« Faire des gens que je croise des personnages de fiction »

Entretien d'Olivier Barlet avec Mehdi Charef

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Les Rencontres des cinémas du monde de Sainte-Jalle (Drôme, France) ont invité du 21 au 24 juillet 2016 Mehdi Charef, avec la projection de Le Thé au Harem d’Archimède, Miss Mona, La Fille de Keltoum, Marie Line, Cartouches gauloises et Graziella. Ce fut l’occasion d’un entretien public sur sa démarche cinématographique dont on trouve ici la transcription.

Ces Rencontres des cinémas du monde offrent une rétrospective de tes films, ce qui nous permet d’aborder ton œuvre globalement. En dehors de Camomille et Au pays des Juliets, nous avons pu voir et revoir tous tes longs métrages. Ce qui me frappe est comment tu mets dans chaque film en scène une rencontre entre des êtres qui sont souvent des marginalisés, des reclus sans visibilité. Il s’agit pour toi de leur restaurer une humanité et on sent qu’il y a là, derrière la démarche de cinéma, une démarche de vie. Ces rencontres se font entre des personnages parfois improbables, en tout cas inattendus, dans le cadre de fictions où l’imaginaire tient une grande place.
La fiction permet de filmer la réalité autrement. Elle est parfois trop brute. Les silences et les regards l’enrichissent. Les invisibles ne veulent pas être visibles. Faire de ces gens que je croise des personnages de fiction permet de les aborder autrement, dans ce qu’ils cachent, ce qu’ils ne veulent pas dire. Au début de l’écriture, on les porte. Et puis peu à peu, ils se détachent, on se sent plus léger. Il ne faut qu’ils deviennent un fardeau pour le spectateur. Les situations sont difficiles : il faut faire attention de ne pas alourdir. J’aime bien écrire dans les endroits publics. Pour Marie Line, ce n’était pas un sujet que je voulais aborder mais un jour, j’avais découvert une cafeteria dans un centre commercial et son manager est entré qui était une caricature comme dans le film : costume gris, cravate rose, chemise verte. En voyant une employée d’origine africaine en train de faire le ménage, il s’est écrié : « Merde, j’ai oublié de faire leur paie ! ». L’employée n’a pas bronché mais paraissait effondrée. J’écrivais autre chose et ça m’a donné envie d’explorer ce milieu. Traînant dans les rayons, j’ai retrouvé ce manager qui vérifiait la propreté et obligeait une employée à s’accroupir pour voir ses formes. C’est de cela qu’est parti Marie Line.
Donc des personnages complexes, ni aimables ni non-aimables.
Oui, mais pas des gens tristes ou malheureux, des gens qui ont une ambition. C’est la façon dont on les considère qui m’a aiguillé, et donné l’envie de savoir d’où ils venaient. De même pour Miss Mona : j’avais rencontré un clandestin allemand dans un bar. Il avait envie de réussir. Et dans les bars, on rencontrait des travestis qui s’apprêtaient à passer la nuit à tapiner. L’un d’entre eux avait passé la quarantaine et ne pouvait plus se joindre au groupe. C’est en liant ces deux personnages que j’ai pensé le film, mais en s’éloignant de la réalité.
Tu rencontres ainsi des personnages potentiels qui fournissent le terreau d’une histoire.
La fiction est ce que je rajoute de ce qu’ils n’ont pas envie de dire ou de vivre, qu’ils ne me disent pas. Je ne sais si c’est eux qui me le soufflent ou si c’est ce que j’ai envie qu’ils disent, mais je ne me pose plus la question.
Ces personnages sont dans un fond tragique récurrent.
Oui, mais cela met en exergue leur envie de vivre, de résister, de survivre. On est tous à se battre pour des petites choses, mais l’essentiel est de rester vivant. Je l’ai appris par ma mère quand j’étais gamin. Je m’inquiète parfois pour ma fille mais ce qui me rassure, c’est qu’elle reste vivante. Ce travesti de Miss Mona joué par Jean Carmet ne fait plus recette sur le trottoir mais va encore aimer.
Cela veut dire avoir des gestes envers les autres.
Oui, cela veut dire faire avec les autres, y compris les gens très durs. Gamins, on nous dit que la vie est merveilleuse mais c’est une illusion : l’institutrice devrait nous regarder dans les yeux et nous dire « vous allez en chier » ! La vie serait moins dure !
Les personnages de tes films sont toujours en train de se reconstruire.
Oui, c’est juste. Il faut s’élever au-dessus des duretés de la vie, pour arriver à rêver.
Le Thé au Harem d’Archimède et Cartouches gauloises sont plutôt autobiographiques mais portent eux aussi des enjeux de rencontres pour une possible collectivité.
On s’en sortira ensemble, c’est surtout ça. Le travesti avec le clandestin, les deux adolescents, Marie Line et ses employés : il s’agit d’évoluer ensemble, malgré les différences interculturelles ou autres.
Tu avais fait une pièce de théâtre, 1962, qui traitait d’une rencontre ratée entre Français et Algériens.
Oui, je pense qu’ils se sont ratés. Ils auraient pu faire quelque chose ensemble. Cela a été très vite et les Français ne voulaient pas céder la terre. Ils ne sont plus rendus compte que des gens vivaient autour d’eux. Ils vivaient bien mais le bonheur rend con. Ils ne nous ont plus vus. Les instituteurs, les petits commerçants, les médecins étaient ouverts mais la rencontre au fond ne s’est pas faite.
Cartouches gauloises a été cofinancé en 2007 par Alger, capitale de la culture mais a été fortement critiqué en Algérie.
C’est à cause des Harkis qu’on voit dans le film. Les Algériens n’ont pas aimé que je montre cette tragédie. Gamin, je voyais partir les Français : ils pleuraient tous. Les parents mettaient de force les enfants dans les voitures. Et les Harkis se faisaient caillasser. Même moi, j’ai dû le faire quand ils sortaient de la caserne et traversaient le village, se cachant dans des camions bâchés. Les Harkis, ils avaient leur solde, ils étaient bien habillés : cela avait donné envie à certains pour pouvoir se marier et avoir une maison. Je les détestais : ils me faisaient peur ; ils étaient plus violents que les soldats français. Mais aujourd’hui, les fils de Harkis sont des fils de traîtres. Ils portent cette faute malgré eux. C’est comme ça que j’ai écrit Le Harki de Meriem qui porte ce nom car c’est grâce à sa femme qu’il survit.
Le Thé au Harem d’Archimède se fait deux ans après la Marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme et démarre un mouvement que l’on appellera le cinéma beur. Trente ans plus tard, on a l’impression en voyant le film que les choses n’ont pas beaucoup évolué.
Les choses ont évolué. Cela a bougé durant presque quinze ans, jusqu’en 1998, quand on parlait de Black blanc beur. Mais ce qu’on a essayé de faire s’est écroulé, l’intégration et la tentative du vivre ensemble. Et puis, la religion s’en est mêlée En Algérie, le FIS aurait été au pouvoir si l’armée n’avait pas interrompu le processus électoral en janvier 1992 et ensuite la violence a été terrible. Aujourd’hui, ce que nous avions amorcé n’a plus la même ampleur.
Des films se font, l’expression culturelle est permanente mais sa visibilité est problématique.
Elle est installée mais on a perdu l’enthousiasme des années 80-90 qui n’ont pas mené là où on aurait voulu.
La rencontre ne s’est pas faite.
La rencontre s’est un peu faite mais la religion a tout cassé. Les Français ne voient plus que le côté intégriste et cela nous a blessé : tant d’efforts pour arriver au recul actuel. Mais de belles choses continuent de se faire. Il y en a qui ne lâchent pas, c’est fort.

