« J’essaie de parler des gens, de montrer leurs contradictions »

Entretien d'Olivier Barlet avec Merzak Allouache à propos de Les Terrasses

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Le dernier film de Merzak Allouache est sombre, occasion d’un regard sans concession sur l’Algérie. Parler du film ensemble, c’est donc parler aussi de l’état du pays…

Cinq prières, cinq terrasses, cinq histoires ou davantage s’entremêlent dans une fiction qui s’élève pour nous parler de l’Algérie aujourd’hui. Pourquoi avoir ainsi privilégié cette forme enchevêtrée ?
C’est d’abord pour parler d’Alger, la ville que j’ai connue, donc pas les nouveaux quartiers périphériques qui sont plus durs, plus surpeuplés, avec une nouvelle architecture. J’ai mélangé intérieurs et extérieurs, un système un peu bizarre puisque sur des terrasses, on est en extérieur avec des situations censées se passer en intérieur. J’ai récemment découvert en allant sur un tournage cette vie incroyable qui s’est développée sur les terrasses. Je savais que l’exode rural avait provoqué un surpeuplement urbain que personne n’arrivait à endiguer. Autrefois, les buanderies des terrasses, réservées aux femmes, sont devenues des territoires de vie. Je voulais raconter cette vie des gens, les problèmes qui minent la société algérienne et qu’on fait semblant de ne pas voir. On fait en sorte qu’ils n’existent pas, l’image qu’on doit donner de ce pays, ce qu’on doit montrer ou ne pas montrer étant un problème incessant.
Les thèmes balayent un peu tout, de la condition de la femme aux violences liées à la corruption, de la mémoire trouée aux trafics des islamistes, etc. Vous les traitez par la métaphore, la suggestion.
Oui, quand je tourne, je raconte une histoire que j’ai écrite, donc fictionnelle, mais qui puise dans la réalité, dans les petites choses qu’on me raconte, des choses que je vois, des choses que l’on cache. Aujourd’hui, nous sommes en Algérie dans une étape de grande violence, une violence cachée. Nous avons connu la période terroriste et ses massacres dans les villages et partout, nous ne voulons plus revivre ça. Tout ce qui se passe maintenant est nié. Les Algériens de couche moyenne disent qu’on n’aura plus ça chez nous. Moi, j’en ai bien peur et cette violence latente qu’on ne veut pas voir prouve qu’il y a les germes de quelque chose et que tout peut basculer. Je viens de tourner un nouveau film à Alger dans des quartiers populaires et j’y ai rencontré une jeunesse très dure.
Pour Les Terrasses, Vous avez de l’argent algérien, de l’AARC (Agence algérienne pour le rayonnement culturel). Vous n’êtes pas encore grillé en Algérie, avec votre franc-parler très critique du régime dans les interviews ou ailleurs ?
Je suis très gêné de le dire à l’extérieur car on me reproche de faire des films pour l’extérieur, mais je le dis en Algérie. On ne censure pas le cinéma car de toute façon, il y a une censure de fait : les films sont projetés en avant-première à Alger sur invitations et ça s’arrête là. Il n’y a pas de salles : nos films ne rencontrent pas leur public naturel. Jusqu’à la fin des années 80, j’avais un public très large sur tout le territoire. Je rencontrais des jeunes, des vieux, des étudiants. Nous n’avons plus de public et nous n’avons plus d’opinion publique, c’est-à-dire des gens qui revendiqueraient de voir les films. Je ne parle pas d’une frange à Alger. Nous avons une génération de jeunes Algériens qui ne savent pas ce qu’est un grand écran ni ce que c’est de se retrouver dans une salle avec d’autres gens pour voir un film. Après l’obscurantisme des années 90, il est dramatique qu’on ne se soit pas investi dans le retour de la culture. Nous avions plus de 300 salles et aujourd’hui, de grandes villes n’ont aucune salle. Quand un cinéaste dit qu’il va sortir son film en Algérie, c’est un mensonge : il sera montré dans une salle qui refermera après la projection. C’est une grande frustration de ne pouvoir montrer mes films en Algérie. J’ai montré Les Terrasses au festival d’Alger : les personnes présentes l’ont vu, qui sont les habitués de ce genre d’événement, et point final.
N’est-ce pas ce qui se passe aussi en France ? Le film a été fait en 2013 et il ne sort qu’en 2015…
D’habitude mes films passent dans les festivals en France puis sont distribués, surtout s’ils ont une coproduction. Ils restent quelques semaines puis disparaissent. Là, j’ai été confronté à un autre problème : les distributeurs considéraient Les Terrasses comme trop noir. Il arrive aussi que les producteurs ne veuillent pas lâcher le film aux festivals. Le Repenti avait par contre fait beaucoup de festivals, et du coup a fait une sortie discrète et a vite disparu.
