Crimes racistes : trente années de vide juridique

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Rachida Brahim, sociologue, soutiendra prochainement une thèse intitulée La race tue deux fois. Particularisation et universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1971-2003. Cette recherche porte sur la dénonciation et le traitement des crimes racistes durant cette période. Par delà un impensé juridique, elle dévoile les limites de l’universalisme républicain.

Afriscope. Par le terme de crimes racistes, de quels types de crimes parlons-nous ?
Rachida Brahim. Je me suis intéressée au point de vue d’un groupe concerné par ces violences. J’ai mené une enquête auprès de militants issus de l’immigration maghrébine qui avaient régulièrement dénoncé des crimes racistes commis à l’encontre de Maghrébins. À partir de différentes archives, j’ai pu constituer une base de 731 cas dénoncés entre les années 70 et la fin des années 90. On y distingue trois types de crimes perçus comme racistes. Il y a d’une part les violences politiques perpétrées par des personnes qui agissent au nom de leur adhésion ou de leur proximité avec les thèses de l’extrême droite. Elles donnent lieu à des attentats, des agressions ou des expéditions punitives. D’autre part, on relève des violences situationnelles qui ont lieu au cours d’une scène de la vie quotidienne et dans lesquelles sont impliqués des voisins, des automobilistes ou encore des commerçants. Viennent enfin les violences policières qui sont commises par des forces de l’ordre dans l’exercice de leur fonction.

Quelle est la proportion de violences policières parmi les cas que vous avez étudiés ?
Les violences politiques sont les plus nombreuses à avoir été dénoncées, viennent ensuite en proportion quasiment égale les violences situationnelles et policières. Mais, les chiffres sont à prendre avec précaution, car la base de données à partir de laquelle j’ai travaillé n’est pas exhaustive, elle ne constitue pas un strict reflet de la réalité. Ce qui est surtout frappant c’est de voir la pérennité de ces violences et la manière dont les crimes, mais aussi les jugements ont été dénoncés par plusieurs générations successives. Les violences policières, par exemple, ont été décriées et considérées comme des crimes racistes dès les années 70.

À partir de quels supports avez-vous travaillé ?
J’ai travaillé sur des archives provenant d’associations et de la presse, j’ai ensuite essayé d’accéder à des archives officielles. c’est une tâche compliquée, car les archives publiques sont soumises à des délais de communicabilité de 25 à 100 ans, mais il est parfois possible d’obtenir des dérogations. J’ai pu avoir accès à des archives préfectorales, des archives judiciaires, des archives du ministère de l’intérieur et aux archives parlementaires. L’objectif était de confronter le traitement militant, pénal et législatif des crimes racistes.

Votre thèse s’intéresse aux crimes commis jusqu’en 2003, date à laquelle le caractère raciste d’un crime est reconnu par une loi. Comment ces crimes étaient-ils considérés auparavant ?
Avant cette date, le crime raciste ne bénéficiait pas d’une définition légale. Pendant les procès, il n’était pas nécessairement interrogé ni jugé, car il ne représentait pas un élément constitutif de l’infraction. Du côté du Parlement, les lois de 1972, de 1985 et de 1990 ont chacune leur tour abordé puis abandonné toute possibilité de légiférer sur le mobile raciste. La loi de 20031 marque une évolution, mais elle reste relative puisque le mobile raciste n’est reconnu que dans le cas où l’auteur de l’infraction a tenu des propos racistes avant, pendant ou après les faits.

Est-ce qu’il faut comprendre qu’il y avait une forme de racisme perpétué insidieusement par l’institution étatique ?
Je dirais davantage que le droit étatique participe à la racialisation des individus, c’est-à-dire qu’il contribue à produire et maintenir des catégories ethniques par delà leur dénonciation. Généralement, les parlementaires ont justifié le fait qu’il était impossible de faire du crime raciste une incrimination spécifique en se référant à une conception universaliste de la citoyenneté impliquant que le droit devait être le même pour tous. La race, autrement dit le fait d’être racialisé, tue une première fois parce qu’elle peut entraîner une violence physique à l’échelle interpersonnelle. elle blesse une seconde fois, car le droit universaliste occulte la racialisation et la spécificité de cette violence.

