Fanon l’Intemporel

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Sorti en septembre 2018 dans les circuits indépendants et prochainement à l’affiche en France au niveau national, le documentaire Fanon: hier, aujourd’hui de Hassane Mezine, est un bijou à ne pas rater. Une plongée dans le parcours du militant anticolonialiste et ethnopsychiatre innovateur, ou tout simplement dans l’histoire d’un homme qui a fait l’Histoire.

Hassane Mezine, profession photographe, ne s’est pas contenté de mettre sous le feu des projecteurs les portraits photo, les vidéos muettes, la voix enregistrée de Frantz Fanon ou des extraits de ses écrits, lus par différentes voix off. Non : il a aussi décidé que pour montrer dans sa complexité le travail du militant anticolonialiste et ethnopsychiatre martiniquais, il fallait entendre ceux qui l’avaient côtoyé hier, et ceux qui s’en revendiquent activement les héritiers aujourd’hui. Le réalisateur a donc voyagé entre la France, l’Algérie, le Niger, le Portugal, les Etats-Unis et l’Afrique du Sud. Produit grâce à un crowdfunding et sur fonds propres d’Hassane Mezine, après trois ans de tournage et montage, Fanon : hier, aujourd’hui est enfin sur  grand écran. Primé au festival Santiago Alvarez à Santiago de Cuba « Meilleur scénario » et « 2ème Meilleure réalisation », sélectionné au Festival  RCB de Béjaia, en Algérie, puis au festival Documed de Tunis, aux Rencontres Cinéma de Martinique, au Festival des Droits Humains, au Festival Cri de femmes de Guadeloupe et au Festival À Films Ouverts de Bruxelles, il est aujourd’hui au cinéma Saint André des Arts de Paris. Et alors, qui était Frantz Fanon?

« C’était un homme engagé, du début jusqu’à la fin de sa vie « 

Abdelhamid Mehri
(Ancien ministre du GPRA en Tunisie entre 1958 et 1961)

Fanon est né en Martinique, mort aux Etats Unis et enterré en Algérie. Il ne souriait ni riait beaucoup : sûrement, la gravité de la mission dont il se sentait investi prenait le dessus sur toute distraction. Qualifié d’exigent, d’intransigeant, aucune personne croisée sur son chemin n’est restée indifférente à son aura, son charisme et son verbe cinglant. C’était un homme, selon les témoignages recueillis, qui ne mettait pas de barrière entre sa vie sociale, sa profession et ses activités politiques. Tout était imbriqué et cohérent. D’abord engagé, pendant la Seconde Guerre Mondiale, contre le nazisme, à seulement 18 ans il prend conscience de l’attitude discriminatoire de la hiérarchie militaire à l’égard des soldats noirs. A ce moment il se dit « Je me suis engagé dans un état raciste » et il comprend le lien entre colonialisme et racisme : « Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans les inférioriser« . Ce qui va l’amener, en 1954, au début de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, à rentrer en contact avec des membres du FLN (Front de Libération National). Son fils, Olivier Fanon, explique que la vie familiale était en effet scandée par les engagements politiques. Fils d’un couple unis par le militantisme et par le fait d’avoir coupé les liens avec la France, il se souvient de réunions, surtout dans la période tunisienne qui a suivie l’expulsion, en 1957, de l’Algérie, où leur maison servait de quartier général pour l’intelligentsia révolutionnaire. Il parle d’un père dans la clandestinité, rarement à la maison. Si le FLN refuse que Fanon participe au conflit armé, avec l’indépendance du Mali, il le charge tout de même de l’ouverture d’un Front de résistance au Sahara. Et en 1960, Fanon est nommé ambassadeur du GPRA (Gouvernement provisoire de la République Algérienne) à Accra, au Ghana. L’homme engagé qu’il était, répondait toujours présent là où il fallait qu’il soit. Arnoldo Palacios, écrivain colombien et militant des droits de l’homme, raconte que lors du Deuxième Congrés des écrivains et artistes noirs, à Rome, en 1959, quand Fanon a senti qu’on n’allait peut-être pas lui donner la parole, il est monté sur l’estrade et il s’en est emparé. Cette attitude combative l’a accompagné jusqu’aux derniers jours de sa vie. C’est à l’âge de 36 ans, déjà conscient de sa maladie mortelle, que Fanon décide d’achever son livre-testament, Les damnés de la terre (1961) dans lequel il met en garde sur les nouveaux dangers auxquels les nouvelles indépendances africaines devront faire face.

