« Ne pas reproduire un regard eurocentré sur les musiques hip-hop »

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« A quand une chaire de hip-hop en France ?(1) » questionnait l’ancien président de l’association hip hop citoyen dans nos pages Afriscope en 2013. S’il n’est pas encore question d’un champ à part entière, les musiques hip-hop tiennent leur premier colloque universitaire de grande ampleur du 1er au 3 février. De quoi faire un état des lieux de la place de ces esthétiques dans le monde académique. Des dizaines de chercheur.e.s francophones se réunissent à la Maison des métallos à Paris. Et la place des expressions africaines n’est pas en reste. Rencontre avec Karim Hammou, chargé de recherche au CNRS, auteur de Une histoire du rap en France(2) et Alice Aterianus-Owanga, chercheure postdoctorante de la FMSH et de l’IFAS (Johannesburg), co-éditrice du dossier « Polyphonies du rap » de politique africaine, et auteure de films documentaires sur le hip-hop au Gabon, tous deux membres du comité d’organisation.

Afriscope. Quelle est la genèse du colloque « Conçues pour durer. Perspectives francophones sur les musiques hip-hop » ?
Alice Aterianus-Owanga (A.A.O). C’est parti d’un groupe de chercheur.e.s qui s’est formé au fil des années 2010, et qui s’est réuni autour d’un objet – les musiques hip-hop – et un contexte de recherche transdisciplinaire. Alors que le monde académique est un monde très discipliné et disciplinaire, nous avons créé un espace de dialogue, une liste de diffusion, qui réunit des sociologues, des géographes, des sociolinguistes, des anthropologues, etc. : la liste H-Herc.

Peut-on considérer qu’il s’agit du premier colloque sur les musiques hip-hop ?
Karim Hammou (K.H.). C’est le premier colloque de cette ampleur en France et en français. Mais ce n’est pas le premier événement scientifique qui se focalise sur ces musiques. Il y avait eu par exemple une journée d’étude à Paris 8 qui s’appelait « Sex sells blackness too ? »(3). Et puis le séminaire La plume et le bitume, qui est plutôt une rencontre avec les artistes autour de l’analyse de leurs oeuvres.

Pourquoi ne pas avoir organisé le colloque dans l’université ?
K.H. Pour donner plus de visibilité à l’événement et pour construire des partenariats avec des acteurs du hip-hop. Notre démarche consiste à ne pas faire de l’Académie un monde clos sur lui-même. Il s’agit d’être en dialogue avec les actrices et acteurs des cultures hip-hop – dont nous faisons partie – et non pas à côté, en surplomb, ou ailleurs. C’est pour ça aussi que nous invitons Kohndo comme grand témoin, et que nous organisons des tables rondes avec des artistes et des professionnels. Le champ académique n’est pas un champ lisible dans le monde artistique. Il y a un travail de découverte mutuelle à faire. L’association hip hop citoyens, partenaire de l’événement, est dans la même démarche dans le champ culturel. Ils ne se tournent pas que vers des personnes de l’Académie, mais aussi vers tout.e.s celles et ceux qui pensent ces musiques. Parce qu’il n’y a pas que dans le milieu académique qu’on interroge ces formes culturelles. Prenez le dernier livre de Thomas Blondeau, Hip-hop une histoire française, ou encore celui de Vincent Piolet, Regarde ta jeunesse dans les yeux, ou encore celui de Julien Valnet, Histoire et légendes du hip-hop marseillais. On peut aussi penser au travail que mène depuis de nombreuses années Hugues Bazin, notamment via les Assises du hip-hop.

