Pour une gratuité du spectacle cinématographique en Afrique, ou le cinéma comme bien commun

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Le seul droit de l’auteur, c’est son devoir de créer.
Si quelqu’un veut l’oeuvre, qu’il la copie. J’ai été payé pour mon travail.
Jean-Luc Godard
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La gratuité dans les arts relève d’une vision utopique partagée par de nombreux intervenants de la culture et de créateurs, notamment en raison de leurs démarches, le plus souvent spontanées ou matériellement désintéressées, motivations largement partagées au sein des différentes civilisations. Moult actes créatifs s’expriment couramment sous leurs formes primaires, car peu couteuses : chanter, danser ne nécessite originellement que l’emploi de son corps ; peindre, écrire, sculpter, faire des marionnettes, jouer de la musique ou des scènes de théâtre peut ne faire appel qu’à des appoints matériels limités ou se situant hors marché (issus directement de la nature, récupération, etc.). Dès lors, pour leurs promoteurs, faire coïncider l’extrême faiblesse des coûts de production de leur expression artistique avec, pour le spectateur, un prix nul ou volontaire, se conçoit aisément, voire, en certains cas, peut être revendiqué comme partie intégrante de l’esthétique de l’acte ou de sa réception. Pour certains de ces arts, une première difficulté est toutefois apparue lorsque l’on a pu passer d’une (re)présentation unitaire à un instant effectuée par les artistes eux-mêmes, à une diffusion reproductible mécaniquement ou électroniquement (livres, disques, lithographie, etc.) par d’autres. Cette entrée dans l’ère de la reproductibilité, qui a été analysée depuis longtemps (2), modifie de très nombreux éléments, tant au niveau de la réception notamment par l’abondance du public potentiellement accessible, que par la perte de l’aura symbolique du produit qui voit disparaitre son caractère unique. Il en va de même au niveau de la fabrication, cette (re)production impliquant l’arrivée de nouveaux acteurs (éditeurs…) et l’accroissement des coûts affectés qui les font entrer, à ce stade, dans une industrie, dite culturelle. Depuis la fin du XXe siècle, la technologie numérique bouscule toutefois cette étape, provoquant l’abaissement drastique des coûts directs (3), celui d’un fichier numérique étant sans commune mesure avec le support physique originel, tant au niveau de la production que de la diffusion.
Pour le cinéma toutefois, la problématique n’est pas exactement la même. D’abord parce que né commerce (4) puis devenu industrie, c’est bien l’argent qui fonde sa naissance et permet son fonctionnement. Ensuite parce que, dès les origines, la production-réalisation des films fut un acte collectif, nécessitant une abondante main d’œuvre et des outils variés (caméras, décors, etc.) dont la complexité et le coût se sont accrus au fil des évolutions technologiques, déployant un ensemble de métiers rassemblés au sein d’industries spécialisées (studios, auditorium, laboratoires, etc.). Dès lors, à ce premier stade de la filière, aucune utopie de la gratuité ne s’envisage durablement, l’ensemble des métiers, techniques comme de création, appelant une rémunération pour vivre, même si des actes de bénévolat ou de sous-rémunération s’enregistrent régulièrement pour aider certains films de longs métrages à se faire, et fonde une large partie de l’économie du court-métrage. En revanche, régulièrement, les évolutions technologiques ont pu produire le fantasme d’un abaissement suffisant des coûts pour permettre aux amateurs de s’en emparer et de s’en servir comme des professionnels : du 16mm de Jean Rouch à la vidéo de Godard, en poursuivant par le numérique, les tentatives, notamment militantes, ont été légions, jusqu’à l’intérêt que l’on peut porter aux films de famille en 8mm (5), ou à l’essor des œuvres filmées sur téléphone portable (6). De plus, grâce à leur numérisation et à Internet qui a généré une nouvelle culture et perception de la valeur (7), la mise à disposition gratuite des œuvres amateurs en direction du public qui a accès à cette technologie a été rendue possible (ainsi d’ailleurs qu’une grande partie du patrimoine mondial des films (8)), mais leur réception est aléatoire, rarement valorisée et elles se cantonnent massivement à des niveaux de visibilité confidentiels, même si, comme à la loterie, quelques buzz à audiences internationales laissent rêver le contraire à une foule d’aspirants. Toutefois, si l’ensemble de ces productions d’images animées existe et se multiplie à coût réduit voire quasi nul, nonobstant leur éventuelle valeur documentaire ou artistique, elles ne sont pas des films de cinéma.
En effet, à des fins de protection du commerce des films, la définition de ces derniers a très tôt été strictement réglementée dans l’ensemble des pays industrialisés, dont en France par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), pour lequel « constituent des œuvres cinématographiques de longue durée, celles dont la durée de projection en salles de spectacles cinématographiques est supérieure à une heure » et impose que toute « représentation cinématographique est subordonnée à l’obtention d’un visa d’exploitation délivré par le ministre chargé de la culture » (article L211-1 du code du cinéma et de l’image animée). Et ce visa, d’exploitation, dit bien son nom : il s’agit, au-delà des critères politiques, esthétiques ou moraux de son attribution, de permettre aux œuvres d’être exploitées, c’est-à-dire commercialisées, d’abord et obligatoirement dans les salles du même nom, avant d’autres supports et médias ultérieurs.
Dès lors, il convient d’interroger le processus sur lequel pourrait légalement se fonder une gratuité de la représentation collective du film en salle qui respecterait l’ensemble de la chaine de valeur, et de rappeler qu’il existe déjà des formules de diffusion légales gratuites qui, quoique marginales, représentent un palliatif essentiel pour certaines populations sur une large partie de l’Afrique de l’Ouest francophone, et esquissent la possibilité que le film y devienne un bien commun, en entrant tôt dans le domaine public.
Pourquoi (encore) payer sa place de cinéma ?
Par essence et définition, tout nouveau film mis sur un marché est commercial et destiné à rapporter de l’argent : l’opposé de la gratuité. Rapporter de l’argent, certes, mais à qui et comment ?
Selon un certain régime juridique dit de propriété intellectuelle, à la production, et à et via les deux autres branches de la filière, la distribution et l’exploitation cinématographiques. A ce stade, il convient donc de détailler les intérêts financiers, pas toujours analogues ni convergents historiquement et géographiquement, des différentes acteurs de la filière cinématographique mondiale.
