Clermont 2019 / 2 : pour une inversion du regard sur les migrants

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Crise des réfugiés, drames de la traversée et de l’exil, discours démagogiques et repli des sociétés occidentales : la migration reste un thème majeur que les courts-métragistes abordent dans la conscience de l’urgence et de la façon la plus subtile possible pour alerter et sensibiliser. Cette variété d’approche concourt à construire une complexité qui respecte la dignité des migrants et leur humanité.

Nous avions déjà mentionné dans notre premier article sur le festival trois films forts qui abordent ces questions. Bukiikakkono (Facing North) de Muhumuza Tukei (Ouganda, 10′, Regards d’Afrique) qui se situe dans un village où la plupart des hommes ont émigré : un mariage sera célébré avec un mannequin tandis que le vrai mari est visible sur internet, à près de 5000 km de distance. Sega d’Idil Ibrahim (Somalie, 25′, compétition internationale) commence dans un centre de rétention à Lampedusa pour revenir à la case départ à Dakar : échec, dette, perte d’un compagnon, honte.

Ces deux films posent intrinsèquement la question de l’émigration : « ne faut-il pas se contenter du présent ? » pour le premier, « fallait-il partir ? » pour le deuxième. Le troisième analyse la relation à l’immigré : Famille de Catherine Cosme (Belgique, 25′, compétition nationale) se demande comment dépasser l’opacité quand on ne parle pas la langue de l’autre ? La méfiance et l’angoisse prennent le dessus ; la peur s’installe sans qu’on en sache bien les raisons tant elles sont liées aux préjugés qui s’ancrent si profondément en chacun lorsqu’il n’y prend garde.

« Accueillir l’étranger, il faut bien que ce soit aussi éprouver son intrusion », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy.[1] L’accueil, la bienveillance suppose de supporter l’Autre et pour cela d’abaisser sa propre immunité, donc d’accepter de devenir étranger à soi-même. Etrangers à nous-mêmes : cette conscience est vitale pour que surgisse en nous l’humanité nécessaire au vivre ensemble. Cela reste difficile : on devient son propre intrus. Inquiétude. D’autant que cela conforte la solitude plutôt que de favoriser l’échange : « Devenir étranger à moi ne me rapproche pas de l’intrus », rappelle Jean-Luc Nancy qui a lui-même subi une greffe du cœur.

On retrouve cette méfiance contradictoire et cette angoisse dans Fatiya de Marion Desseigne Ravel (France, 20′, programme national). Fatiya est une jeune femme « voilée » (hidjab), décidée et dynamique, qui a promis à sa cousine Yasmine de la remplacer sur un baby-sitting. Elle se rend au rendez-vous dans un centre commercial avec une amie avec qui elle parle d’histoires amoureuses. En la voyant, la mère de l’enfant est saisie de cette peur face à l’immigré, l’inconnu, le hors-normes. Le hidjab fait la différence. Il a beau être coloré, il évoque un contenu trop sombre pour qu’on confie son enfant…

Ce qui passionne ici, c’est combien Fatiya, directement remise en cause dans ce qu’elle est, est déstabilisée, elle qui pensait avoir trouvé son équilibre dans son quotidien. Déstabilisée, Adèle l’est aussi mais d’entrée dans le remarquable Jeter l’ancre un seul jour de Paul Marques Duarte (France, 24′, talents Adami Cannes) : elle s’interroge sur son métier et elle-même et voilà qu’un garçon noir s’immisce au moment de prendre le ferry dans le groupe scolaire qu’elle accompagne pour un voyage de classe en Angleterre. Elle l’intègre mais cela ne sera pas sans conséquences… L’intrus est le produit de sa propre Histoire, du déséquilibre du monde issu de la colonisation. Le migrant, c’est le boomerang du colonisé. La violence ressentie vient du fait qu’il vient comme dans le film non du dehors mais du dedans. Une béance est ouverte, que la mondialisation en marche empêchera de refermer. Ici aussi, la question de la langue de communication et donc des incertitudes de compréhension et la difficulté à trouver un terrain d’entente, de définir ensemble une stratégie. Qu’est-ce qui permet de jeter l’ancre ? Et si l’étranger aidait à retrouver du sens et ses repères…

Yasmina, elle, est en plein boom : son équipe de foot est gagnante et un sélectionneur va venir voir le prochain match. Elle mise tous ses espoirs sur une sélection mais elle voit son père sans papiers arrêté pour être expulsé au Maroc. Elle se cache pour disputer quand même le match mais a bien du mal à lutter contre la déstabilisation… Yasmina de Claire Cahen en Ali Esmili (France, 22′, programme Région) déconstruit l’identification pour permettre de ressentir la plongée qu’occasionne le rejet.

Déstabilisé, Yousef l’est aussi. Il vient pourtant d’obtenir la nationalité italienne, lui qui a grandi dans le pays et y est cuisinier haut-de-gamme. Mais cela se passe après la fusillade de Macerata en 2018 contre des immigrés, si bien que lorsqu’il trouve une femme qui vient d’être agressée dans la rue, il craint de se faire accuser. Yousef de Mohamed Hossameldin (Italie, 14′, programme international) est ainsi lui aussi une plongée subie dans la conscience des préjugés mortifères. Comme cela pourrait-il en être autrement lorsqu’on est accusé d’étrangeté, d’immiscion, d’intrusion, d’invasion, de danger, de complot ?

L’enjeu du cinéma est dès lors d’inverser le regard. Il faut par exemple la douceur de celui de City Plaza hôtel d’Anna Paula Hönig et Violeta Paus (Chili, 14′), documentaire tourné à Athènes dans un hôtel peuplé de réfugiés menacés d’expulsion. Zhenos a 11 ans. Elle a fui avec sa famille la guerre en Afghanistan, encore marquée par les angoisses vécues. Elle parle de son attente, de sa solitude de ses cauchemars.

Accueillir l’Autre, c’est perdre en immunité mais c’est aussi gagner en perspectives, à commencer par celle d’habiter ensemble à égalité de dignité un monde enfin reconnu dans sa complexité. Car « l’intrus, écrit encore Nancy, n’est pas un autre que moi-même ». Il est l’homme lui-même. « Pas un autre que le même qui n’en finit pas de s’altérer, intrus dans le monde aussi bien qu’en soi-même ».

Filmer en humanité, c’est donc s’ouvrir à soi-même. Le Chant d’Ahmed de Foued Mansour (France, 30′, programme national) y parvient magnifiquement. Cet employé des bains-douches proche de la retraite y travaille depuis 27 ans. On lui impose un jeune stagiaire rebelle qui se joue des règles, le provoque et le déstabilise lui aussi. Leur relation évoluera jusqu’à trouver les pistes de l’empathie.

Car là est le nœud : pouvoir reconnaître en l’Autre un alter ego, un autre semblable. Valoriser la dignité de l’Autre ne veut cependant pas le réduire à la similitude. Il a en lui une part d’opacité qu’on ne peut comprendre. C’est cette double reconnaissance qui fonde la solidarité. Dans On va manquer, première réalisation de l’actrice Sabrina Ouazani (France, 18′, talents Adami Cannes), une famille se réunit pour l’Aïd el-Kébir. Faeza (l’incomparable Biyouna) attend sa belle-mère d’Algérie, mais le repas de famille tourne au piment… Les griefs sont réels mais la dérision est à son comble, qui ouvre le chemin de l’intuition de l’Autre.

[1]. L’Intrus, de Jean-Luc Nancy, Galilée 2000, p. 12. Claire Denis a tiré avec lui un film homonyme de son livre en 2005 (cf. article 3693).

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