L’État français et le devoir de mémoire de l’esclavage

Entretien de Samba Doucouré avec Johann Michel

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Auteur de Gouverner les mémoires (2010), et de Devenir descendant d’esclave (2015), Johann Michel revient sur les mécanismes des politiques de la mémoire.

Afriscope. Les politiques d’officialisation des mémoires font-elles partie d’un phénomène nouveau ?
Johann Michel.
Les politiques de la mémoire sont aussi anciennes que l’existence des États. En France, les politiques mémorielles avaient surtout pour objectif de célébrer les hauts faits (Révolution française, victoires militaires…) et les grands personnages de la nation. Et ce, afin de construire une image idéalisée de la société et d’accroître la légitimité des gouvernants. La nouveauté, à partir des années 1980-1990, sous l’impulsion initiale de la reconnaissance de la mémoire de la Shoah et surtout de la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, est la place accordée non plus seulement aux « morts pour la France  » mais aussi aux « victimes à cause de la France« . La reconnaissance des victimes de l’esclavage s’inscrit dans cette dynamique.

Pendant longtemps pourtant une «  injonction à l’oubli » (est-ce que c’est un terme du chercheur ?
Cette injonction émane à la fois des autorités politiques locales et nationales et converge vers « le schoelcherisme « [1]. Ce n’est pas seulement une célébration du père de la seconde abolition, mais aussi le symptôme d’une politique assimilationniste typiquement républicaine entre un idéal d’émancipation post-révolutionnaire et un paternalisme colonialiste.

Comment cela a-t-il évolué ?
À partir des années 1950/1960, particulièrement aux Antilles et à La Réunion, on a vu naître un premier vent de contestations du régime mémoriel abolitionniste au sein des mouvements indépendantistes et communistes. Au sein de partis tels que le Parti populaire martiniquais de Césaire, l’objectif n’est plus de célébrer la République abolitionniste mais les actions des héros de couleur comme Toussaint Louverture ou Louis Delgrès, les insurrections anti-esclavagistes ou les Marrons qui ont contribué à leur propre processus d’émancipation. Le but est de construire un récit alternatif au récit colonial et ce afin de bâtir de nouvelles nations. Il faudra attendre la fin des années 1990, pour voir apparaître dans l’espace public de nouvelles grammaires de l’esclavage centrées désormais sur ses victimes (au cours par exemple de la grande marche commémorative des «  descendants d’esclaves » du 23 mai 1998). L’adoption en 2001 de la loi Taubira s’inscrit dans ce processus, de même que la circulaire Fillon (2008) qui rend hommage aux souffrances de l’esclavage.

Pourquoi alors que les commémorations autour de la Shoah semblent vécues comme un moment d’union nationale, celles autour de l’esclavage apparaissent comme clivantes et accusatrices ?
Je ne sais pas si l’on peut poser ce diagnostic en ces termes. D’une part, les commémorations de la Shoah n’ont pas toujours fait consensus politiquement, surtout s’agissant de la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. D’autre part, hormis quelques personnalités politiques et intellectuelles de droite et d’extrême droite, les commémorations de l’esclavage sont relativement bien acceptées dans l’espace politique et médiatique. Les clivages apparaissent plutôt à l’intérieur des mouvements associatifs qui se positionnent sur la mémoire de l’esclavage. L’enjeu aujourd’hui le plus clivant concerne assurément la question des réparations, leur modalité (morale, financière…) et non la commémoration de l’esclavage en elle-même.

[1] Victor Schoelcher est un député français à l’origine du décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848.///Article N° : 13533

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