué à la genèse et à la formation du kriyol sont variées : Outre le portugais qui a naturellement contribué en grande partie à son vocabulaire, l’élément africain est surtout représenté par les langues du Niger-Kordofan. Les langues d’Atlantique Ouest sont le ouolof, le fula, le sérère, le balanta, le manjak, le mankan, le bola pour n’en citer que quelques-unes. Les langues Mande comprennent le malinke, le bambara et le djula parmi d’autres.
Situation sociolinguistique
Vu le contexte de multilinguisme dans lequel le kriyol émergea, il devint une lingua franca qui permit aux différents groupes ethno-linguistiques peuplant la Guinée de communiquer entre eux. Cette fonction utilitaire et pragmatique assura pendant longtemps sa légitimité. Kihm (4) rapporte que pendant les années 20, le kriyol commença à souffrir de stigmatisation. En 1940, l’éducation primaire des groupes ethno-linguistiques locaux fut léguée aux missions catholiques qui interdirent l’usage des langues locales et du kriyol au profit exclusif du portugais. De telles pratiques (soutenues par la législation de l’heure) entraînèrent rapidement l’abandon des coutumes locales et le négligence du kriyol.
La guerre de l’indépendance contre le Portugal (1961-1974) entraîna un revirement complet de la situation sociolinguistique du kriyol (5). Ce fut la période de son apogée ou il devint essentiel et instrumental dans la lutte pour l’indépendance. Le PAIGC (6) et son leader visionnaire Amilcar Cabral en firent une arme de guerre redoutable qui rallia les guinéens et les Cap-Verdiens contre le Portugal. Après la victoire, le kriyol fut perçu comme le symbole de la nouvelle identité nationale de Guinée-Bissau. Tout comme en Guinée-Bissau, le créole du Cap-Vert (génétiquement fort proche de celui de Guinée) fut commémoré dans l’archipel comme le symbole d’unification et de succès. A ce stade-là, les deux créoles ne firent qu’un et subirent la même réhabilitation. Quand la Guinée-Bissau devint indépendante en 1974, le futur du kriyol semblait assuré et il était question d’en faire une langue officielle ou du moins une langue officiellement reconnue parmi les langues locales. On projetait même d’en faire une langue d’enseignement dans les écoles pour contrecarrer le taux élevé d’analphabétisation. Bien que ces projets n’aient jamais vu le jour, le kriyol connut une ère glorieuse dans les années 70 et 80 reflétée par une production littéraire et artistique sans pareille.
Les années 90 offrent une image plus mitigée et selon Kihm (1994), la survie du kriyol en Guinée-Bissau est menacée de nos jours. Après 1990, année charnière marquant l’avènement d’une démocratie parlementaire (jusqu’au coup d’Etat de 1998), le portugais qui avait eu jusque là une présence minime (7), a gagné du terrain par le biais de la télévision et de la radio. Les médias semblent donc avoir joué un rôle essentiel dans l’apparition de variétés de kriyol plus ou moins décréolisées. Alors que le kriyol de Guinée-Bissau lutte contre l’offensive du portugais, celui de Guinée-Casamance (8) lutte contre celle du ouolof, du français (à l’école) et du mandinka, langue du groupe ethnique dominant.
Quel est donc l’avenir du kriyol en Guinée-Bissau ? Une politique linguistique bien gérée (mais coûteuse) et la mise en place d’une orthographe officielle pour l’écriture de la langue (9) pourraient sauvegarder la légitimité que le kriyol a reconquise ces deux dernières décennies. Cependant, après le coup d’Etat survenu en 1998, il est peu probable que le nouveau régime gouvernemental considère la sauvegarde du kriyol comme une priorité budgétaire dans le futur proche. Il faudra donc attendre une nouvelle ère de stabilité politique et économique pour évaluer de manière réaliste la situation du kriyol en Guinée-Bissau au seuil du nouveau millénium.

1 Voir Wilson (1959, 1962), Kihm (1980, 1994), Rougé (1986), Peck (1988 décrivant le créole de Guinée Casamance), Pinto-Bull (1989), et Coelho (1994) parmi d’autres.
2 Voir Jean-Louis Rougé (1986) à ce sujet.
3 Voir Naro (1978).
4 Voir Kihm (1994 :6-7)
5 Voir Kihm (1994 :6)
6 Le parti pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert.
7 Contrairement au cap-verdien, le kriyol en Guinée Bissau avait évolué jusque là loin des influences du Portugais.
8 Voir Peck (1988 :74)
9 Il en a été ainsi au Cap-Vert où l’orthographe de l’ALUPEC a été provisoirement officialisée en Juillet 1998.
Bibliographie
Bickerton, D. (1984) « The Language Bioprogram Hypothesis », The Behavioral and Brain Sciences 7 : 173-221.
Couto, H. (1994) O Crioulo Português da Guiné-Bissau. Kreolische Bibliothek, Helmut Buske Verlag Hamburg.
Gadelii, K. (1997) Lesser Antillean French Creole and Universal Grammar,
Gothenberg Monographs in Linguistics 15, Sweden.
Holm, J. (1988) Pidgins and Creoles, Vol. I & II, Cambridge Language Surveys.
Cambridge University Press.
Kihm, A. (1994) Kriyol Syntax : The Portuguese-based Creole Language of Guinea-Bissau. Creole Language Library, Volume 14. John Benjamins, Amsterdam.
Naro, A. (1978) « A study on the origins of pidginization », Language 54, 314-347.
Peck, S. (1988) Tense, Aspect and Mood in Guinea-Casamance Portuguese Creole.
UMI Dissertation Services. Thèse doctorale, UCLA.
Pinto-Bull, B. (1989) O Crioulo de Guiné-Bissau : Filosofia e Sabedoria. Bissau : INEP.
Rougé, J.L. (1986) « Uma hypótese sobre a formação do crioulo da Guiné-Bissau e da Casamansa », Soronda 2, 28-49.
Wilson, W. (1959) « Uma Volta Linguistica na Guiné », Boletim cultural da Guiné portuguesa 14(56), 569-601.///Article N° : 1281

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