Le film laisse percer une vision assez noire de la société, qui motive l’envie de départ des jeunes.
En fait, le film ne parle pas de départ. On n’en entend d’ailleurs plus beaucoup parler. Seule la classe moyenne est encore concernée par ce phénomène, où on se sacrifie pour que ses enfants puissent partir faire des études, ce qui constitue un signe de l’état du pays. Chacun a droit à sa petite part de la manne pétrolière avec la corruption à tous les niveaux, si bien qu’on se débrouille localement. Mon dernier film a été tourné dans des quartiers où on trafique et où on vend toutes sortes de choses. J’ai trouvé cela bizarre. Les gens sont debout dans la rue. Des jeunes bien habillés vivent de la vente de quelques téléphones portables : c’est un trafic sous-jacent…
Comment a-t-il été perçu à Alger ?
En petit comité, ce sont les gens que je connais, donc bien ! Mais j’ai eu une très mauvaise presse. Les journaux écrivent ce qu’on leur dit d’écrire. J’ai été attaqué personnellement mais je ne réponds jamais à ce genre d’attaques.
Et d’une manière générale, comment est perçue votre vision de la société en Algérie ?
Je tourne des films dans un pays où l’on n’aime que les images positives, où les images négatives sont rejetées. On me demande souvent de montrer des images positives de l’Algérie, comme par exemple les palmiers qui sont esthétiques. Pour ma part, je filme le positif et le négatif sans distinction. Ce n’est pas de ma faute s’il y a des problèmes autour de ces terrasses mal entretenues où évoluent les personnages de mon histoire. Je ne suis pas le cinéaste du ministère du tourisme. L’équipe de tournage mise en scène dans le film est un clin d’œil dérisoire aux reportages télévisés d’Algérie qui sont un peu à côté de la plaque.
Les circuits associatifs existent-ils encore ?
Il y a des tentatives, des rencontres cinématographiques, des ciné-clubs mais il y a depuis longtemps absence de salles et désaffection du public. La cinémathèque rouvre un circuit national de 18 salles. Mais quand je vois l’état des choses à la cinémathèque d’Alger, je ne vois pas là un réel espoir. Il y a des jeunes et des moins jeunes qui continuent de faire des films et qui les présentent dans les festivals. En ce qui me concerne, je ne pense pas au public, je prends plaisir à faire des films et essaye de les montrer autant que je peux.
Les jeunes font surtout du court métrage. Sinon, en dehors de rares exceptions, on ne voit pas de longs métrages sortir d’Algérie.
Effectivement, il y a des longs métrages tournés avec un gros financement, produits et promus par l’Etat. L’organisme qui est supposé remplir le rôle du CNC français, le Fdatic (Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographiques), vous donne une subvention. Si vous travaillez bien, vous pouvez tourner le film mais pas le terminer car la postproduction coûte cher. Les films qui proviennent d’Algérie n’existent donc que grâce aux coproductions. Les grosses productions étatiques peuvent se terminer mais disparaissent après une avant-première. C’est une situation absurde.
Une réalisatrice dans le film demande à son caméraman d’éviter les cimetières juifs et chrétiens dans un panoramique. Pourquoi insister là-dessus ?
Ces deux cimetières de Bab-el-Oued sont des monuments qu’il ne s’agit pas de cacher. C’est bien sûr une ironie sur tous les documentaires tournés en Algérie. On a même vu un film sur l’indépendance où des archives de manifestations de pieds-noirs étaient présentées comme des manifestations d’Algériens. Personne ne contrôle rien alors qu’on fait n’importe quoi avec l’image. Le petit public qui va voir les films, que ce soit en Algérie ou en Europe, me dit souvent qu’on pourrait montrer les problèmes de l’Algérie entre nous et nous à l’extérieur pour ne pas en ternir l’image. Depuis l’Indépendance, on cherche à montrer ce qui est beau sans montrer le reste !
D’où vous est venue l’idée de rythmer le film avec les cinq prières ?
