La lecture de textes anciens en créole des Antilles et leur portée idéologique

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Les textes créoles anciens ont fait l’objet d’études sérieuses au cours de ces dernières années, et ce qui semblait ne représenter que quelques traces d’une écriture, constituent aujourd’hui un corpus très conséquent.

Les linguistes se sont emparés des textes créoles anciens pour alimenter leurs hypothèses sur la genèse des créoles, le processus de développement de cette langue, et ont aussi tenté, dans une perspective historique, d’en saisir les lieux d’articulation, les dissociations. Ces textes ont aussi alimentés les travaux des historiens – les premiers à s’en être emparés – mais aussi ceux des anthropologues et des musicologues. Il est utile de citer justement ceux qui ont nourri ces études. Il est important de rendre hommage, au docteur Marcel Chatillon qui a véritablement œuvré pour la conservation et la présentation de ces textes, mais aussi l’Abbé David, les linguistes Guy, Marie-Christine Hazaël-Massieux et Lambert-Félix Prudent. Citons aussi l’écrivain haïtien Félix Morisseau-Leroy qui, dans sa perspective à la fois de traduction de textes de l’antiquité grecque en créole, et en recherchant justement ce qu’il y avait dans les textes anciens, a nourri cette traduction de toute la matrice de la langue telle qu’elle s’est exprimée au cours de ces deux, trois, quatre siècles, selon le point de départ que l’on se fixe.
Ces textes ont rarement été étudiés comme objet littéraire. Ces « parlers », qui dans la hiérarchie des échanges linguistiques étaient au plus bas de l’échelle de valeur, vont peu à peu être fixés par l’écrit. Ces « parlers » étaient désignés comme « baragouin », « langage nègre », « patois », ou d’autres termes comme « sabir », « pidgin », « jargon » qui certes, ne relèvent pas du même plan épistémologique, mais qualifient une hybridité dévalorisante. Et pourtant les utilisateurs de ce qui n’était qu’une langue de contact et d’échanges vont éprouver le besoin de l’écrire, de l’inscrire dans la durée. Nous ne prendrons pas en compte les tentatives visant juste à décrire la réalité historique, mais, au contraire, à voir des textes dont la fortune a été assez diverse : certains que l’on a retrouvés sous une forme manuscrite, d’autres qui ont été imprimés et qui étaient diffusés pour être lus ; enfin, une troisième catégorie de textes qui seront édités, qui circuleront dans leur espace de production, mais parfois et souvent d’ailleurs, bien au-delà de celui-ci. Les exemples pris relèvent de trois types de textes : les textes à visée religieuse qui devaient servir à l’instruction et à l’édification des auditeurs ; ceux qui vont constituer un genre oscillant entre le style oratoire et l’écriture juridique : ce sont les proclamations et les circulaires qui vont se multiplier entre 1793 et 1848 ; enfin, nous pourrons parler des fables qui vont prendre une importance considérable au cours du XIXe siècle.
Les écrits religieux
Pour commencer avec les textes à caractère religieux, il en est un qui a connu une histoire singulière : c’est La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre. Ce texte, dont il faut rappeler en quelques mots qu’il fut découvert tout à fait par hasard par un universitaire dans un vieux livre acheté chez un bouquiniste et qui est un document unique manuscrit de onze pages, a été étudié de manière méticuleuse par Guy Hazaël-Massieux. Les recherches les plus récentes arrivent à le dater entre 1750 et 1760, ce qui en fait l’un des textes les plus anciens connus d’une telle longueur. Si l’on peut parler de ce texte comme document unique, il n’empêche qu’il y en a d’autres qui sont assez proches sur le plan formel, dont la vocation évangélique est assez évidente. Par exemple, toujours dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on connaît une messe, un cantique, en patois nègre, à l’usage des Nègres, textes datés de 1754. La tradition de ces textes à vocation évangélique et écrits en créole se maintiendra puisque, un siècle plus tard, il y aura un catéchisme nègre écrit par l’Abbé Groult. Mais ce premier texte, celui qui va nous intéresser, mérite une attention particulière. Il s’agit de l’Évangile selon Saint Jean dont je vais citer un court extrait :
« Dans tems là, Comme jour paques té proche. Tout peres jouifs la ïo faire complot pour te quiembé Jesi : mais ïo té bien barassés ïo té dire, comment nous va faire ? Si nous faire touyé li dans tems grand fête comme ça, tout moune va Levé la sous Nous pour prendre pati pou li…
Jour la Jési té la Case ïon Bequié qui té tini pian, ïo té té crié li Simon ; comme ïo té qu’a mangé lentour la table, ïoune femme vini rentré, li té tini dans main a Li ïon grand coui plein liquier qui té senti bon tant comme dio Béquié coutimé mété dans pitit Bouteille dans poche ïo. Liquier la té ka couté gro lagant vrai… femme la, Moi dis vous, prend liquier la, zetté la sous tête Jesi : avla tout zapotes la ïo toutes lévés lasous femme la… vini mire ; ïo Babiyé li, ïo tous dire, qu’o faire li gaspiyé gros lagent comme ça ?Si li té pas té mieux prend lagent la, Séparé li baye pauvre Moune ? jouque tant Jesi té obligé prand pati pour femme la. Li dire ïo… quitté pauvre femme la tranquille… qu’o faire sortes Babiyé li ? Ca li faire pas bin donc ? Mafouinque tout partout outi zottes va palé ça, zottes va songé Moé toujours. »