Les besoins et intérêts de la production cinématographique
-Historiquement le mécanisme dominant de rémunération du film par les salles, dit de la remontée de recettes, telle que l’applique la plupart des économies libérales contemporaines, se fonde sur une cession temporaire des droits de projection du film (location), proportionnelle aux recettes engendrées par les salles. Ce système, très astucieux, représente toutefois une atypie dans l’économie globale car, contrairement à la quasi-totalité des biens et services marchands, il se voit totalement déconnecté des coûts de production. Sans lien avec ces derniers, plus le film génère d’entrées et de recettes, plus le distributeur et plus le producteur toucheront de revenus (mais presque jamais le personnel qui a concouru à sa fabrication). Il n’est toutefois ni l’unique, ni le mode originel de rémunération des producteurs/réalisateurs. Pas le seul mode, car il est possible – et cela s’observe pour les ventes des films en certains pays étrangers – de pratiquer une cession totale des droits sur une durée et une aire géographique déterminées, pour une somme forfaitaire qui peut donc être faible, ou nulle (rendant possible la gratuité). Originellement surtout, durant la première douzaine d’années de son existence, le revenu du film cinématographique était calqué sur toutes les autres productions marchandes, c’est-à-dire qu’il était vendu seulement sous sa matérialité, les bobines, avec deux critères principaux, la longueur de pellicule impressionnées (au mètre : plus le film était long, plus il coûtait cher), et sa fraicheur (moins il était récent, moins il coûtait cher).
-Juridiquement à l’origine, les acheteurs du film, les forains et marchands ambulants essentiellement, pouvaient revendre les bobines une fois le potentiel du film épuisé auprès de leur clientèle, s’assurant un revenu mais provoquant symétriquement une perte ou, plus exactement, un non-revenu pour les producteurs. Ces derniers, peu nombreux et essentiellement occidentaux, comprirent rapidement que ce marché secondaire leur échappait, et que cela leur était d’autant plus préjudiciable que le succès du cinématographe s’amplifiait et que donc, d’une part leurs films circulaient et se revendaient de plus en plus, mais qu’également les recettes liées au nombre de spectateurs regardant leurs films s’accroissaient. Ce succès n’enrichissait que les forains qui se sédentarisaient dès qu’un public local quantitativement suffisant émergeait, donnant naissance à ceux qui deviendront les exploitants de salles de cinéma. Aussi, au service d’une répartition différente des revenus des films, des deux côtés de l’Atlantique des formalisations intellectuelles et des actions judiciaires furent menées concomitamment par Thomas Edison aux Etats-Unis, et surtout par Charles Pathé en France (9) qui dominait le marché mondial de la vente des films. En imitant la bataille des droits littéraires gagnée deux décennies plus tôt, elles ont visé à transformer et accroitre les droits du producteur, en développant la notion de propriété intellectuelle à son profit. Il s’agissait de le faire apparaître comme l’un des créateurs du film, et en conséquence le considérer comme l’un des auteurs, et donc asseoir une reconnaissance juridique, non seulement en droit moral, mais surtout patrimonial, avec une rémunération assise sur les revenus d’un produit qui se transformait ainsi en œuvre, protégée par la convention de Berne (10). Aussi, après nombre de menaces et procès envers ceux qui ne respectaient pas ce nouveau droit que ses luttes imposaient, en 1907 Charles Pathé annonce la cessation de la vente des films au profit de leur location, qui sera généralisée en 1909 par ses concurrents comme Gaumont, donnant naissance à un nouveau métier, le loueur (distributeur) de films. D’abord calquée identiquement sur la longueur et l’ancienneté des films, progressivement cette location se fondera sur leurs recettes en salles. Cela permettra un essor de la production en lui accordant des moyens croissants, mais progressivement cela procurera aux entreprises dominant le marché dans ces deux branches de la filière des revenus de rente, totalement déconnectés des coûts initiaux de fabrication, grâce à la protection juridique du film, soit sous le régime européen du droit d’auteur, soit sous celui anglo-saxon du copyright (11). Et pour le reste du monde ?
-Géographiquement, à cette époque et pour le demi-siècle qui suit, l’essentiel des trois autres continents peuplés forme l’empire colonial d’une fraction de l’Europe -essentiellement Anglais d’un côté, Français (Belge, Hollandais et Portugais) de l’autre-, et adopte donc l’un des deux régimes juridiques pour l’exploitation des films, qui seront conservés après les indépendances politiques des années 1950-60. Mais si les empires disparaissent au profit d’Etats-nations juridiquement autonomes, l’hégémonie, voire l’impérialisme (12) économique se renforce. Il s’exprime notamment par un ensemble de réglementations et d’organisations dites internationales (FMI, OMC, etc.) qui participent à une consolidation des intérêts des entreprises dominantes, toutes situées dans l’hémisphère nord, même si on enregistre la montée en puissance extrêmement rapide de deux pays sous-continents, l’Inde et la Chine, mais parallèlement l’écart grandissant avec d’autres parties du monde, telle l’Afrique.
Or, dans le domaine du cinéma, il faut constater qu’un autre demi siècle plus tard la majorité des nations n’a pas, ou plus, de salle de cinéma, ni de distributeur de films, et n’a jamais eu de producteurs et a peu produit de films, quoique leurs populations consomment de plus en plus d’images, dont des films venus d’ailleurs. Dès lors le combat juridique et culturel autour des régimes de propriétés intellectuelles peut apparaitre, aussi, comme un abus de position dominante dans la visée de maintenir le plus longtemps possible une situation de rente financière à quelques entreprises privées, selon un discours qui prétend défendre les créateurs, mais dont, en réalité, l’essentiel des revenus revient à quelques conglomérats internationaux détenteurs des droits patrimoniaux des œuvres, un effet de concentration croissante s’observant au niveau mondial.
