Sophia Hadi ne tombe pas

La Chute d'Albert Camus, mis en scène par Nabyl Lahlou

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Le Festival International des Arts du spectacle de Tanger, qui s’est tenu du 15 au 18 septembre dernier, accueillait dans la salle de spectacle de l’UNE (Universy of New England), pour sa douzième édition, une surprenante adaptation de La Chute d’Albert Camus, par le metteur en scène et réalisateur marocain Nabyl Lahlou et la comédienne Sophia Hadi.

C’est au fond du « Mexico city », un bar louche d’Amsterdam, que Jean-Baptiste Clamence, unique personnage de La Chute, rencontre un interlocuteur anonyme auquel il entreprend, cinq jours durant, de se raconter. Pendant près de deux heures le spectateur captif assiste ainsi aux sarcasmes et réflexions philosophiques de ce personnage dont il tente de percer le mystère. Comment ce petit bourgeois, ancien avocat parisien qui voulait « dominer en toutes choses« , s’est-il retrouvé à Amsterdam ?
Il y exerce, dit-il, l’obscure profession de « juge pénitent« , un métier où l’on s’accuse soi-même pour se juger ensuite. Clamence a quitté Paris après avoir enduré une humiliation terrible. Entre cynisme et sincérité, réflexion philosophique et froideur, cet esprit qui voulait « dominer toutes choses « , se livre et se rétracte, apparaît pour mieux disparaître derrière l’un des masques schizophréniques qu’il s’est plu à fabriquer, entraînant son spectateur au bord de des cercles des enfers qu’il compare à l’eau qui l’entoure. Personne ne lui répond jamais mais Clamence est poursuivi par les fantômes de son passé. Est-ce parce qu’il a jadis refusé de prêter secours à une jeune fille qui se jetait dans la Seine qu’il s’est établi dans cette ville de canaux dont il s’interdit de franchir les ponts ?
Ce roman sur la culpabilité et l’engagement a été peu joué au théâtre, les metteurs en scène étant sans doute rebutés par sa complexité et la difficulté de maintenir l’attention du spectateur dans cette traversée en solitaire. L’une des particularités de La Chute (outre son aspect très philosophique), conservée ici, réside dans cette solitude. Clamence (en latin, clamans, qui donnera « clémence » renvoie également à celui qui clame, celui qui crie) est une sorte de Saint Jean le Baptiste inversé : son prêche dans le désert s’effectue dans une ville portuaire où il ne trouve pas d’échos. Pourtant, si son insensibilité et son indifférence apparentes qu’il accorde à la mort et à la détresse humaine rappellent Meursault (le narrateur de L’Étranger, publié quatorze ans auparavant), cette posture n’est pas si stable et c’est bien à l’effondrement psychique d’un personnage acteur que le spectateur assiste.
Il fallait un comédien immense pour porter ce texte à la scène. C’est une femme, Sophia Hadi, qui a tenté et remporté ce pari. Après avoir adapté et travaillé le texte des mois durant, l’actrice, habituée aux rôles masculins (notamment dans En attendant Godot, Ophélie n’est pas morte et Schrischmatury, mis en scène par Nabyl Lahlou), s’est emparée de manière magistrale de ce personnage aux mille visages. Son jeu, tout en maîtrise et ambivalence, intrigue et trouble tant Sophia Hadi disparaît dans l’esprit de cet avocat tortueux. Une métamorphose qui est également physique.
Le texte ne prétend rien résoudre mais soulève des questions sur le pouvoir judiciaire et ceux qui le détiennent. Des interrogations qui prennent une coloration particulière posées à Tanger et interprétées par une femme, en dépit d’une mise en scène classique qui reste sagement où se situe l’action du roman.
Pour accompagner sa comédienne fétiche dans cette confession ambivalente, Nabyl Lahlou a eu la finesse de signer une scénographie suggestive : quelques tables de café, un bar, un jeu de lumières subtile et un rideau translucide (figurant la pluie, la brume et les vitrines des prostituées) constituent les seuls éléments de décors. Sophia Hadi, quant à elle, traverse ces deux heures avec un engagement et une sincérité rares. Elle réussit un numéro d’actrice époustouflant. Subtile, captivant et éloquent. Humain.

<small »>La Chute de Albert Camus dans une mise en scène de Nabyl Lahlou. Création en avril 2013 au Théâtre Mohamed V de Rabat.///Article N° : 13772

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