Dans une étude, Lambert Félix-Lambert Prudent l’a considéré comme l’ancêtre immédiat du créole. Il dit que « ce texte a évolué en un système où le lexique est établi, où des catégories se stabilisent et se grammaticalisent, où des systèmes linguistiques se déploient. » Ainsi, aujourd’hui, avec nos outils d’analyse, on pourrait dire qu’il y a de la part de son ou de ses auteurs, puisque nous ne savons pas exactement de qui il s’agit, un vrai effort de contextualisation. Il ne s’agit pas en fait de la traduction de l’Évangile, mais d’une véritable réécriture avec des marques de l’oralité. On trouvera des mots comme « coui », qui est ce récipient fabriqué à partir de la calebasse, l’évocation du goût connu des Békés pour l’eau de Cologne.
Nous aurions pu multiplier les exemples, si nous allions dans une analyse portant sur la totalité du texte qui, je le rappelle, comporte onze pages, mais nous pouvons déjà mettre en évidence quelques éléments qui semblent pertinents quant à la signification du texte. Le premier est lié au fait qu’il est destiné à éduquer, qu’il a une portée didactique évidente. En effet, celui qui écrit cet Évangile le fait pour l’édification de ces Nègres et veut absolument que ce texte leur soit accessible. Il leur parle de ce qu’ils connaissent. On peut aussi formuler l’hypothèse que cet écrit devait servir de support pédagogique à des prêtres ou à d’autres moines afin qu’ils bénéficient d’un exemple concret de la manière dont cette évangélisation peut se faire avec efficacité. Mais au-delà de cette fonctionnalité du texte, il y a un plaisir évident à concevoir ce récit, l’écriture témoigne de ce plaisir singulier de dire à la manière des conteurs. On voit qu’il s’agit de le sortir du texte originel, et même si les épisodes sont retranscrits de manière fidèle, ce qui est surtout intéressant c’est que ce texte va jouer sur une relation avec l’auditoire. Il y a une interpellation de ceux à qui il s’adresse, comme si finalement c’était ce jeu un peu complexe entre l’oral et l’écrit qui en constituaient la matrice essentielle.
Les proclamations révolutionnaires
Les seconds textes que nous aborderons relèvent d’un genre complètement différent. Il s’agit de ces proclamations révolutionnaires. La vogue de ces textes est attestée par le grand nombre de ceux-ci. Dans son livre, Textes anciens en créole français de la Caraïbe, Marie-Christine Hazaël-Massieux en dénombre une quarantaine. Il suffirait de porter notre attention sur deux de ces proclamations, qui sont d’ailleurs très différentes et qui couvrent la période : l’une qui date du mois d’août 1793 et la seconde de 1848. L’une, la première, publiée au Cap qui était à l’époque le Cap français ; la seconde, en Martinique. Juste un bref rappel historique : en 1789, Saint-Domingue est la plus riche colonie française. Elle est peuplée de Blancs, de grands Blancs, de petits Blancs, de libres et de Nègres. Juste à titre indicatif : il y a environ 5000 grands Blancs et 500 000 Nègres. Cette présentation par catégories socio-ethniques correspond aussi à la hiérarchisation de la société coloniale. Cette histoire a été souvent étudiée par des historiens ; on souligne souvent le titre célèbre du livre de James, Les Jacobins noirs, ou encore par des écrivains : le Toussaint Louverture d’Aimé Césaire. Dans cette colonie, en 1793, l’homme le plus puissant, c’est le gouverneur Léger-Félicité Sonthonax, qui manifeste un engagement certain, tant sur le plan de l’action révolutionnaire que sur celui de la défense des Noirs esclaves. Il vient donc par la première proclamation dire deux choses : d’une part que la liberté est chose acquise, d’autre part, qu’il faut que les anciens esclaves regagnent leurs ateliers et que cessent les combats avec les autres habitants de la colonie. Je ne vais pas à multiplier les lectures, mais juste une phrase :
Toute monde vini dans monde pour io rétés libes & égal entre io : citoyens, vérité qui sorti en France. Li temps pour que io piblié li dans toute pays la République Français, pour toute monde conné.
Ce texte, cette proclamation qui est assez célèbre, plusieurs fois éditée, sera suivie d’autres signées de Sonthonax. Quel est l’intérêt pour nous ? Ce texte est sorti des imprimeries nationales, a été placardé et il était destiné, on peut le supposer, à être lu. Il est lié à un texte répondant à la rhétorique révolutionnaire puisqu’il se veut une traduction, une transposition de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais par-dessus tout, c’est un texte juridique qui proclame la liberté de tous. La deuxième proclamation dont je voulais vous parler, c’est la proclamation de Husson (1848) à la Martinique et cette proclamation est très différente puisqu’il s’agit de dire aux esclaves que la liberté va arriver, « La liberté callé vini » dit le texte. Ce texte est écrit par un créolophone. On voit dans celui-ci qu’il y a une connivence recherchée avec les Nègres esclaves auxquels il s’adresse. Que dit Husson ? Que la liberté arrive, qu’il s’agit de faire preuve de patience et il faut attendre tranquillement que le décret soit promulgué. Il fait donc référence, de manière assez spécieuse d’ailleurs, aux raisons pour lesquelles la première abolition, l’abolition dont nous avons parlé précédemment, a échoué à la Guadeloupe, avec le rétablissement de l’esclavage en 1802. Le futur va finalement avoir raison de son argumentation, et, de ce fait, va provoquer l’insurrection plutôt que maintenir les esclaves dans l’attitude recommandée. On peut dire que la proclamation est l’acte public, l’acte politique plutôt, par lequel quelqu’un qui cherche à préserver ce qui peut encore l’être pour sa classe, va tenter de ménager les choses tout en étant conscient des enjeux historiques de l’abolition de l’esclavage. Il est permis de dire que les raisons pour lesquelles ces textes ont été écrits relèvent d’intentions et de motivations très différentes. On peut essayer d’en dégager les traits communs et de dire ce qui était de l’ordre des raisons conscientes et de trouver ce qui était de l’ordre des raisons inconscientes. La première raison, et la plus évidente, c’est qu’il s’agissait de toucher de manière directe un public qui n’était pas lecteur et qui ne maîtrisait pas la langue française. Il faudra quand même dire que les fables ne relèvent pas exactement de cette motivation, mais ça aurait été un autre sujet.
Les premiers écrits en créole sont donc, d’une part pédagogique, et, d’autre part, s’inscrivent dans une visée pragmatique d’utiliser la langue, le parler qui sera le plus efficace. Il n’en demeure pas moins vrai que le fait d’écrire et de lire ce qui a été écrit n’est pas un acte anodin. On peut reprendre ici, dans cet amphithéâtre, le propos de Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques :
Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées en vue d’en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre.

