Mémoire blanche, écriture noire : les textes créoles anciens à Maurice

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La littérature mauricienne d’expression créole écrite avant l’Indépendance par les descendants des Français est peu médiatisée. Parmi les rares études qui existent, la majorité adopte une perspective comparatiste ; on compare les fables de François Chrestien à celles de Louis Héry et de François Marbot, mais on a peu travaillé sur la littérature mauricienne d’expression créole, en ce qui concerne l’espace mauricien.

Dès sa première publication en 1822 jusqu’à l’Indépendance, la littérature créole à Maurice subit l’hégémonie linguistique et culturelle française. Parallèlement, elle s’inscrit dans un contexte littéraire multilingue et, de ce fait, elle ne peut se concevoir dans une mise en regard avec des textes en langue française dans un environnement politique anglophone. En utilisant ces deux modes d’expression français et créole, les auteurs visent un même objectif : conserver la mémoire blanche, c’est-à-dire française, et défendre leur idéologie politique et culturelle en refusant l’oubli, contre celle des Britanniques qui ont conquis l’île en 1810. Par conséquent, si la mémoire prétend être fidèle au passé, celle que cherche à proposer les Blancs se donne à lire davantage comme une protection contre l’oubli de leur culture. La conquête de l’île par les Britanniques a déclenché chez eux un devoir de ne pas oublier, mais les premiers textes littéraires ne sont pas des récits mémoriels et ne sont pas écrits uniquement en français. Le créole, écriture noire, s’est aussi mis au service de la mémoire blanche.
L’écriture noire peut se lire comme l’appropriation d’une langue orale par les ex-colons français et sa transposition dans le domaine de l’écrit, étant entendu que cette langue orale était développée par les esclaves. Au XIXe siècle, c’est une mise en écrit d’une langue qui n’est pas encore complètement fixée par l’écrit. Il s’agit d’une récupération de la langue de l’autre pour la faire sienne tout en faisant comme si c’est l’autre qui parle. En 1855, le signataire de la préface de Poésies Créoles de Pierre Lolliot oppose implicitement cette écriture noire à l’oralité du créole en déclarant que :
« François Chrestien chantait l’aimable et vieux créole à une époque où les Nègres chantaient encore. Il s’était fait le peintre de leurs mœurs, l’écho de leurs plaintes ou de leur philosophie. Il avait appris à la France elle-même les airs que renvoyaient alors leurs tam-tams aux échos des montagnes et les refrains les plus tendres de leurs érotiques ségas. » (124).
Et à la fin de sa préface, le signataire rappelle aux lecteurs de l’époque que « la douce morale du vieux La Fontaine est devenue désormais la morale créole. » (125)
Placée sous le contrôle des Blancs, la littérature d’expression créole révèle davantage la mentalité des Blancs que celle des Noirs ou des Anglais au XIXe et XXe siècle. Etant donné que ces écrivains sont des descendants français, ils ne peuvent éviter d’évoquer leur groupe social et ce, en amenant des Noirs à prendre la parole. C’est moins la cause de ces derniers que la leur qu’ils défendent. Les lecteurs croient souvent que c’est de la société créole qu’il s’agit dans ces textes du XIXe siècle. Mais une lecture approfondie montre que l’univers de référence est toujours celui des Blancs, comme d’ailleurs c’est le cas à La Réunion et peut-être aux Antilles. Aussi, l’île est-elle un espace à dire et à lire uniquement en français. Sa conquête par les Britanniques a bouleversé la conception culturelle et linguistique des Français et ces derniers ont dû revoir leur position par rapport au créole. Ces textes fondateurs de l’écrit créole attestent d’une longue cohabitation avec l’écrit français et de leurs emprunts réciproques. Leurs auteurs sont des artisans de la mémoire écrite du créole autant que de l’écriture créole et de la mémoire insulaire.
Contrairement aux préjugés tenaces, la langue créole n’est pas réductible aux traces souvent immatérielles de l’oralité. Pour conserver ces traces immatérielles, ces auteurs qui écrivent en créole, dorénavant je vais utiliser « écrivain créole », ont recours à la fondation. Pour Daniel-Henri Pageot (2004):
« L’acte de fondation est moins l’histoire qui est écrite que la mémoire qui est conservée et actualisée, voire transfigurée par l’écriture. L’écriture de la fondation sert d’archive fictive pour une société. » (128).