-Ethiquement, comme en dans de nombreux autres secteurs (brevetage du vivant, etc.), ces créations et privatisations récentes dans l’histoire de l’humanité des revenus liées aux œuvres de l’esprit, via des normes de droit toutes édictées par les anciennes nations industrielles qui ont fondé leur puissance sur le non-paiement des ressources (matières premières, main d’œuvre) d’autres nations, peut en effet interroger. Sans revenir sur les très nombreux débats autour de la propriété industrielle qui entourent la montée en puissance de son importance économique, notamment pour des pays qui ont peu de richesses naturelles et qui voient leurs industries traditionnelles décliner, on peut toutefois souligner certains effets. En bloquant l’accès aux droits sur une longue durée ou en rendant excessif leur prix de vente, cet effet de monopole juridique conduit de facto à limiter la diversité de l’offre culturelle légale en certains pays (Asie centrale, Amérique du Sud, Afrique notamment) et/ou sur certains supports, telle la salle de cinéma. Historiquement récente, la durée de protection de ces droits tend à s’allonger, l’union européenne par exemple l’ayant porté à 70 ans après la mort des auteurs (directive n°93-98 du 29 octobre 1993), manifestant leur financiarisation croissante, non point au service des auteurs – ce qui était leur vocation originelle – mais essentiellement au profit de groupes mondiaux de gestion de ces droits (13). Dans le débat sur la protection des œuvres et le respect des droits des auteurs, il convient alors de distinguer clairement d’une part les droits moraux (respect de l’intégrité de l’œuvre, etc.) qu’un principe de gratuité légale ne devrait pas altérer (au contraire de la plupart des mises à disposition non autorisées sur internet) ; et les droits patrimoniaux liés à la reproduction de l’œuvre de l’autre, avec leurs diverses composantes : le principe, les bénéficiaires, la rémunération et la durée. Des changements légaux peuvent parfaitement intervenir pour modifier l’un de ces critères, actant souvent des rapports de force sur le marché, mais de ce fait la durée de protection de commercialisation par exemple pourrait se voir temporellement raccourcie à quelques années, voire quelques mois, et géographiquement adaptée (telle durée sur telle zone, moindre sur une autre), des modulations existant déjà pour certains pays dits en voie de développement.
Notons toutefois paradoxalement qu’en pratique, en raison de certaines contraintes du copyright (formalités de renouvellement 28 ans après la première commercialisation, etc.), des milliers de films états-uniens sont déjà entrés dans le domaine public, mais aucun français. Le domaine public, qui rend utilisable une œuvre sans rémunération des ayant-droits, est le contrepoint de la protection des auteurs qui en a privatisé les revenus. Avant le XVIII° siècle en Occident, et encore aujourd’hui culturellement sur une large partie de la planète, toutes les expressions artistiques – chants, danses, etc. – relevaient du domaine public, c’est-à-dire qu’elles étaient considérées comme un bien commun ou collectif (14), appartenant à, et partageable par, la communauté.
L’expansion numérique bouleverse à une vitesse inconnue tous les usages sociaux, notamment par la diminution drastique des coûts d’accès pour la partie du monde qui en bénéficie. L’écart entre les pratiques quotidiennes vécues avec de faibles barrières techniques d’exclusion pour une part grandissante de la population, et des ilots du marché surprotégés au profit d’une minorité perd sa légitimité sociale et voit s’émousser son niveau d’acceptation morale. La numérisation abolit l’écart entre le support matériel et le contenu intellectuel, bouleverse les modes de pensée, de conception et de financements des œuvres, imposant le renouvellement de ces derniers, ce qu’a parfaitement su faire l’industrie musicale, qui a vu les revenus de la vente de disques diminuer de moitié dans la décennie suivant l’essor d’internet, mais qui connait désormais une croissance sans précédent des concerts et des cachets (de deux à dix fois plus au cours de la dernière décennie) des chanteurs (15).
-Economiquement les coûts de production d’un film long métrage sont très élevés (4,4 M€ en moyenne en France en 2015, quinze fois plus pour un film d’une major Hollywoodienne) et sans commune mesure avec ceux de n’importe quelle autre œuvre d’art. Il convient donc légitimement, pour les producteurs, de pouvoir assurer leur amortissement, soit unitairement (ce dont plus aucun ne rêve, le succès d’un seul film permettant en fait de garantir le financement d’une demie douzaine d’autres qui ont perdu de l’argent), soit pour l’ensemble de leur catalogue. Sur ce marché toutefois, pour le consommateur final, pour les raisons historiques évoquées mais à l’encontre des autres arts, sur les supports de diffusion du film – salles, vidéo, télévision, VOD- il ne s’observe :
-ni de proportionnalité entre les coûts de production du film et le prix payé : à la télévision la redevance et l’abonnement sont les mêmes quelles que soient les offres des chaines et les pratiques des téléspectateurs ; le coût d’achat ou de location d’une vidéo est également le même quel que soit le coût du film, ainsi que le prix du ticket en salles. Or, fondé sur le coût de production comme pour les autres biens, le prix pour voir un film de J.M. Straub devrait être dix fois moins élevé que celui d’un C. Chabrol, qui serait lui-même dix fois moindre que celui d’un de S. Spielberg ;
-ni d’application de la théorie de l’offre et la demande. Sur les autres marchés de l’art, même sans évoquer celui spéculatif des œuvres les plus connues (peinture, sculpture..), le consommateur accepte avec évidence ne pas payer le même prix en fonction du niveau de la demande : exprimée par la notoriété ou le nombre antérieur d’œuvres vendues par exemple, un musicien international pourra faire payer le ticket d’entrée à son concert vingt fois plus cher qu’un artiste local (16). Mais pas au cinéma, où les films les moins demandés en salles sont loués au spectateur (comme à l’exploitant) au même prix que ceux qui le sont le plus ; quelle que soit la file d’attente pour son film, le spectateur français paiera sa place en moyenne 6,50€ (2016).
Mais dès lors, le prix de la place étant déconnecté du coût de production des œuvres comme de ceux de distribution et de l’exploitation, et n’obéissant pas non plus au mécanisme de l’offre et de la demande, pourquoi n’est-il pas de 65€ ? ou 0 €? Tel serait pourtant la valeur vers laquelle tend le consentement à payer du cinéspectateur au Nord, sentiment que lui procure déjà la déconnection du paiement à l’acte permis par les abonnements illimités depuis 2000 en France, sans parler des pratiques généralisées du streaming ou du téléchargement sans paiement direct.
