La singularité des génocides

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Catherine Coquio

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Présidente de l’Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides, Catherine Coquio explore les logiques à l’œuvre dans les génocides et dégage les singularités de celui des Tutsi.

Peux-tu résumer ton itinéraire intellectuel et expliquer comment tu en es venue à travailler sur ces questions ?
Je ne suis ni rescapée, ni « héritière » d’aucun génocide. L’expérience indirecte que j’ai pu avoir de ces drames est passée par des croisements d’histoires individuelles et par des lectures et des recherches qui, d’abord littéraires et théoriques, ont eu vite à se confronter à des réalités très concrètes, à la fois politiques et institutionnelles, en même temps qu’à la face cachée de ces histoires : à l’expérience vivante des proches qui m’en parlaient. Lorsqu’on aborde ainsi ces questions de « l’extérieur » – bien que cette expression soit vouée ici à perdre un peu de son sens initial, malgré l’abîme qu’il y aura toujours entre le vécu d’un rescapé et celui d’un non rescapé – on est toujours au croisement d’une histoire collective qui nous dépasse, mais où on peut se situer, et d’une histoire intime qui nous dépasse aussi, et dont il est difficile de parler. Pour moi, le croisement entre ces histoires a eu lieu en 1994 : lorsque j’observais à la télévision, hallucinée, se dérouler un génocide dans un pays dont je ne connaissais rien, tandis que j’avais sur ma table de chevet les livres des rescapés des camps nazis et soviétiques : Paul Celan, Robert Antelme, Jean Améry, Primo Lévi, Varlam Chalamov… Puis il y a eu Srebrenica après quatre ans d' »épuration ethnique » et les camps de viol serbes ; et les massacres déclenchés en Algérie par le coup d’Etat de 1992 qui continuaient de plus belle. Tout cela se banalisant, sur fond d’inertie ou de complicité des puissances onusiennes, avec une palme pour la France au Rwanda. Il y a eu dans cette décennie une espèce de condensation cauchemardesque, alors qu’on n’avait jamais autant étudié l’histoire ni organisé la mémoire des camps nazis.
Il y avait pour moi quelque chose de désespérant dans le fait de voir cette littérature de témoignage, bientôt consacrée, se révéler, dans sa lucidité et son humanité, complètement impuissante devant leur répétition, et donc menacée d’être récupérée à son tour dans le cycle du marché culturel. C’est cela, à la fois l’horreur de voir se répéter les pires choses sur le plan politique, et le souci de redonner à la pensée des témoins sa portée critique, sa violence anticulturelle, et parfois poétique, qui m’a fait désirer mettre ces textes à l’épreuve de l’actualité politique et de la répétition génocidaire. J’ai éprouvé le besoin de formuler ce que cette coïncidence choquante pouvait signifier, ce qu’elle entraînait dans chaque domaine de l’existence, de la vie politique, de la culture, et bien sûr dans mon travail de chercheur et d’enseignant. Jusque-là, mon travail était consacré à l’évolution du nihilisme et de l’utopie, avec des auteurs comme Baudelaire, Robert Musil, Walter Benjamin, Theodor Adorno… Cela m’a amenée à lire les idéologues nazis et les oeuvres de l’après Auschwitz et Kolyma qui à la fois prenaient acte de la ruine des utopies collectives et répliquaient à la radicalisation du nihilisme à l’oeuvre dans les politiques d’extermination. J’ai alors essayé de mener de front une réflexion sur ces textes de témoignages, une recherche d’informations, et un travail d’assimilation des langages et des connaissances disponibles sur chacun des événements concernés, jusqu’aujourd’hui.
Comment en es-tu venue à créer l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides ? 
Cette recherche supposait de manier des instruments critiques hétéroclites, à commencer par ceux de l’historiographie et du droit, qui ne relevaient pas de ma formation initiale, la littérature comparée et la théorie critique, même si celles-ci conduisent aux recherches transdisciplinaires. Le besoin d’un travail théorique nouveau, collectif et transversal, s’est fait sentir dès lors que ce qu’il fallait penser était la violence génocidaire, son histoire et sa double actualité, politique et culturelle, qui supposait de mener de front une critique de l’Etat et une critique des discours, à la fois idéologiques et littéraires. D’autre part, la nécessité de travailler à plusieurs s’imposait devant la diversité des vécus et des imaginaires historiques, qui créent d’immenses angles morts dans la conscience que chacun peut avoir de ces drames historiques. Il semblait désespérant en particulier que la gravité enfin reconnue du crime commis envers les Juifs pendant la deuxième guerre mondiale conduise souvent à minorer ou déréaliser les autres crimes – qu’ils aient eu lieu avant, ou après, ou simplement loin, ils se déréalisent à l’ombre de la Shoah, ce qui, comme l’a dit Marek Edelmann, est la « plus grande victoire posthume d’Hitler ».