Quand je suis monté sur les terrasses, j’ai perçu combien ces prières enveloppent la ville. J’ai donc voulu en faire les étapes de la journée et de ces histoires. Une anecdote dit que lorsque la question s’est posée de l’appel à la prière, on a hésité sur le moyen à adopter. La cloche était déjà prise, la corne aussi. Bilal le Noir est monté sur le minaret pour appeler à la prière. Cela concernait l’environnement immédiat. Aujourd’hui, ce sont des hauts parleurs réglés au maximum. Selon les mosquées, on ne commence pas l’appel au même moment. Cela produit une sorte de musique qui enveloppe la ville. Le premier appel réveille à cinq heures du matin… J’ai tourné ce film en onze jours sur les terrasses comme cinq courts métrages que j’ai reliés au montage. Ces cinq prières sont là pour donner un sens à cette vie sur les terrasses. Les personnages devraient s’arrêter d’être agressifs durant l’appel à la prière mais on a l’impression que personne ne s’y intéresse. C’est devenu une routine.
Onze jours, c’est court pour un tournage. Comment avez-vous géré la lumière sur un délai aussi bref ?
La contrainte des onze jours était principalement due à des raisons budgétaires. Le film a été tourné en lumière naturelle, ce qui a permis de le tourner rapidement. Le chef-opérateur, un jeune français récemment installé à Alger, n’avait jamais tourné de long-métrage. Il a amené au film son regard neuf sur la ville d’Alger ; au départ, je trouvais ses images presque trop belles. Finalement c’est aussi bien, je les ai gardées.
Comment avez-vous travaillé la musique du film ?
La première chanson a été créée par un groupe de jeunes dont fait partie l’actrice principale du film, à partir d’un canevas que je leur avais donné. La deuxième chanson vient d’un chanteur connu à Alger, qui fait de la musique chaabi, un dérivé populaire de la musique arabo-andalouse.
La mort semble être un des grands thèmes du film, pour quelles raisons ?
A chaque fois que je suis à Alger, je m’aperçois que la mort est omniprésente. C’est un sujet dont on ne parle pas beaucoup et l’histoire de l’Algérie est parsemée de périodes de morts massives. Je n’ai pas compté le nombre de morts en écrivant le scénario, mais après visionnage du film fini je me suis rendu compte qu’effectivement il y en a beaucoup. Je ne sais pas pourquoi…
Vos personnages sont complexes. Comment les pensez-vous ?
Actuellement, dans les villes d’Algérie, il y a une certaine lourdeur : les femmes sont pratiquement absentes et on voit tant de commerces qu’on pourrait penser qu’il n’y a que ça en Algérie. Puis, en s’y penchant un peu mieux, on se rend compte qu’il y a une activité souterraine, faite de trafic et de choses diverses. La société algérienne fonctionne sur deux niveaux : le niveau officiel représenté par les médias avec des discours, des projets… Comme par exemple l’usine Renault lancée récemment et dont l’Algérie est si fière. Mais personne ne fait de contre-enquête sur le niveau non-officiel, l’économie cachée, le quotidien de la population, etc. J’essaie pour ma part de parler des gens, de montrer leurs contradictions. Dans le film, le policier atteint d’Alzheimer qui vient sauver le criminel est un exemple de ces contradictions.
Quelle signification accordez-vous à la séquence du fou ?
Dans cette séquence, je fais allusion au problème de la psychiatrie en Algérie : les personnes atteintes de maladie mentale sont considérées comme folles, frappées par le « djinn », un mauvais génie, et donc mal considérées. J’ai vu dans mon enfance des familles enchaîner un de leurs membres dans un réduit de la maison, car celui-ci était malade mental et qu’il fallait le cacher. Le personnage du fou est aussi là pour dire des vérités et stopper les mensonges que l’on nous sert à propos de l’héroïsme et de la trahison durant la guerre d’indépendance en Algérie.
La mer est omniprésente dans l’image du film. A-t-elle une signification particulière à vos yeux ?
L’Algérie est un pays méditerranéen. Dans le film, une grande majorité des plans contient la mer. Pourtant, les personnages n’y prêtent pas attention et n’en parlent pas. Il me semble qu’effectivement la population tourne actuellement le dos à la mer, et perd son esprit méditerranéen. Le comportement des gens est le même quelle que soit la saison, et la seule chose qui nous indique les vacances d’été, c’est l’arrivée des émigrés avec leurs familles, habillés de manière colorée. Il y a un phénomène d’uniformisation de l’habillement en Algérie, avec des vêtements sans couleur importés de Turquie ou de Chine. Cela ajoute à l’aspect triste de la ville d’Alger, à une atmosphère d’enfermement. Et les gens ne se rendent pas compte qu’il suffit de descendre les rues pour aboutir à la mer, qui offre une sortie à cet enfermement. Seuls quelques jeunes qui veulent partir regardent la mer.

///Article N° : 12940

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