Concernant ces derniers, incidemment ils assurent la fortune d’entreprises (You Tube, Daily Motion, etc.) qui ne font pas respecter les droits patrimoniaux par absence de rémunération des œuvres qu’elles permettent de diffuser, mais ne font pas non plus respecter leurs droits moraux (œuvres tronquées, mal enregistrées au rendu partiel ou dégradé, etc.).
-Comptablement, les modes de financement et d’amortissement des coûts de production ont fortement évolué dans le temps et divergé dans l’espace. Des origines aux années 1970, partout dans le monde la quasi-totalité du financement provenait du spectateur de cinéma, en amont via le producteur qui réinvestissait ses bénéfices des films précédents, ainsi que des distributeurs et des exploitants qui pouvaient verser au producteur des à-valoir (anticipations des recettes à venir sur ce film) ou minima garantis. Et en aval, une fois le film sorti sur les écrans, ce même spectateur assurait des revenus directs au film et donc aux suivants. Dans quelques pays l’Etat venait compléter le dispositif financier, notamment en France et après la Seconde Guerre mondiale.
A partir des années 1980, la montée en puissance des télévisions, en clair puis par abonnement, se manifesta spectaculairement aussi dans le financement des films, qui réalisaient alors les plus fortes audiences parmi les programmes du petit écran, et dont elles avaient alors fortement besoin commercialement. Que ce soit en coproduction ou par préachat, cela permit un préfinancement qui devint rapidement prépondérant en Europe, supérieur à celui des producteurs eux-mêmes après le milieu des années 1990. La part des exploitants disparut complètement, et celle des distributeurs, déterminante jusqu’au début des années quatre-vingt puisque pouvant représenter 20 à 25% du budget des films, s’amenuisa drastiquement jusque moins de 2% pour remonter légèrement ensuite. Cette arrivée massive des télévisions dans le préfinancement des films en Europe en général, et en France en particulier, eut en cette zone de nombreuses conséquences :
-une perte d’indépendance économique et artistique de la filière cinéma au profit de l’audiovisuelle, entrainant une modification des œuvres elles-mêmes, notamment esthétique, de diégèse, de genres traités, etc. (17)
– ne produisant massivement plus des films pour les salles, mais par et pour les télévisions, les spectateurs nationaux les ont délaissés, provoquant depuis trois décennies l’effondrement de la part de marché européenne au profit de l’états-unienne qui, elle, a conservé les salles comme source d’amortissement principal, et donc continue de faire des films pour elles, imposant un cinéma-monde dans un désert d’offres concurrentielles sur le vieux continent. Le maintien (Inde) ou l’apparition (Nigéria) d’autres cinématographies fortes ne demeure possible que sur des marchés de grande taille, et grâce à l’indépendance de leurs sources de financement vis-à-vis des télévisions.
Ainsi, cent vingt ans après son apparition, quatre zones géographiques distinctes adoptent des modes de fonctionnement et des intérêts divergents au niveau de la production cinématographique :
-trois grands marchés s’autosuffisent, l’Inde et le Nigéria d’une part, premiers producteurs mondiaux de films, mais à l’exportation limitée, le second étant un marché encore faiblement régulé par l’Etat, sans application d’un code de propriété intellectuelle et avec peu de salles de cinéma ; et la Chine qui vit depuis dix ans un essor historique jamais enregistré ailleurs, puisque depuis 2013 il s’y ouvre chaque année davantage de nouveaux écrans que n’en compte la France au total (18) ;
-le reste de l’hémisphère Sud, soit la majorité des pays avec l’essentiel de l’Asie, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique, sans industrie du cinéma, et pour lequel la notion même de propriété intellectuelle n’a culturellement et matériellement guère de sens même si, souvent contraints ou pour protéger d’autres secteurs industriels, ils adhérent à l’OMPI ;
-un marché dominant, les Etats-Unis d’Amérique, troisième producteur, mais premier distributeur mondial de films. Les huit majors hollywoodiennes, qui tirent de l’étranger la majorité de leurs revenus, essentiellement en salles, permettent à l’audiovisuel d’être la seule branche industrielle de leur pays structurellement excédentaire à l’exportation. Si elles ont imposé la numérisation mondiale du parc de salles à la fin des années 2000, c’est essentiellement afin lutter contre le piratage de la diffusion de leurs œuvres en la contrôlant techniquement, et pour abaisser leurs propres coûts de distribution ;
-tous les autres pays développés économiquement, avec des niveaux de production et d’exploitation très différents en niveaux, mais assez homogènes en fonctionnement, qui ont connu l’arrivée massive des télévisions dans le préfinancement des films, en attendant celle des fournisseurs d’accès, et d’autres acteurs d’Internet.
Or, lié à ce dernier support et à la numérisation des images, le bouleversement dans une partie du Nord des règles de financement provoque également d’autres profonds renversements. Au XXI° siècle, le préfinancement garanti par les télévisions assure une position de rente et fournit une garantie exceptionnelle aux producteurs : aucun de taille importante n’a fait faillite depuis deux décennies. Et surtout cela leur a permis de se passer des cinéspectateurs ! En Europe nul film de cinéma n’envisage plus de s’amortir exclusivement en salles, moins de 2% y parvenant encore en France (cinq à sept films par an sur les 250-280 produits) ; dans les recettes prévisionnelles pour amortir son film, il est courant que le producteur inscrive « p.m. – pour mémoire » sur la ligne des revenus attendus des salles. Si cette situation ne concerne pas (encore) les films aux budgets les plus élevés qui ont besoin de tous les marchés – salles, vidéos/dvd, VOD, Internet, télévisions – pour se rentabiliser, pour l’immense majorité des autres le lieu originel de vison collective ne joue plus le rôle d’amortissement financier, mais uniquement de valorisation symbolique de l’œuvre en la différenciant des téléfilms.
Dès lors, prenant acte que sa diffusion gratuite est effective, illégalement mais massivement sur les supports domestiques (Internet, DVD/VCD…) dans le monde entier, et que dans la plupart des cas le producteur n’a plus besoin des recettes salles pour fabriquer ni amortir le film, et enfin que dans les autres cas l’essentiel des revenus provient de quelques marchés géographiquement limités, et pendant une durée très brève, pourquoi ne pas envisager une libre mise à disposition des films sur les autres marchés passé cette courte exposition ? Pour répondre à cette question, il faut nous intéresser brièvement aux deux autres branches de la filière cinématographique qui vivent des films, la distribution et l’exploitation.