Pourquoi avoir choisi la dimension « francophone » pour ce colloque ? Avec notamment une place importante occupée par l’Afrique.
A.A.O. Le champ des hip-hop studies, anglophone, est très structuré. nous voulions entrer en dialogue avec lui, mais proposer aussi un espace complémentaire. On voulait pour cela mettre en dialogue les chercheur.e.s travaillant sur le rap français, déjà relativement connectés, avec tout le pan de recherches francophones se développant dans d’autres espaces. On pense notamment à l’Afrique francophone, avec depuis la fin des années 2000 des chercheur.e.s comme Abdoulaye Niang, Sophie Moulard, ou Jenny Mbaye. Le hip-hop est une forme esthétique et culturelle mobile et diasporique. Il y a des circulations entre ces scènes, des hiérarchies, des rapports de pouvoir et donc c’est intéressant de les étudier au niveau transnational.
K.H. Et cela montre quels pays on étudie quand on travaille en français. de fait il y a peu de chercheur.e.s francophones qui travaillent sur le rap aux états-unis, alors que des chercheur.e.s anglo-saxon.e.s font des recherches sur le rap en France. De façon homologue il y a peu de chercheur.e.s d’Afrique subsaharienne qui travaillent sur le rap en France par contre il y a des chercheur.e.s en France qui travaillent sur le rap subsaharien. Ce sont des rapports de pouvoir académique qui renvoient à des rapports de pouvoir culturels et économiques plus larges. Le colloque s’attache toutefois à dépasser ces configurations, et le comité scientifique autant que les intervenant. e.s sélectionné.e.s rendent compte de notre volonté de ne pas reproduire un
regard français ou eurocentré sur des musiques hip-hop.

On est surpris de l’absence de musicologues.
K.H. Ils ne sont pas absents, puisque plusieurs interventions portent sur une analyse de la matière sonore, notamment sur le sampling. Mais il est vrai que la musicologie est une discipline relativement conservatrice. Par contre, l’anthropologie en général et l’ethnomusicologie en particulier se sont saisies de ces questions. Car l’anthropologie est héritière d’une histoire coloniale ; c’est la discipline qui, historiquement, étudiait les autres. Elle est désormais l’une des disciplines les plus ouvertes pour travailler sur des objets altérisés.

Les artistes hip-hop, et notamment les rappeurs, sont donc assignés à « porter l’altérité »(4) et étudiés comme tel ?
A.A.O. Il y a les traditions des disciplines et il y a ce que les chercheurs font. Une bonne partie de l’anthropologie est une anthropologie critique. Elle critique les présupposés altérisants dont elle hérite : une partie des travaux sur le rap africain contemporain s’attache par exemple à démonter les images d’un rap essentiellement contestataire, porte-voix des minorités et du « peuple », une image utilisée par les médias pour faire parler une catégorie de « jeunesse africaine » homogénéisée.
K.H. De la même manière, mon travail de sociologue critique l’approche majoritaire de la sociologie des années 1990 qui réifiait le rap comme une expression des jeunes de banlieues et s’en servait pour explorer des quartiers dans lesquels les sociologues évitaient de mettre les pieds. Les sociologues doivent tout autant déconstruire l’héritage de leur discipline. déconstruire ce « nous », déconstruire la notion de « modernité », déconstruire le cadre national de réflexion.

(1) ENTRETIEN AVEC BRUNO LAFORESTRIE. DANS  « TOUS HIPHOP ! »  AFRISCOPE N° 31, 2013 .
(2) ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE. 2014 .
(3) SEX SELLS, BLACKNESS TOO ? STYLISATION DES RAPPORTS DE DOMINATION DANS LA CULTURE HIPHOP. JUIN 2010
(4) IN UNE HISTOIRE DU RAP DE FRANCE, P. 79, KARIM HAMMOU, ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE.2014 .
<small »>Où et quand ?
Trois jours de colloques qui se termineront avec les rappeurs Kohndo pour une conférence et D’ de Kabal pour un showcase. notons également la présence du rappeur burkinabé smockey et la projection de Boy Saloum : la révolte des Y’en A Marre au Sénégal de Audrey Gallet. A ne pas manquer l’intervention de Sujatha Fernandes, qui portera sur la manière dont le hip-hop peut ou non constituer un vecteur de rassemblement entre les descendant-e-s de populations africaines de par le monde.
Du 1er au 3 février à la Maison des métallos, 94 Rue Jean-Pierre Timbaud, Paris 11e 01 47 00 25 20, entrée libre sur réservation, [email protected].///Article N° : 13927

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