« Je lui ai demandé ce qu’il ferait lorsque l’Algérie serait indépendante. Il m’a dit qu’il irait se battre en Afrique du Sud « 

Lilyan Kesteloot
(Universitaire spécialiste des littératures africaines francophones)

 Après un résumé historique des événements importants depuis les Indépendances, avec l’appui de couvertures de magazines et d’images d’archives, le documentaire nous montre l’actualité politique mondiale. Il le fait aux travers d’images accompagnées par une voix off nous expliquant en quoi les analyses de Frantz Fanon restent actuelles dans un monde régi par un libéralisme hégémonique et ses stratégies d’asservissement des pays les plus pauvres. Une époque où la France s’est « réinstallée dans son pré carré africain comme au plus beau jour des colonies » (cit voix off) et s’applique au démantèlement des aides destinées aux catégories sociales les plus vulnérables. Tout comme le reste de l’Occident qui se replie sur lui-même, mais aussi la diabolisation de l’Islam, nouvel ennemi fabriqué par l’Impérialisme et remplaçant le communisme. Un monde où la négrophobie et l’islamophobie s’affichent impunément dans l’espace public. Et Fanon ? Est-ce il s’attendait qu’après tant de décennies, il aurait fallu lire des slogans comme « Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient » ou « Black Lives Matter »? Comment aurait-il réagi aux catastrophes du Sud, ses dictatures, ses misères, ses exodes par le désert et par la mer ? Le documentaire d’Hassane Mezine tente d’apporter des réponses à l’héritage fanonien aujourd’hui. Il interroge penseurs, activistes et intellectuels qui se sont emparés de ses écrits pour réfléchir à comment organiser la résistance politique et théorique aux détracteurs des droits de l’homme.

« Il avait une immense culture qu’il savait partager. Parfois, il y a des savants qui sont comme un coffre rempli de livres, mais fermé. En revanche, il y a des gens qui ont des connaissances et qui savent les utiliser pour avancer ou pour convaincre… »

Mohamed Salah Seddik
(Ecrivain et militant du FLN en Tunisie)

Sa force de persuasion est si forte, que Saddik ajoute : « Il volait ton cœur avec les bonnes manières, en te faisant du bien jusqu’à ce que tu marches avec lui« . Et c’est en marchant de long en large que Fanon dictait à Marie-Jeanne Manuellan (assistante sociale à l’hôpital Charles Nicolles de Tunis entre 1957 et 1962), L’an V de la Révolution Algérienne (1959), sans avoir de papier à la main, se reprenant très rarement, avec une énergie et passion surprenantes. Mais de toute façon, dès son premier écrit, Fanon va droit au but. Peau noire, masques blancs (1952) traite de l’aliénation des peuples oppressés, en particuliers des Noirs, comme étant le résultat de l’esclavage et de la colonisation. Ousmane Dan Galadima, membre du mouvement Sawaba au Niger ayant rejoint le Front Sud en 1960, le définit « Un des meilleurs défenseur de la démocratie et des droits de l’homme, un révolutionnaire parfait « . Raphael Confiant, écrivain martiniquais, nous dit aujourd’hui que ce qu’il retire du partage fanonien, ce ne sont pas les recettes de luttes de libération, car le monde a changé, mais plutôt des leçons de vie à partir desquelles se ré-inventer en tant que sujets. D’ailleurs il nous rappelle que Fanon n’était pas un « nombriliste du Tiers-monde » : il pensait au contraire que la lutte de libération nationale du Tiers-monde permettrait de libérer l’Occident du racisme, de l’antisémitisme et de l’idéologie suprématiste tout court. Pour un vivre ensemble à la hauteur de l’Homme.  La journaliste et activiste algérienne Salima Ghezali reprend l’analyse de la violence pour l’appliquer à l’époque contemporaine : celle des opprimés est une violence qui doit être canalisée dans des projets qui mettent l’impérialisme face à sa propre violence constitutive. De son coté, Flavio Almada « Lbc Soldjah », rappeur et activiste portugais, voit toute l’actualité des stratégies de luttes de Fanon. Il nous dit que ses écrits lui ont donné confiance en lui-même, la force de créer tout un tas d’initiatives d’éducation populaire dans ce qu’il appelle les ghettos portugais, là où sont confinées les populations noires. Pour lui un des grands mérites de Fanon est celui d’avoir expliqué que si certaines personnes se retrouvent dans des conditions d’oppression et dévalorisation, ce n’est pas de leur faute, mais plutôt que cela a été idéologiquement organisé. Il applique à sa réalité portugaise la théorie du racisme institutionnel, l’analyse de la configuration des espaces d’inclusion et d’exclusion. De même que Masixole Mlandu, étudiant et activiste sud-africain engagé dans le mouvement « Rhodes Must Fall », réclamant l’élimination de toutes formes existantes de représentation coloniale. En effet, ce jeune apprend de l’enseignement fanonien une attention constante vis-à-vis de toute empreinte coloniale dans la vie publique, aussi bien que dans l’enseignement universitaire, avec ses frais d’inscription classistes et racistes.  Maboula Soumahoro, Présidente du Black History Month, prend la voix de Fanon comme un indispensable de la culture générale et un phare prémonitoire pour tout ce qui concerne le questionnement de la domination à travers ses dispositifs majeurs : l’Etat, la police, l’éducation, la santé. Houria Bouteldja, activiste du parti des Indigènes de la République, affirme que les européens comme elle, issus de l’immigration post-coloniale, ne sont pas les damnés de la terre dont parlait Fanon, mais des sujets représentant « les Sud du Nord », avec des batailles précises, tout de même héritées de celles des colonisés. Le philosophe et activiste Cornel West se situe à son tour à une étape au-delà de la décolonisation et désaliénation dont parlait Fanon : celle de la création d’une nouvelle humanité. Et c’est ce à quoi aspirait le militant anticolonialiste et ethnopsychiatre, un homme nouveau.