Vous vous êtes penchée sur des crimes racistes visant des personnes d’origine maghrébines. Qu’en est-il des autres groupes racialisés ?
Pour des raisons pratiques, j’ai dû limiter mon enquête, mais bien sûr durant la période étudiée, des crimes racistes ont pris pour cible d’autres groupes que les Maghrébins, des personnes de confessions juives ou originaires d’Afrique subsaharienne notamment. La particularité du racisme anti-maghrébin puis antimusulman c’est qu’il a régulièrement été ravivé par le contexte national, mais aussi international. Je pense aux réminiscences de la guerre d’Algérie, au choc pétrolier de 73, à la montée du front national depuis les années 80, à l’affaire du voile en 89 ou encore aux conflits irakiens.

Vous avez rencontré une génération qui a dû taire ses souffrances. Êtes-vous une passeuse de mémoires ?
J’ai réalisé une étude sociologique qui avait surtout pour but d’observer et de comprendre le sentiment d’injustice prégnant chez les personnes qui évoquaient la question des crimes racistes. L’idée était d’objectiver ce sentiment, d’enquêter sur sa matérialité. Mais il y a quelque chose qui relève du travail de mémoire parce qu’il a fallu recueillir des paroles, revenir sur des centaines de crimes et qu’il en reste une trace écrite.

Quel regard portez-vous sur l’actualité des crimes racistes aujourd’hui, et de leur reconnaissance par le juridique ?
Aujourd’hui, les luttes portent essentiellement sur la dénonciation de l’islamophobie et des violences policières. il me semble que les violences induites par la racialisation ne disparaissent pas, elles font partie des sociétés contemporaines et se renouvellent sous d’autres formes. Pour ce qui est de la reconnaissance juridique, il est bien sûr indispensable que des lois qui ne soient pas uniquement guidées par un principe universaliste puissent permettre de juger les crimes racistes. Mais le problème dépasse l’acte raciste en lui-même, il se situe dans le fait d’être catégorisé en amont. Or, le fait que les pouvoirs publics reconnaissent une violence spécifique, n’implique pas qu’ils mettent pour autant un terme aux catégorisations ethnoraciales auxquelles ils participent par ailleurs.

Vous avez été finaliste du concours « ma thèse en  secondes ».
J’étais contente de voir la réception du sujet à cette occasion. J’avais un doute, car c’est un sujet qui peut être clivant ou qui peut mettre mal à l’aise, d’une part parce qu’il est à la lisière du politique et d’autre part parce qu’il renvoie chacun à sa propre histoire. Parler des crimes racistes, ce n’est pas seulement parler de violences interpersonnelles, c’est aussi parler d’une longue histoire de la violence qui englobe la colonisation, l’immigration et la place qu’occupe l’état, mais aussi chacun d’entre nous au sein des rapports de domination.

(1) LOI N° 72-546 DU 1 JUILLET 1972 RELATIVE À LA LUTTE
CONTRE LE RACISME, LOI N°85-10  DU 3 JANVIER 1985
PORTANT DIVERSES DISPOSITIONS D’ORDRE SOCIAL,
LOI N° 90-615 DU 13 JUILLET 1990 TENDANT À RÉPRIMER
TOUT ACTE RACISTE, ANTISÉMITE OU XÉNOPHOBE,
LOI N° 2003-88 DU 3 FÉVRIER 2003 VISANT À AGGRAVER
LES PEINES PUNISSANT LES INFRACTIONS À CARACTÈRE
RACISTE, ANTISÉMITE OU XÉNOPHOBE.
///Article N° : 13944

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