À Maurice, cette archive fictive en littérature est sauvegardée à la fois en français et en créole. Si, à l’époque, la langue créole peut relever de l’ordre du naturel, le texte créole, lui, est de l’ordre de la culture. Il s’agit donc de transposer une tradition écrite sur une tradition orale. En effet, un relevé des textes disponibles aujourd’hui atteste que ces derniers sont en théorie de nature orale : fables, contes, chansons. Si l’on remonte aux textes fondateurs de la littérature en langue créole, on constate que la mise en texte de l’oral permet de perpétuer une tradition littéraire venue d’ailleurs. Comme le souligne Marimoutou (2004), d’ailleurs, l’appareil scolaire a déjà légitimé les Fables de La Fontaine et les écrivains créoles auront recours à ce genre de la littérature du XVIIe siècle. Ils font donc appel à un support écrit disponible et à une tradition littéraire. Selon Bernabé (2001), « il existe un certain nombre de conditions pour qu’émerge une tradition littéraire (des auteurs, un public, des pratiques d’écriture, un système de références, etc.). » (40). Mais à la différence de l’oraliture opérant à partir de la sélection mémorielle, la littérature peut se définir comme mobilisée par les ressources de l’imagination.
Il convient de bien distinguer imaginaire et imagination : le premier est de l’ordre des contenus cognitifs qui orientent l’identité et les représentations d’un groupe et concerne aussi bien l’oralité, l’oraliture que la littérature ; le second est de l’ordre d’un mécanisme de production individuelle. De ce fait, les Fables de La Fontaine fonctionnent comme une forme idéologique dans le cadre d’un conflit qui n’est jamais énoncé mais qui, en même temps, est légitimé.
Cette tradition littéraire est par conséquent une mise à l’épreuve d’une tradition orale. Au lieu de s’exclure, la culture écrite s’installe au sein de la culture orale et contribue au développement de celle-ci. Pourtant des doutes subsistent sur l’intention de ces auteurs, pas tant au niveau du développement de la langue créole qu’au niveau de l’idéologie qui sous-tend son emploi. Le créole offre au Blanc une occasion de plus pour s’affirmer dans la différence par rapport aux Britanniques. Cette langue devient le tiers espace qu’exploitent ces écrivains pour éviter l’aliénation. Aussi, l’appropriation du créole par eux ressemble-t-elle à celle des missionnaires de l’époque qui se mettent à apprendre le créole pour mener à bien leur mission civilisatrice et faire passer le message de Dieu.
Le Noir comme outil de manipulation et le Créole manipulateur
Les écrivains, eux, essaient de détourner le créole de sa fonction de communication et poétique pour transmettre l’idéologie de la bourgeoisie créole, c’est-à-dire les Blancs. Il existe, par conséquent, une manipulation idéologique du dire créole. La mobilisation de la mémoire des Noirs à travers une tradition orale, en fait, renvoie à la mémoire blanche pour mieux légitimer le pouvoir qui a échappé aux Blancs. En mettant le Noir au centre du dire créole, en faisant passer celui-ci pour une victime de la société, les auteurs blancs essaient d’orienter le lecteur vers l’univers de ce dernier, et comme le souligne Paul Ricœur (2000), la manipulation de la mémoire a souvent tendance à user des stratégies de victimisation dans la mesure où revendiquer la position de victimes place le reste du monde en position de redevable et de là, l’acte de la victime qui se plaint et réclame la justice apparaît comme légitime. La manipulation de la mémoire permet de revendiquer une attente sur le futur et l’on croit que le créole ne peut qu’exprimer l’univers des Noirs. Or, le détour par le créole n’est qu’un prétexte pour gagner la sympathie des Noirs envers les Blancs.
Les critiques littéraires ont jusqu’ici appréhendé la littérature en langue créole du XIXe siècle dans un rapport de connivence, moins avec des textes en français qu’avec ceux en créole. A cette époque, le terme « créole » se réfère à la fois à la langue et à l’individu né dans l’île, c’est-à-dire les Blancs, les gens de couleur et les Noirs. Charles Castellan, en s’adressant aux jeunes auteurs, écrit en 1834 : « L’île Maurice n’a pas su ou voulu jusqu’à aujourd’hui adopter le progrès littéraire dont la France lui a donné l’exemple. La jeunesse créole s’en tient encore à ces règles mesquines et mortelles à l’inspiration que Boileau a opposé à l’art. » (in Wasley Ithier, 1930 67). Sur la couverture de son recueil intitulé Les Palmiers (1934), on peut lire : « Charles Castellan, Créole de l’île Maurice. » Dans le recueil, Les Mauriciennes, de Ferdinand Duvergé, se trouve un poème intitulé « Les corsaires créoles » et enfin, selon Joubert (1991), Jean Urruty décrit les poètes Duverger et Gueuvin comme les premiers vrais poètes créoles. Et comment ne pas évoquer « La dame créole » de Baudelaire dans Les Fleurs du mal ?