Débat avec la salle

Sur l’esthétique
J’ai vu beaucoup de films et ai envie de faire du cinéma. Il faut qu’on ait l’impression qu’on n’a jamais rencontré les personnages. On sort du réel pour permettre leur élan aux acteurs. La lumière se travaille : lorsque Marie Line porte sa robe de mariée, il faut qu’on sente le rêve. J’avais demandé à Muriel Robin de sourire pour que son côté aérien soit plus fort. Dans Cartouches gauloises, c’est le soleil algérien qui m’a écrasé quand j’étais petit.
Sur la musique
Elle aide à souligner des émotions. Mais ce n’est pas pour palier à ce qu’on n’a pas réussi à traduire avec la caméra ou dans le jeu des acteurs. Le cinéma français est heureusement plus discret à ce niveau et n’a pas peur des silences. Elle se fait sur une copie de travail du film : on travaille ensemble pour trouver une écriture commune.
Sur la condition de la femme
Des souvenirs d’enfance sont là, qui ont choqué, que l’on retrouve dans La Fille de Kheltoum. Le film est parti de ces souvenirs. Cela ne décrit pas tous les hommes, certains sont formidables !
Ali de Cartouches gauloises est-il Mehdi enfant ?
En grande partie. Je vendais les journaux, c’est comme ça que j’ai connu les Harkis. Les instituteurs ont eu peur et sont partis : nous n’avions plus d’école. Mon père étant absent, ma mère m’emmenait pour ne pas sortir seule. J’ai ainsi vu des choses choquantes comme la scène du puits où se cachaient les Fellaghas. J’ai vu des membres de ma famille mourir. J’avais aussi des copains français avec qui nous faisions les 400 coups. Nos relations se sont dégradées à la faveur des attentats. La population française s’est repliée sur elle-même. J’avais dix ans à l’Indépendance. Les Français d’Algérie étaient fiers et dignes, ils avaient de l’orgueil. Quand ils sont venus en France, ils avaient perdu cela. Je les ai revus à l’école. La France n’était pas chez eux. J’ai compris pourquoi ils pleuraient en quittant l’Algérie. Je ne voulais pas faire ce film : je me demandais à quoi cela allait servir. Je ne voulais pas qu’on sente un parti pris. C’est très difficile d’être juste.
Sur les ateliers d’écriture avec les jeunes
On écrit des scénarios dialogués de trois ou quatre minutes. Ce sont en général les Conseils régionaux qui m’appellent pour les animer. Cela permet aux jeunes de se recentrer, tout en se portant ailleurs que leur réalité : imaginez votre Cité en 2050, par exemple. Cela a donné Demain ton territoire, avec une classe de 3ème du collège Pablo-Picasso de Garges-lès-Gonesse. J’interviens aussi parfois avec les détenus dans les prisons, et cela m’a aidé à penser Graziella, mon dernier film : je me suis demandé ce qu’ils deviennent quand ils sortent, alors qu’ils sont cassés.
Un projet de film ?
Un film sur la danse hip-hop. Je suis très frappé par le travail de la Compagnie Käfig dirigée par Mourad Merzouki. Ça changera un peu du tragique !

///Article N° : 13717

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