#9 Du finaçon au rap : le Cap-Vert et les musiques contestataires

Zoom Fenêtres Lusophones

Fenêtre n°9. Cap-Vert : scène artistique et commémoration de l'indépendance
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Nous continuons nos fenêtres lusophones sur les PALOPs (Pays Africains de Langue Officielle Portugaise) avec le Cap-Vert. Un pays qui compte plus d’habitants à l’étranger que sur ses propres îles! On connaît, souvent grâce à la chanson « Sôdade » popularisée par Cesaria Evora, le destin des émigrés Cap-verdiens à São Tomé. On est familiarisé, par la figure d’Amilcar Cabral et la lute commune pour l’indépendance, avec les liens entre le Cap-Vert et la Guinée-Bissau. On découvrira ici la réalité moins connue des émigrés cap-verdiens en Angola, ainsi qu’une histoire des musiques contestataires au Cap-Vert.

Le Cap-Vert fut dans les phases pré et post indépendance, riche en musiques contestataires (1). Du griot au rappeur en passant par les chanteuses de finaçon, le chant parlé, scandé aux sons des tambours, continue de servir un discours de rébellion et de conscientisation politique.

La musique au service de la  » guérilla culturelle  » contre la colonisation
Avant la libération, le batuque (2), essentiellement dans la partie du finaçon (3), fonctionnait comme élément de résistance à la domination portugaise. Du fait de ces origines africaines (héritage des griots d’Afrique de l’Ouest) et de la volonté coloniale de blanchir la culture cap-verdienne, le batuque, tout comme la tabanka, furent réprimés (4).
L’image négative du batuque fut symboliquement inversée par le PAIGC (5), qui l’a utilisé comme un moyen de stimuler l’estime personnelle de ceux qui le pratiquaient et a reconverti sa vocation sociale en vocation politique. Dans le processus de lutte de libération, les militants étaient encouragés à s’inspirer de ce que le parti considérait comme culture de résistance cap-verdienne (Pedro Martins apud Nogueira, 2010). Le livre « Nôte » de Kaoberdiano Danbará (6) était présenté aux chanteuses pour les inciter à écrire des paroles anti-coloniales.
Avec la Révolution des Œillets et la popularité de la musique dite révolutionnaire au Portugal, en 1974, il apparaît au Cap-Vert à la même époque des chansons qui vont de la dénonciation et protestation contre le colonialisme portugais, aux hymnes à la libération et à la reconstruction nationale (Semedo, 2008).
Pour nourrir ce qu’on peut appeler une  » guérilla culturelle « , le PAIGC édite en 1974 le disque  » Protestation et lutte – musique cap-verdienne  » (« Protesto e Luta – Música Caboverdiana »), dans lequel, à travers des morceaux de morna (7) et de coladeira (8) (musiques considérées par les élites locales comme citadines et acceptables), étaient émises des critiques du colonialisme et des situations d’injustice que subissaient les peuples des îles, afin d’essayer de mobiliser le soutien de l’élite locale pour la lutte armée. Dans cet album, un poème de Kaoberdiano Danbará permet de rappeler au peuple ses racines africaines et la nécessité de lutter contre la subjugation blanche.
Par sa thématique anti-hégémonique et son fort engagement politique et partisan, cette phase de la musique cap-verdienne est connue comme phase musicale révolutionnaire ou pamphlétaire. Elle a existé à une époque où l’on pensait que seul l’activisme politique pourrait édifier un futur souriant et que la musique était l’instrument idéal de remise en cause et d’affirmation nationale.
La guérilla culturelle menée par le PAIGC consistait donc en un mouvement de revalorisation des manifestations culturelles dépréciées et réprimées par le régime colonial portugais, considérées par lui comme  » choses du peuple, musique d’Afrique, musique de nègre  » (Gonçalves et Monteiro, 2005: 99).

Le  » problème de l’authenticité « 
Manuel Faustino fit partie du Groupe d’Intervention Artistique (GIA), une référence de la musique contestataire de l’époque, et dans une interview accordée à Semedo, il raconte que :  » En même temps qu’on cherchait à innover, on cherchait à faire revivre les compositions populaires en voie de disparition, particulièrement de l’île de Santiago. On discutait aussi de manière assez enflammée du caractère conformiste des musiques du Cap-Vert. On s’insurgeait du caractère fataliste d’une partie d’entre elles et on discutait (éternelle discussion!) sur l’innovation et la fidélité aux racines.  » (Faustino apud Semedo, 2008: 32)
La revalorisation culturelle et musicale menée par ces nouveaux artistes préconisait la recréation de nouveaux genres musicaux à partir des sources traditionnelles de musiques et de rythmes, amenant la discussion de ce qui reste connu comme le  » problème de l’authenticité  » (Gonçalves e Monteiro, 2005), et qui n’ont été acceptés qu’après une intense lutte entre les novateurs et les traditionalistes, ces derniers voulant faire barrière à une dénaturation des genres folkloriques, qui devaient être conservés et interprétés tels quels.
On peut considérer les plus récents échanges vifs, sur les réseaux sociaux, entre les rappeurs (notamment Hélio Batalha, présenté par la presse comme la figure de l’indignation du hip hop) et le compositeur Kaká Barboza (9), comme la renaissance sur la scène musicale cap-verdienne de ce bras-de-fer entre novateurs et traditionnalistes, avec une nouvelle conjoncture et de nouveaux protagonistes, mais toujours autour du même vieux problème d’authenticité et de légitimation des nouveaux genres musicaux.