Mais quand on évoque cette littérature de langue française, on tend à oublier que ces écrivains créoles se démarquaient des Noirs dans la mesure où, dans les textes créoles ou français, on parle de ces derniers en termes de Noirs et jamais de Créoles. Ainsi, cette littérature en langue créole émerge presque en même temps que celle en langue française à Maurice. François Chrestien publie les Essais d’un bobre africain en 1822, une première fois, et le texte est réédité en 1831 et en 1869. Parallèlement, Hubert-Louis Lorquet et Charles Castellan publient, eux, des poèmes en français en 1822 et en 1834. Dans Album tropical [de François Chrestien]figurent trois poèmes en créole. Le conte Zistoire Moucié Caraba paraît en 1850, Poésies créoles de Pierre Lolliot en 1855. Dans la même décennie, Moïse Constant et Volsy Delafaye publient des poèmes en français, en 1853 et en 1858. Henri Pitot, quant à lui, inclut trois poèmes en créole dans son recueil Soirées d’abat-vent en 1865. Les autres sont en français. En 1876, 1877 et 1883, paraissent des poèmes de Fernand Duvergé, de Blackburn et de Charles Gueuvin. Le prochain texte en créole sera les contes de Charles Baissac en 1880. On verra, après 1880, la sortie des textes religieux en créole. Notons que le premier texte religieux en créole date de 1822.
Par contre, la floraison des revues littéraires dans la seconde moitié du XIXe siècle traduit une importante pratique culturelle en français. Cette période correspond à une présence de plus en plus affirmée de la langue et de la littérature en français à Maurice. Aussi, l’archéologie des pratiques de lecture au XIXe siècle passe-t-elle par une consultation de ces recueils de poèmes et de ces revues, véritables outils de rayonnement de la culture française dans la société coloniale. À cette époque, le champ littéraire s’exprime à la fois en créole et en français, et traduit une culture d’élite pensée par et pour des élites dans un espace public restreint.
En résistance à la culture anglophone
Bien que l’île soit devenue colonie britannique en 1810, la langue française est restée le vecteur de l’idéologie coloniale mise en place par les Français à partir de 1722. Elle continue à jouir de son statut de langue de prestige au XIXe siècle et au XXe siècle. La vie culturelle est régie par et dans la langue de la métropole française qui, paradoxalement, n’est pas celle des colonisateurs à Maurice à l’époque. Son but sert à prolonger l’héritage littéraire français, situation ambiguë car les Britanniques n’arrivent pas à imposer leur langue ou leur culture au sein de la population colonisée. Ainsi ces textes témoignent d’une forme de subversion entre le centre et la périphérie, en ce sens que le centre se rapporte non pas à la langue des colonisateurs, qui contrôlent l’île, mais à celle des ex-colonisateurs colonisés à leur tour.