C’est pour essayer de poser publiquement ces questions que j’ai organisé, en 1997, un colloque international de trois jours à la Sorbonne, qui rassemblait des historiens, des philosophes, des juristes, des psychanalystes, des poéticiens, des témoins, pour réfléchir aux moyens de parler de ces événements, et de créer un possible espace commun de réflexion. Cette rencontre a abouti dans le volume collectif publié récemment chez Albin-Michel, Parler des camps, penser les génocides. C’est pour soutenir cette entreprise qu’a été fondée l‘Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides, qui a poursuivi son travail et consacré des séminaires et d’autres colloques aux thèmes suivants : Littératures et savoirs à l’épreuve des camps ; Terreurs d’Etat et politiques d’extermination ; Crimes contre l’humanité et démocraties ; L’Ethnie, entre sciences humaines et crimes contre l’humanité ; Politiques françaises et crimes contre l’humanité 1990-2000 (Actes à paraître).
Peux-tu en dire plus sur les objectifs de l’association ?
Etant sans cesse amenée à rencontrer des personnes issues de différentes communautés atteintes, j’ai été frappée par l’analogie de leurs expériences dont certains tentaient de faire une forme de pensée, et par le fait que ces personnes communiquent peu entre elles, voire qu’elles ne veuillent pas s’entendre. Cela faisait partie à mes yeux de la destruction accomplie, et devenait un obstacle à la compréhension de ses effets destructeurs sur les individus et les groupes humains, mais aussi, en amont, au déchiffrage des logiques d’extermination planifiées, et de leurs parentés précises, inscrites dans une modernité politique et culturelle à saisir en sa part de continuité d’un point du globe à un autre, d’un Etat-nation à un autre, d’une culture politique à une autre. Il m’a semblé aussi qu’il fallait des tiers, sans doute, pour qu’une telle communication soit amorcée, et qu’elle ne pouvait avoir lieu si les témoins n’étaient pas écoutés. Pas seulement à la manière des historiens ni des juristes, pour établir la preuve du crime, mais pour accéder à une compréhension interne de ces destructions, transmissible dans le registre de l’intimité en même temps que de la connaissance des faits. Cela explique que j’en sois venue aux questions théoriques et politiques par la littérature de témoignage. Il m’a semblé que tout cela, sans reste, devait être recueilli et réfléchi, que l’intime et le politique, le subjectif et l’objectif devaient être articulés si l’on voulait vraiment pénétrer le sens et couvrir la portée de ces catastrophes, mais aussi leur faire face : pour affronter ces dislocations répétées du genre humain, il fallait qu’un travail de liaison se fasse entre les types d’analyses, mais aussi entre les individus et entre les communautés. J’ai essayé de saisir la particularité de leur point de vue interne, et, convaincue de ce qu’ils ajoutaient d’essentiel aux connaissances historiques et d’irréductible à une lamentation ou à une revendication, de faire circuler ces points de vue d’une communauté à une autre et au-delà d’elles, et j’ai cherché s’il pouvait exister une traduction théorique, un langage, une sensibilité critique, une sorte d’intellectualité commune capable de traverser tous ces fractionnements, sans songer à les annuler. L’universel n’existe que par l’infiniment particulier. C’est cette dynamique, au départ intuitive, qui a donné lieu à la création de l’association.