Les besoins et intérêts de la diffusion cinématographique
En salles le prix d’entrée ne varie pas en fonction du coût du film (souvent inconnu), et est peu différent d’un établissement à l’autre. Il peut en apparence aller du simple au double pour le prix plein tarif, mais en réalité et en moyenne beaucoup moins compte tenu des différentes offres tarifaires mises en place (réductions catégorielles, abonnements, etc.) (19). Ces faibles différences de prix pour un même film selon les établissements sont également sans commune mesure ni avec les prestations offertes et avec les coûts d’investissements qu’ils ont nécessités, ni avec les frais de fonctionnement (de personnel notamment). Et contrairement à la perception subjective du public, il s’observe par ailleurs en de nombreux pays européens une stabilité du prix moyen constant du ticket (hors inflation) depuis un quart de siècle, alors même que les entreprises dominantes dans l’exploitation ont consenti des frais historiquement élevés avec la construction des salles de la troisième génération (multiplexes). Ces faibles niveaux et harmonisations tarifaires s’expliquent notamment par la pression concurrentielle des autres supports de diffusion domestiques d’images animées (chaîne à péage, Internet…), mais également par l’intervention publique en de nombreux pays, tant au niveau de l’Etat (aides directes et indirectes, fiscales et parafiscales (20)), qu’à celui des communes (de la gestion directe à la subvention de fonctionnement aux salles).
Si la ventilation interne du prix du ticket varie d’un pays à l’autre, et notamment dans le niveau des taxes qui lui sont appliquées (environ 18% en France), la répartition de la recette nette guichet varie également mais pèse environ pour moitié en faveur de l’exploitant afin de couvrir ses frais fixes (amortissement du bâtiment et du matériel, etc.) et charges d’exploitation (frais de personnel, électricité, etc.) ; seule cette part est donc absolument nécessaire pour assurer physiquement les représentations auprès des spectateurs. L’autre moitié du prix net du ticket est reversée au distributeur du film, qui va en garder une partie – là aussi très variable (entre le cinquième et la moitié) selon les pays et contrats passés- pour son fonctionnement, et reverser le solde aux producteurs qui eux-mêmes rémunèreront les ayant-droits : ce mécanisme constitue la remontée de recettes qui a garanti, jusqu’à présent, la pérennité de l’industrie cinématographique mondiale. Enfin, essentiellement celle de l’hémisphère nord.
Sans pouvoir trop le détailler ici ni interroger l’évolution inévitable du métier de distributeur de films en salles, il convient de s’arrêter sur ses missions essentielles. Historiquement (21), c’est à lui que revient la mission de repérer un film et d’en acquérir les droits de diffusion (auprès du producteur), d’en assurer ses promotions et publicités afin de maximiser la visibilité de l’œuvre, de tirer les copies du film, d’en assurer le placement auprès des exploitants, de gérer le stock de ces copies et les demandes de programmation ultérieures, et enfin de garantir la remontée de recette auprès du producteur. Le cœur de ce métier- la valorisation commerciale et symbolique du film – se justifie pleinement au moment de son lancement mais, d’une part la durée de la carrière de ce dernier ne cesse de se raccourcir pour passer de plusieurs années d’exploitation (des origines aux années 1960), à seulement quelques semaines depuis deux décennies, l’essentiel des films réalisant les quatre cinquièmes de leurs entrées durant le premier mois d’exploitation. Dès lors, d’une part la gestion de leur carrière s’en trouve singulièrement raccourcie et facilitée, d’autre part l’importance économique de sa fin de vie en salles s’est vue largement émoussée, au profit des autres supports (VOD, DVD, télévision, etc.). Egalement, la gestion de la circulation et des stocks physique de copies en pellicule 35mm nécessitait un réel savoir-faire, mais le numérique et l’envoi de fichier de plus en plus souvent dématérialisé (ADSL, satellite) transforme profondément ce métier, et interroge son utilité au-delà de la période du lancement du film et de la gestion des premiers mois de son existence. Raccourcissement de la durée de vie économique des films en salles et numérisation de son support modifient donc radicalement le métier de distributeur de films, d’autres modes de gestion étant envisageables, notamment pour les diffusions de films déjà amortis ou de patrimoine : banque de films accessibles en ligne par les professionnels sur le modèle de la VOD, gestion directe par le producteur ou par des centrales d’ayant-droits, etc. Pour ce métier également, la pression des professionnels a su faire garantir par le Droit des rentes de situations qui génèrent des surcoûts dont ne bénéficient ni les exploitants, ni les films, ni les spectateurs.
Comment financer la gratuité ?
Depuis les origines, hors la fraude, il existe de très nombreuses formes légales de gratuité ou quasi-gratuité de diffusion collective du film, soit institutionnelles (patronages, ciné-clubs, projections dans les écoles, etc.), un moment d’ailleurs regroupées en France sous l’appellation « non-commerciale », mais que l’évolution des modes de vie, l’apparition des nouveaux supports, et les combats acharnés de l’exploitation commerciale ont quasiment fait disparaitre, y compris récemment des textes de loi de référence (22). Il ne faut pas non plus oublier les projections réservées à la presse, ni que les journalistes ne paient pas, ainsi que d’autres professions, du cinéma notamment. Il convient surtout de rajouter toutes les invitations (pour service rendu ou pour faire connaitre le film), délivrées soit par les distributeurs, soit par les exploitants ; au total, ces dernières catégories pèsent chaque année en France 2 à 3% des entrées globales, soit 4,7 millions de tickets exonérés en 2015 (23). Elles résultent toutefois de coutumes professionnelles ou d’avantages catégoriels, et non d’une économie globale généralisable.
Toute autre est l’action mise en place en Afrique depuis 2001 par un réseau associatif international, le Cinéma Numérique Ambulant. Alors que les Etats francophones se sont désintéressés du cinéma comme de toutes les industries culturelles depuis le milieu des années 1980, et que les salles de cinéma traditionnelles ont totalement disparu d’une majorité des pays d’Afrique subsaharienne dès le début du XXIe siècle, une initiative individuelle française, le CNA, a proposé d’apporter le cinéma, de surcroit africain, jusque dans les villages les plus reculés des huit pays dans lesquels il s’est progressivement implanté, offrant un accès libre et non payant aux séances dans tous les lieux dans lesquels l’une de sa quinzaine d’équipes mobiles se rend (24). L’analyse détaillée du modèle économique et politique des CNA ayant déjà menée ailleurs (25), nous n’en livrerons ici que la synthèse.