Lévi-Strauss, en disant cela, insiste sur le fait que, pour lui, l’écriture est directement liée au processus du pouvoir et, de ce fait, liée au pouvoir. Je donne à l’autre à voir la différence car je suis, moi, capable d’écrire, je suis capable de conserver, je mets en évidence les relations asymétriques de la domination. Il est symptomatique que ceux qui écrivaient en créole étaient des Blancs détenteurs du pouvoir, qu’il soit réel ou symbolique. Une autre raison, plus ambivalente, c’est que dans le jeu qui se déroule dans le monde colonial, la langue est le signe d’une identité composite. Le Blanc créole n’est pas le Blanc de la métropole et, de ce fait, il manifestera avec vigueur, et par un emploi maîtrisé du créole, son appartenance à ce monde. On trouvera avec Marbot, (auteur de Les Bambous, fables de La Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur), l’idée d’une connivence qui pourrait sembler du paternalisme chez Husson, mais qui est en fait la reconnaissance implicite de sa singularité, avec la tentation de dire que l’ennemi commun est celui qui ne partage pas la langue commune. Ce n’est pas par hasard que dans l’histoire de l’écriture des descendants d’esclaves, les descendants d’esclaves ont manifesté de la réserve, voire de la répugnance à l’égard du créole, comme s’ils avaient conservé le souvenir de l’usage fourbe et répressif de cette langue. Cette affirmation n’est en rien invalidée par les choix linguistiques des mouvements nationalistes des années 1960. Enfin, on pourrait dire, pour terminer, que la langue, malgré tout, dans ce processus de domination, joue des tours à ceux qui s’en servent. On pourrait reprendre les termes d’Édouard Glissant dans un entretien qu’il a accordé à Lise Gauvin sur l’imaginaire des langues, qu’il y a en fait un choix de la langue qui ne saurait être juste un acte fonctionnel. Lise Gauvin parle d’ailleurs de surconscience linguistique parce que, d’une certaine manière, le fait d’écrire en créole, le fait de faire jouer l’oralité créole, c’est prendre le parti de cette culture en construction.
Le sens dépasse l’histoire pour affleurer dans la forme, et avec les fables de Marbot comme déjà avec la Passion selon saint Jean, il y a déjà les traces, le mouvement d’une littérature qui se construit et qui commence à émerger.

///Article N° : 13019

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