Les Français, qui avaient colonisé l’île pendant presque cent ans, n’abandonnent pas leur langue au profit de l’anglais. Au contraire, c’est par le biais de la langue française que la résistance s’organise. Dès lors, les textes littéraires se transforment en geste héroïque sous la colonisation britannique car les francophones affichent leur refus de l’anglophonie officielle et imposée. Sur le plan politique et administratif, les ex-colons français ont été ramenés à la périphérie. En revanche, pour eux, la littérature, et à travers elle la langue française, ont été un moyen pour reprendre le pouvoir culturel aux Britanniques, de sortir de la périphérie pour être à nouveau au centre. Les textes littéraires ont permis à un groupe particulier de colonisés de ne pas vivre dans la marge et de continuer à se rattacher à la France. Parallèlement, en exploitant et en plaçant le créole au-dessus de l’anglais dans leur choix d’une langue littéraire, certains auteurs témoignent de leur propension à utiliser davantage le créole que l’anglais. Dans le paysage multilingue mauricien, l’écrit créole ne se cantonne plus à la périphérie, et lui accorder plus d’importance au détriment d’une langue de prestige constitue un acte de défi, voire un rejet de la langue des colons britanniques. Cette langue est écrite par des Créoles lettrés. Cependant, ce sont uniquement des Créoles blancs se définissant comme Français qui vivent mal la colonisation britannique et continuent à affirmer leur identité française. Le choix des modèles littéraires pour François Chrestien et Pierre Lolliot montre le lien intellectuel littéraire, symbolique et spirituel qui existe entre la France et l’Île-de-France devenue Maurice, colonie anglaise. Par conséquent, le texte créole vient annuler tout dialogue avec le centre anglophone au profit d’un dialogue avec le centre francophone. Il tend à réduire le pouvoir linguistique de la métropole anglaise et à renvoyer la langue anglaise dans la marche. Le texte créole vient lui aussi inscrire la littérature coloniale au cœur de la problématique du centre et de la périphérie, et ce refus d’accepter la langue anglaise a contribué à l’émergence de cette littérature créole à Maurice. La revendication du créole par Sans-Souci s’insère peut-être dans ce contexte. En effet, quand Compère Azor dans Navire fine engazé déclare :
« yena qui dimandé, pourquoi criole nous causé ?
Est-ce qui par hazard,vlé empèche moi parlé ?
Dans langage qui, zenfant, nourrice fine montré, »

il cherche à valoriser le créole pour mieux ignorer l’anglais. L’occultation de celui-ci comme mode d’expression littéraire participe de sa répudiation dans l’île.
Bien que le créole contribue à renforcer la folklorisation et la minorisation de cette langue chez les Blancs, il aide en même temps ces derniers dans leur combat contre l’anglophonie.
La première salve contre la langue anglaise passe peut-être par une attaque sur le talon d’Achille des Anglais. La publication simultanée en 1822 d’un poème intitulé « Napoléon » d’Hubert-Louis Lorquet et des Essais d’un bobre africain n’est probablement pas innocente. La parution d’un poème sur cet empereur, ennemi juré des Anglais, n’était pas appréciée par ces derniers à Maurice. Par conséquent, on peut lire ce poème comme une façon d’envenimer la relation franco-britannique, et publier des fables de La Fontaine en créole apparaît comme une autre provocation contre les Anglais et plus particulièrement contre la langue anglaise. Cette action a pour but de diminuer les Anglais et leur langue au profit de celle des Blancs. L’objectif de cette attaque est double : historique et culturelle.
Cette double utilisation de la langue au XIXe siècle par certains membres des Créoles blancs permet une autre lecture des textes créoles. Les titres des fables dans les Essais d’un bobre africain sont en français, bien que parfois Chrestien en modifie certains pour les contextualiser davantage. Chaudenson (1992) déclare que « tout récit tend à s’actualiser dans le milieu où il est transféré en empruntant des éléments de son nouvel univers de narration et que souvent le récit produit par un lettré observe de façon plus systématique cette loi que ne le font des récits authentiques. »(242). Chrestien montre, dès le départ, la filiation à ses sources d’inspiration et le public visé. Dans Album tropical les titres sont toujours en français. Par contre, dans le recueil Poésies créoles, publié en 1855, Lolliot utilise uniquement le créole. Il s’adresse à un public qui maîtrise déjà le créole et qui arrive à saisir encore mieux toutes les nuances de cette langue. Chrestien et Lolliot ont pris une certaine liberté par rapport au texte d’origine en fonction de cette ‘loi d’acclimatation’ (Chaudenson, 1992 243). Les Blancs lettrés se sont si bien acclimatés au créole qu’ils peuvent maintenant produire une écriture noire à la place des Noirs, se mettre à la place de l’autre pour parler de soi.

FIN. Bibliographie
Marimoutou Carpanin, « De la créolité des textes littéraires », Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo et Carpanin Marimoutou (sous la direction de), Contes et romans. Univers créoles 4. Anthropos, Paris, 2004 :25-42.
Chaudenson Robert. Des îles, des hommes, des langues, L’harmattan, Paris, 1992.
Chrestien François, Les essais d’un bobre africain, Ile Maurice, 1822.
Descroizilles Henri, Navire fine engazéEtudes créoles. Culture, Langue Société, Vol. VIII, No. 1 et 2, 1985, 213-225.
Pitot Henri, Soirées d’abat-vent, The Merchants & Planters Gazette, Port Louis, 1865.

///Article N° : 13020

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