Exemple singulier d’une aventure humaine menée avec de faibles moyens financiers mais perdurant une quinzaine d’années après son démarrage, avec plus de onze millions de spectateurs touchés dans l’un des huit pays africains concernés par son action, le réseau des CNA a éprouvé la pertinence et la solidité de ses modèles éthique et économique. Innovant, ce dernier se rapproche de l’économie télévisuelle des chaînes en clair : ce n’est pas le téléspectateur qui paye, mais les annonceurs encadrant les programmes (26). De ce fait, sa pérennité a suscité de nombreuses demandes d’autres pays (Rwanda, Madagascar, Djibouti, Congo, etc.) et le réseau a donc vocation à s’élargir. Non-marchand, son succès repose sur une forte implication humaine des équipes et quelques principes simples :
– des ressources contractuelles liées aux programmes des ONG, de l’Etat national ou liées à la coopération d’un Etat du Nord permettent son fonctionnement peu onéreux,
-une aide publique ou de mécénat d’entreprise finance les investissements initiaux en matériel,
– l’absence de taxes d’une part, de rémunération de la distribution-production de l’autre, abaissent de 60% ses charges courantes par rapport à une exploitation classique,
-le non-paiement des séances par les spectateurs prend acte de la paupérisation du monde rural africain,
-l’absence de concurrence vis-à-vis de salles de cinéma qui d’ailleurs n’existent plus dans la quasi-totalité des situations, ou qui peut au contraire constituer une complémentarité, tant par la localisation que la programmation,
-une participation matérielle symbolique du chef de village au nom de la collectivité.
Sur ce dernier point, outre l’acte de reconnaissance de leur travail que cela constitue pour les membres de l’équipe de projection, cette légère contrepartie fonde un contre-don qui, même asymétrique, empêche l’assimilation de sa venue à un geste unilatéral de charité, octroyé et donc subi, qui pourrait provoquer son rejet, son dénigrement ou son dévoiement à des fins manipulatrices. Le danger du don sans contre-don étant l’apparition d’une ascendance voire d’un assujettissement, la transformation de la valeur d’échange d’un bien ou d’un service pour l’amener à la gratuité permet, souvent inconsciemment mais bien réellement, au donateur d’en tirer une « plus-value de domination » (27). Puisque le don unilatéral fonde la supériorité, seul l’échange permet la réciprocité et l’élévation du récipiendaire. En effet, l’éventuel intérêt du partage de la valeur d’usage d’un bien, fut-il culturel, ne suffit pas, en soi, à en justifier sa gratuité : la véritable extirpation de l’économie marchande que représenterait la gratuité résulte moins d’une mise à disposition gracieuse, que de la capacité à restituer aux bénéficiaires la possibilité de rendre, à leurs mesures. Ainsi, le succès et la rapidité de la révolution anthropologique provoquée par le numérique et Internet résultent beaucoup moins de la possibilité d’avoir un accès apparemment libre et gratuit à tous types de biens informationnels produits notamment par les industries culturelles, que de pouvoir échanger, faire partie d’un réseau, mettre soi-même à disposition, devenir ce que dit bien l’expression, un pair à pair (P2P).
Compte tenu des réalités économiques, culturelles et sociales africaines – absence de revenus pérennes pour la majorité de la population, de routes et de moyens collectifs de transport, de sécurité en de nombreuses zones, de volonté politique ; faiblesse de l’Etat, fraude, corruption, clanisme, poids de l’économie informelle, etc. (28) – c’est envisager encore la construction d’une industrie cinématographique calquée sur le modèle occidental qui relève aujourd’hui de l’utopie, pas d’offrir gratuitement du cinéma aux populations.
Pour les populations à très faible niveau de revenu,- soit la majorité des africains, des asiatiques et des américains du sud qui vivent avec moins de un euro cinquante par jour -, encore extrêmement éloignées de ces problématiques dont il faut rappeler, sans culpabilité, qu’elles sont de privilégiés, envisager un modèle économique issu du fonctionnement classique de l’industrie cinématographique occidentale, et tenter de faire payer les spectateurs une somme, aussi modeste soit-elle, s’avère dans une majorité de villes ou de villages sur la planète techniquement impensable et un non-sens culturel. La preuve en a, longuement, été faite au cours de ce demi-siècle qui a connu la destruction ou l’impossibilité de l’émergence de la filière cinématographique en de nombreux pays. Certes, l’élargissement d’une « classe moyenne », souvent annoncé, mais dans les faits fortement circonscrite à quelques métropoles sur le continent africain, peut laisser espérer la viabilité de quelques salles commerciales de type multiplexe. Mais ailleurs, et notamment dans les campagnes où réside encore la majorité des habitants, outre les difficultés pratiques de mise en œuvre d’un paiement et son rendement financier dérisoire, le risque de fuite et d’exclusion d’une large partie de la population est contradictoire avec la philosophie générale d’un accès au plus grand nombre aux spectacles et patrimoines cinématographiques.
En sus du plaisir du moment dans l’échange et le partage, permettre à tous sans exclusive d’accéder au cinéma, donner une base de connaissance de leur propre cinématographie et former les futures générations de spectateurs, tant au goût du cinéma que pour préparer leur retour dans les salles, poser la pratique collective comme alternative aux usages sur écrans individuels en voie de propagation exponentielle, bref faire advenir le cinéma comme bien commun, peut être posé comme objectif prioritaire. Cela participe ainsi, pour l’avenir du cinéma, à la (re)construction indispensable d’un public dont pourrait bénéficier le circuit commercial classique s’il revenait s’implanter. Action éducative et culturelle selon un versant d’intérêt général ou philanthropique, et préparation d’un marché solvable à terme se complètent ainsi, formant une logique inter-temporelle qui est également l’un des modèles de la gratuité marchande (29). La mise à disposition d’un service gratuit peut familiariser le public, offrant la possibilité à terme d’en demander une rémunération, volontaire ou fixe. L’action pourrait aussi être pensée avec plus d’ambition au niveau des Etats pour faire connaitre et valoriser les productions nationales, régionales ou continentales, la puissance du dispositif permettant la constitution d’une forte notoriété : une gratuité à coût nul pour eux, et très faible pour les tiers.