« Il était chaleureux avec les malades. Il posait sur eux un regard qui n’était pas un regard d’indifférence. Il fallait que les malades trouvent leur compte en tant que sujets à l’intérieur de l’hôpital « 

Jacques Ladsous
(Ancien résistant et éducateur social à Chrea, à Blida, entre 1950 et 1958)

L’homme nouveau dont Fanon rêvait était du côté des plus fragiles, en empathie avec celui qui souffre. Médecin révolutionnaire, il s’oppose fermement aux théories racialisantes et racistes du psychiatre Antoine Porot et embrasse passionnément celles du docteur François Toscates. Ce dernier élabore le concept de psychothérapie institutionnelle, empreint de nouvelles relations entre soignants et soignés. A Blida en Algérie, aussi bien qu’à Saint Alban en France, Fanon applique donc ses croyances cliniques à la réalité concrète se présentant devant lui.  Pourquoi les malades n’auraient-ils pas droit à un terrain de foot, une mosquée, un bistrot où jouer au domino, des ateliers de broderie, de forgeage ou de confection de tapis ? Un bon nombre d’entre eux sont victimes d’une aliénation et d’une folie directement en lien avec l’occupation coloniale : il martèlera cela dans ses essais et dans son quotidien tout au long de sa vie. Maboula Soumahoro souligne à ce propos que l’analyse fanonienne de la violence illégitime coloniale montre que celle-ci déborde et touche tout le monde : colonisé, colonisateur, famille du colonisé et du colonisateur. Tel un poison qui se repend partout, personne ne sera épargné. La psychiatre et activiste palestinienne Samah Jabr définit Fanon comme étant « une lumière qui travaillait dans l’obscurité de l’occupation » et elle considère son travail un cadeau pour les gens qui vivent dans une société comme la sienne, palestinienne, sous l’occupation israélienne. Elle constate la continuité entre les théories d’antan et celles d’aujourd’hui visant à inférioriser les oppressés.

Dans ce beau et dense documentaire, c’est un véritable travail d’archive sonore aussi bien que visuel qui nous est livré avec générosité et intelligence. Hassane Mezine, héritier lui aussi de Frantz Fanon, nous confie cette perle : admirons-la et partageons-la sans modération.

[Pour plus d’informations : Rendez-vous au Cinéma Saint-André des Arts, au 30 rue Saint-André-des-Arts : caisse, salles 1 & 2 – 12 rue Gît-le-Cœur, Salle 3 75006 Paris, jusqu’au 29 avril et le 7 et 14 mai].

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