« Se réapproprier notre africanité par la musique »

Entretien de Caroline Trouillet avec Binetou Sylla

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Avec son label Syllart Records, Binetou Sylla veille à la diffusion des musiques africaines. Elle a repris le business de son père, le producteur sénégalais Ibrahima Sory Sylla. Née en France, elle est d’une génération diasporique éprise de métissages musicaux, telle que la mouvance « afro hip-hop ». Si le label Afro Trap est déposé par MHD, Binetou définit un large phénomène d’ordre identitaire propre à sa génération.

Afriscope : L’Afro Trap est aujourd’hui incarné par MHD, mais vous suivez également une pluralité d’artistes dans cette mouvance musicale. Qui sont-ils ?
Binetou Sylla : Le mélange des sonorités afro dans le hip-hop n’a pas commencé en 2015. Les musiques africaines ont toujours été mélangées, et par des artistes africains en premier lieu. Mais, depuis mon catalogue de musiques africaines des années 50 à nos jours, je peux parler de la diversité d’un mouvement musical et générationnel récent. Lié à des échanges musicaux entre les enfants des diasporas et ceux qui vivent en Afrique. Depuis deux ans, des rappeurs d’Afrique du Sud, d’Haïti, de Guyane, du Sénégal, du Mali ou de Belgique, comme C.T Koité, produisent des sons « afro-trap », « afro hip-hop » ou « afro-grime ».
Comment définir ce mouvement ?
Les termes manquent, et tant mieux parce qu’un seul mot poserait des limites. Mais je décrirais un phénomène porté par des Africains ou des Afro-descendants d’Afrique subsaharienne, de 17 à 26 ans. Une énergie positive s’en dégage, un aspect jeune et coloré, alors que la trap est plutôt dark et minimaliste. On reste dans une culture hip hop dont la dimension afro est plus identitaireque musicale. Le mouvement s’exprime à travers le corps, la danse. Il faut voir ces jeunes
du groupe Le Maki, de Viry-Chatillon, danser sur des sons afros’ à la manière des artistesafricains qu’ils visionnent sur You Tube ! Et, phénomène nouveau, les filles ne sont plus stéréotypées dans les clips. Cette génération se réapproprie des aspects positifs de leur culture : la femme forte, la sensualité, la musique, la danse, la gestuelle libérée.
Vous parlez donc d’une dynamique qui n’est pas propre à la diaspora en France.
Non, bien sûr. Prenons le hip-hop, il existe en Afrique depuis 20 ans. Mais beaucoup de ces artistes ne vont pas s’identifier à un genre Afro Trap. Le groupe 13 Block par exemple, fait de la pure trap, pourtant, parce que ses refrains ont des gimmicks kinfs’, il entre tout à fait dans le mouvement. Pour moi, le côté afro s’exprime autant à travers la gestuelle, la danse et les lyrics que musicalement.
Comment expliquer le succès de MHD ?
Il est arrivé au bon moment, apportant un délire, un esprit décomplexé. Le but est de s’ambiancer, pas de se la raconter. On sort du cliché du rappeur beau gosse avec une grosse chaîne. Eux sont habillés en jogging, ils tiennent le mur à 17h et font un clip dans la foulée. Il n’y a pas de scénario. C’est jeune, spontané, donc authentique. Ces gamins vivent dans une France, en 2016, où ils ne se sentent pas nécessairement à leur place. Ce mouvement correspond, je pense, à une recherche identitaire propre à ma génération. On se réapproprie notre africanité à travers notamment des musiques africaines décomplexées, joyeuses et dansantes. Et je parle de sons populaires qui tournent sur You Tube, pas d’une musique africaine « world » proposée en France. Cette transmission passe beaucoup par la danse : l’azonto, le coupédécalé, c’est l’affirmation du corps. Les musiques nigérianes notamment se sont popularisées dans la diaspora depuis 3 ans. C’est le temps qu’il a fallu pour qu’on écoute et qu’on se réapproprie cette musique avec notre culture musicale occidentale, qui est la trap, le hip-hop. Et ça donne « Sapés comme jamais » de Maître Gims. Une nouveauté aussi, est la réappropriation de la langue des parents. Tout le monde chante le « Ngatié a Bédi » de MHD, mais il faut être guinéen, malien ou ivoirien pour savoir que ça signifie « Mon gars, comment ça va » en malinké. Lui le chante de manière décomplexée, et ça fait un tube.
N’est-ce pas, alors, cette génération qui, à terme, selon vous, pourra faire exploser la catégorie des « musiques du monde » ?
Oui. Les artistes africains seront les pop stars de demain. Et j’y vois un juste retour des choses, car la musique moderne, du jazz au hip-hop, a des racines noires. Parmi cette nouvelle génération, certains vont partir sur le continent, faire des duos. Et inversement. À la manière de ce qui a existé dans les années 1960-1970, entre les artistes noirs-américains et les artistes africains. Quand James Brown était auCongo, Myriam Makeba en Guinée, Miles Davis au Ghana. Cet échange avec la diaspora a été rompu il y a 25 ans, quand les majors du disque se sont intéressées aux musiques africaines, pour en faire un bloc
monolithique avec la catégorie world. Aujourd’hui l’Afrique bouillonne de jeunesse et de créativité. Davido va signer avec Sony et ce n’est que le début. Et nous, enfants de la diaspora, veillerons à ce que les Davidos et les Wizkid ne se laissent pas momifier pour plaire à un public que visent les majors, comme ça a été le cas avec la world. Nous sommes les gardiens de leur authenticité.

///Article N° : 13486

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