Le principal obstacle à lever pour un développement légal des projections cinématographiques (ambulantes en plein air et fixes en salles) demeure le coût des droits de diffusion des films. La situation contemporaine parait totalement anachronique et schizophrène puisque la totalité des œuvres se vend actuellement sans aucun respect ni des droits moraux (reproduction dégradée et altérées des œuvres, etc.), ni des droits patrimoniaux. Dans les faits, le piratage généralisé et l’économie informelle ne procurent aucun revenu, ni aux ayants-droit légaux, ni à l’Etat, et cela sur la quasi-totalité des supports de l’ensemble du continent, hors en Afrique du Sud et quelques salles isolées, notamment au Maghreb. Duplication en VCD/DVD de basse définition dès la sortie du film, diffusion en vidéo-clubs sur des écrans télévision ou de taille réduite, sites internet P2P, voire diffusion sur les chaines de télévision officielle sans autorisation ! Des indépendances (1960) à ce jour le problème a été pris à l’envers, les incitations au contrôle et à la répression s’avérant structurellement impossibles. Les Etats africains n’ont ni les moyens, ni l’envie, ni intérêt à lutter contre ce qui apparait comme une « piraterie » vue du Nord, mais comme une non-question voire une juste réparation après le colonialisme et le pillage des ressources de leur sol, activité qui de surcroit satisfait et fait vivre une partie de sa population (revendeurs, vidéo-clubs, etc.).
L’essentiel des films étrangers ayant été amorti ailleurs, et souvent très largement, l’autorisation juridique d’une diffusion non payante officielle ne lèserait pas davantage leurs producteurs que la situation contemporaine, même si certains, dans une vision à très court terme, peuvent toujours souhaiter un léger revenu additionnel. Mais il n’est pas inutile de rappeler que dans la quasi-totalité des pays occidentaux, la multiplication des supports numériques domestiques et la propagation exponentielle des accès quasi gratuits aux œuvres n’a en rien entravé la consommation des films en salles : au contraire, oscillant entre 150 et 180 millions d’entrées annuelles avant la diffusion d’internet, elle dépasse régulièrement les 200 millions depuis 2009 (205 millions en 2015) (30), niveau inconnu depuis le milieu des années 1960. Jamais il n’y a eu autant de téléchargements et de visionnements (streaming) non payants, et jamais depuis un demi-siècle les Français ne se sont rendus aussi nombreux en salles. Depuis longtemps, il est avéré que les pratiques et consommations culturelles sont cumulatives, et non point exclusives : plus on voit de films, ou écoute de la musique, et plus on a envie de voir des films ou d’écouter de la musique, sur différents supports.
Ainsi, alors qu’au Nord se répand l’illusion de la gratuité -construite par des financements indirects- pour de nombreux services informationnels liée à la reproductibilité sans coût apparent, que « l’âge de l’accès » permet aux médias de les faire accéder aux images et aux sons sans que ne se pose plus à eux la question de la propriété, pour le cinéma au Sud la problématique n’est plus, comme il y a un quart de siècle, de se battre pour la défense de maigres miettes sur des marchés moribonds, mais de choisir entre rien aujourd’hui, et l’espérance de gains ultérieurs. D’autant que, notamment au Sud, le piratage provoque la réduction des goûts en concentrant la demande sur quelques produits renommés, essentiellement non africains, et donc au détriment des productions culturelles locales. Abaissement de la durée des droits patrimoniaux à quelques mois sur certaines zones après la première commercialisation mondiale ; mise en place d’une licence globale permettant une rémunération collective « dont les revenus reviendraient directement aux ayants droit et non aux diffuseurs, ce qui réduirait la dépendance des artistes et limiterait en Afrique l’évasion des revenus vers les opérateurs extérieur » (31) ; élaboration de forfaits à bas coût incluant d’autres services (comme la téléphonie) ; financement adossé à des tiers privés comme les entreprises de télécommunications en pleine expansion qui pourraient y être incité ou contraintes réglementairement, mais également y trouver leur intérêt en terme d’image voir d’alimentation de leurs canaux, etc., les pistes de formules légales ne manquent pas.
La levée de cette barrière maintenue par une pensée issue du cœur des empires coloniaux permettrait, en sus de l’apport culturel et éducatif pour les populations, de tendre vers une régulation du marché, de favoriser l’émergence de diffuseurs respectant la qualité, voire la reconstruction de l’exploitation puis de la production par la croissance de la demande. Un changement de vision et de législation autour de la propriété intellectuelle par le Nord ne coûterait rien mais constituerait une véritable aide au développement à coût nul avec en retour une espérance de gains non négligeables !

1. Dans Branco Juan, Réponses à Hadopi, Capricci Editions, 2011, p. 79.
2. Benjamin Walter, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, dans Essais 2 1935-1940, Denoël, 1971.
3. Il existe toutefois de nombreux coûts indirects (ordinateur, alimentation électrique, abonnement à un opérateur, etc.) et cachés (centrales électriques, câbles et relais couvrant tout le territoire, etc.) qui induisent une nouvelle économie liée aux fournisseurs d’accès internet, et produisent des externalités négatives pour la collectivité (accroissement des inégalités et de la fracture zones équipées/reste du monde, réchauffement climatique, etc.) très éloignées des utopies qu’elles ont générées (gratuité et accessibilité à toute l’humanité).
4. La date de naissance du cinéma retenue, le 28 décembre 1895, est celle de la première séance publique payante du cinématographe en France.
5. Odin Roger (dir.), Le film de famille, usage privé, usage public, Méridiens-Klincksieck, 1995.
6. Voir notamment Allar Laurence, Creton Laurent & Odin Roger (dir.), Téléphone mobile et création, Paris, Armand Colin, 2014, et la production pédagogique de Benoit Labourdette, dont Tournez un film avec votre téléphone portable, Dixit, 2006.
7. Parmi l’abondante littérature sur cette question : Goldenberg Anne et Proulx Serge, « Internet et la culture de la gratuité », dans La gratuité. Eloge de l’inestimable, revue du MAUSS, La Découverte, 2010/1, n° 35.