Des griots aux rappeurs
Filho (2004) considère comme primordial dans l’analyse du rap, de remonter aux origines culturelles des africains-américains, et notamment à la figure du griot. Les esclaves puisaient dans leurs traditions orales et dans leurs musiques pour résister à l’oppression et à la violence. Cette survivance a permis de conserver la figure du griot, qui se retrouve dans toutes les formes culturelles et musicales issues des diasporas africaines : la parole alliée aux rythmes, que l’on retrouve aussi bien dans le jazz, la soul, le reggae, la musique populaire brésilienne, le blues, le funk, le R&B, et bien sûr le rap (1997: 15).
Au Cap-Vert, point de passage des esclaves en partance pour les Amériques, le griot s’est métamorphosé, donnant naissance au finaçon, chanté par les esclaves dans les senzalas (10) de Ribeira Grande de Santiago, puis introduit plus tard dans les sessions de batuque.
Princezito, artiste, activiste socio-culturel et explorateur des différentes variantes du batuque – parmi lesquelles le finaçon – a fait émerger dans les années 2000, avec d’autres artistes, une nouvelle tendance dans le batuque, avec le projet Ayan. C’est le début d’une nouvelle vague musicale cap-verdienne, dont les initiateurs sont connus comme la Génération Panthère (« Geração Pantera ») (11). Princezito considère le finaçon comme une sorte de pré-rap cap-verdien, par ses thèmes et sa forme. En 2008, afin d’expérimenter les similitudes entre le rap et le finaçon, il a réuni à Tarrafal, ville symbolique de la résistance coloniale basée sur l’île de Santiago, le groupe de rap República, de Praia, et le compositeur, musicien et homme de finaçon Ano Nobo.
Princezito, tout comme le rappeur Chullage (12) considèrent Nha Nácia Gomi (13) et Ntoni Denti d’Oro (14) comme des pré-rappeurs, et l’activiste culturel Jorge « Djodje » Andrade voit dans la figure de Kaoberdiano Danbará (15) une sorte de Gil Scott-Heron cap-verdien.
En 2003, Kaya et Polyfree, deux membres du groupe de rap Bairro Side, ont fait un hommage à Orlando Pantera, en remixant « Papia Ku Mi » (Fala Comigo) avec un beat de rap américanisant, inaugurant une nouvelle forme de rap cap-verdien  » indigénisé « , mariage entre musiques traditionnelles et rap.

(1)  » música de intervenção  » et  » música de protesto  » dans le texte : en Portugais, genre qui comprend les musiques populaires à portée politique, engagées, d’opposition à un système ou régime. Peut être traduit pas chant de révolte, chanson contestataire, etc. (NDT)
(2) Batuque ( » batuku « ) : expression culturelle caractéristique de l’Île de Santiago. Danse et chant plein d’émotion, stimulant la solidarité, mettant en valeur la communauté, la cohésion sociale etc.
(3) Finaçon : partie d’une session de batuque, dans lesquelles s’improvisent des chants basés sur des proverbes et maximes populaires.
(4) Tabanka : fête et musique de l’île de Santiago, africanisation des fêtes des saints populaires au Portugal. Durant la fête (en juin), il était interdit de monter sur le Plateau, centre historique de la ville et symbole de la domination coloniale.
(5) PAIGC : Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert. Fondé en 1956 par Amílcar Cabral, pour lutter contre la colonisation portugaise à la fois au Cap-Vert et en Guinée-Bissau.
(6) Kaoberdiano Danbará : pseudonyme de Felisberto Vieira Lopes. Avocat, poète et inventeur de la négritude créole.
(7) Morna : style musical cap-verdien le plus célèbre, traditionnellement joué avec des instruments acoustiques. Les chansons reflètent la réalité insulaire cap-verdienne et le peuple cap-verdien s’y identifie fortement.
(8) Coladeira : style proche de la morna, mais en plus rapide. Plus souvent identifié comme une danse de salon.
(9) Kaká Barboza a notamment taxé en août 2012 le rap cap-verdien de chewing gum, qu’on consomme et qu’on jette, pure imitation et singerie de la culture nord-américaine, sans aucun message.
(10) Senzalas : logements pour esclaves.
(11) Génération Panthère : allusion au chanteur-compositeur Orlando Pantera, mort en 2001, dont l’œuvre a redessiné le finason, en y incorporant des sonorités musicales variées, locales et étrangères, forgeant ainsi un style propre souvent appelé  » néo-batuque « .
(12) Chullage : rappeur portugais de parents cap-verdiens
(13) Nácia Gomi : référence du finaçon, morte en 2011
(14) Ntoni Denti d’Oro : chanteur mythique de batuque et de finaçon
(15) Il faut préciser que Kaoberdiano Danbará déclamait souvent ses poésies au son de tambours.
Article paru initialement sur le site Buala, traduit et remanié par Maud de la Chapelle.
Ler aqui na Buala a versão portuguesa do artigo.///Article N° : 13265

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