8. Sur la question du piratage de ces œuvres qui ne sera pas traitée ici, voir notamment : Farchy Joëlle, Méadel Cécile, Sire Guillaume, La gratuité, à quel prix ?, Presse des Mines, 2015 ; Olivennes Denis, La gratuité, c’est le vol : quand le piratage tue la culture, Grasset & Fasquelle, 2007 ; Seydoux Nicolas, « Le piratage détruit le cinéma », Journal du dimanche, 26 mars 2009.
9. Bougerol Dominique, La construction de la figure juridique du producteur de cinéma, dans Creton Laurent, Dehée Yannick, Layerle Sébastien et Moine Caroline (dir.), Les producteurs : enjeux créatifs, enjeux financiers nouveau monde éditions, 2011, p. 22s.
10. La convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques a été signée en 1886 puis plusieurs fois complétée, et est approuvée par 168 pays en 2016 ; elle est gérée par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) au sein de l’ONU.
11. Benhamou Françoise, Farchy Joëlle, Copyright et droit d’auteur, La découverte, 2007.
12. L’hégémonie impose des règles que les autres ne peuvent pas ne pas respecter, et l’impérialisme traduit l’intervention d’un Etat dans un autre sans le gouverner directement ; ils se distinguent du colonialisme qui implique le gouvernement direct des affaires intérieures d’un pays subordonné. Sur l’évolution et l’interaction de ces notions qui visent, pour le dominant, soit à maximiser le produit de ses revenus, soit à rendre gratuits ou minorer ses coûts de production (main d’œuvre, matières premières), voir : Calhoun Craig, Cooper Frederick, Moore Kevin (dir.), Lessons of Empire : Imperial Histories and American Power, New York, New Presse, 2006.
13. Farchy Joëlle, Tardif Jean, les enjeux de la mondialisation culturelle, Lormont, Le bord de l’eau, 2011, p. 128.
14. En économie, un « bien collectif » est défini par un critère de non-exclusion (on ne peut priver personne de son usage, et sa consommation ne diminue pas celle qu’un autre individu pourrait en faire) ; et un critère de non-rivalité (l’usage par un individu n’empêche pas son usage par un autre) : Samuelson Paul A. « The Pure Theory of Public Expenditure ». Review of Economics and Statistics, The MIT Press, 36 (4), 1954, p. 387-389.
15. Très loin des paupérisation et disparition des talents que pronostiquaient les patrons des majors du disque, à la tête des personnalités qui ont gagné le plus d’argent au cours des douze derniers mois, en 2016 se situent en premier la chanteuse états-unienne Taylor Swift (175 M$- 8° en 2015), et en second le groupe britannique One direction (110 M$ – 4° en 2015) : Forbes, JUL 13, 2016.
16. Et demander un cachet… 80 fois plus élevé : Guerrin Michel, Festival des gros cachets, Le Monde, 14 juillet 2016, p. 26.
17. Forest Claude, Stratégies éditoriales des chaînes de télévision françaises dans le financement des films de cinéma, dans « Les producteurs : enjeux créatifs, enjeux financiers », op. cit., p. 207-224.
18. Chinese Film Distribution and Screening Association, Chinese Film Market Review 2015, China Film Press, 2016. Par ailleurs, le conglomérat chinois Dalian Wanda Group a racheté en 2012 le premier circuit de salles états-unien AMC Theaters (387 établissements/ 5.128 écrans), puis en 2016 les circuits Hoyts en Océanie (52/424), Carmike (276/2.954) aux Etats-Unis, Odeon & UCI Cinemas (243/2.238) en Europe, devenant le premier groupe mondial dans l’exploitation avec près de 11.000 écrans.
19. Ainsi, l’écart entre les prix moyens des différents pays européens n’excède pas 50%, et il en va de même en France entre les départements les plus chers (Corse du Sud, Bouches du Rhône > 7,12€) et ceux au prix moyen le plus bas (Creuse, Gers # 5,06€) : CNC, Géographie du cinéma, n° 333, septembre 2015, p. 38. Par ailleurs, 87% des tickets vendus le sont pour un prix compris entre 5 et 6,99€ : CNC, Bilan 2015, mai 2016, p. 30.
20. En France TVA au taux le plus réduit (5,5%), et taxe spéciale (10,70%) alimentant un fonds de soutien financier géré par le CNC qui peut rembourser en retour jusque 90% des travaux effectués par les exploitants.
21. François Garçon, La Distribution cinématographique en France, 1907-1957, Paris, CNRS Editions, 2006.
22. Marie Michel, Le statut du non-commercial, les projections des ciné-clubs en France et les dispositifs « École et cinéma » du CNC, dans Naugrette Catherine (dir.), Le coût et la gratuité, (Tome 3), Paris, L’Harmattan, 2013.
23. CNC, op. cit., p. 30.
24. En 2016 : 4 au Burkina, 3 au Niger, 2 au Mali et au Bénin, 1 aux Cameroun, Togo, Sénégal et en Tunisie.
25. Forest Claude, Des villages aux savanes. Le modèle politique et économique du Cinéma Numérique Ambulant en Afrique, dans « La vie des salles de cinéma », C. Forest & H. Valmary (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. Théorème, n° 22, 2014, p. 205-218, publié sur le site Africultures //africultures.com/php/index.php?nav=article&no=13716&texte_recherche=Des%20villages%20aux%20savanes.#
26. Pour les économistes, il s’agit d’un marché biface (two sided market) dont l’agencement nécessite l’existence de deux clientèles différentes mais interdépendantes l’une de l’autre pour les produits concernés : Rochet Jean-Charles et Tirole Jean, « Platform Competition in Two-Sided Markets », Journal of the European Economic Association, vol. 1, no 4,‎ 2003, p. 990-1029.
27. Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972, p. 266.
28. Sur ces obstacles, voir Forest Claude Le cinéma en Afrique : l’impossible industrie, Mise au point- Les Cahiers de l’Afeccav, n°4, 2012, en ligne : https://map.revues.org/82.
29. Carlton Dennis W., Perloff Jeffrey M., Modern Industrial Organization, 4° ed., Pearson, 2015.
30. CNC, op. cit., p. 16.
31. Barlet Olivier, Les cinémas d’Afrique des années 2000, L’Harmattan, 2012, p. 345.
///Article N° : 13771

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