Parallèlement, j’ai continué de travailler sur le témoignage littéraire, en tentant de l’intégrer à l’histoire du nihilisme et de l’utopie critique en Occident. Tout est lié, car cette expérience associative a un aspect utopique revendiqué : le parti-pris est de créer, dans un champ fracturé par les dénis et les luttes de reconnaissance, les monopoles institutionnels et les polémiques d’opinion, un espace à la fois intercommunautaire et transdisciplinaire, où l’on tente d’articuler sans amalgame les approches cognitives, le savoir des témoins, l’approche normative du droit et les analyses qui relèvent de l’anthropologie des discours. Tenter de penser et d’agir, face à de telles catastrophes, relève à la fois de l’acte vital et de l’utopie. C’est encore plus vrai si l’on tente de le faire à plusieurs, là où tout porte à la déchirure et à la déliaison. Une recherche suppose un travail solitaire et une communauté. Mais la communauté scientifique n’est pas plus à même, a priori, de réfléchir ses pratiques sur le plan éthique que n’entend le faire la communauté internationale… Toutes les méthodes de recherche ici restent à trouver, puisque le sens et la portée de ces événements ne font jamais consensus, tandis qu’ils ébranlent l’édifice entier des héritages culturels et cognitifs hérités : aussi bien la tradition humaniste chrétienne, dont Clastres disait qu’elle était la « spiritualité de l’ethnocide », que sa décomposition dans le nihilisme, qui, devenu instrument de domination et fleuron du cynisme gouvernemental, peut être considéré comme la spiritualité du génocide, si cette formule a un sens.
L’introduction que tu as rédigée dans ton livre : Parler des camps, penser les génocides, s’intitule : « Du malentendu ». Pourquoi ?
Au moment où il s’est déroulé, en 1997, le colloque qui a donné lieu à ce livre a déclenché des polémiques sans le vouloir. En particulier, on y a vu une attaque contre l’unicité de la Shoah. A mes yeux, cette thèse résultait plutôt d’un malentendu cultivé à partir d’un problème mal posé, lequel devait être analysé en tant que tel – comme le fait E. Traverso dans le livre – mais qui en tant que dogme ne devait être ni défendu ni attaqué, mais contourné : le faux problème de l’incomparabilité devrait se résorber dans l’évidence d’une répétition et d’une singularité des génocides, quelle que soit l’évidente radicalité spécifique du génocide des Juifs. Mais en 1997 il n’était pas rare d’entendre que la mise au pluriel du mot génocide conduisait au révisionnisme – ce qui peut d’ailleurs être vrai, tant ce champ miné par la folie peut conduire à la perversion de la pensée.
Au moment de publier ce livre, j’ai tenté de comprendre ce champ et de réfléchir sur cette réception en accompagnant ce travail collectif d’une grosse introduction où je présente cette violence des discours comme faisant intégralement partie du problème : je fais la critique d’une « culture du malentendu » polémique, qui, sous les sigles vagues du « devoir de mémoire » ou de « l’indicible », fabrique de l’oubli et de la surdité à la manière d’une activité mythique : une parole bruyante et passionnelle recouvre le sens et le non-sens de ces destructions, leur morbidité propre, vertigineuse, et refoule ainsi la violence de la destruction accomplie tout en héritant, dans la dispute, de la violence du déni qui inflige un certain mutisme aux victimes. Dans le dernier texte du livre, je tente de faire entendre ce mutisme au coeur du chaos, en présentant la figure d' »Hurbinek le sans-nom », un petit garçon né à Auschwitz, et qui est mort sans avoir pas pu apprendre à parler, dont Primo Lévi parle dans La Trêve. Cet enfant muet est à la fois, dans son incapacité de parler, la figure de la destruction accomplie, et, dans son constant effort pour parler, la figure de l’humain dont le rescapé témoigne : celle d’une possible transmission humaine de l’expérience inhumaine.
Quelle est la particularité du génocide rwandais par rapport à celui des Arméniens et des Juifs ?
Parvenir à saisir la logique à l’oeuvre dans un génocide, et à comprendre ses effets, ce serait réunir tous les traits de singularité de l’événement qu’il constitue. La comparaison ne peut être qu’une aide, une béquille, un moment, pour saisir la singularité par différenciation. Mais il faut se plonger dans les détails les plus précis et concrets d’un tel événement pour le comprendre réellement. Les particularités du génocide des Tutsi du Rwanda sont donc innombrables, mais certaines ont un caractère plus intense et significatif que d’autres. D’abord, ce génocide s’est déroulé après tous les autres, y compris le génocide ukrainien de 1932-1933, et le génocide cambodgien. Ensuite, il s’est déroulé en Afrique, et il vient en quelque sorte boucler le cycle des exterminations coloniales avec un événement d’une toute autre nature, voué à modifier le regard que l’Afrique porte sur son histoire, en même temps qu’il a – relativement – fait mesurer à l’Occident, et en particulier à la France, sa responsabilité dans le désastre politique africain. Enfin, ce génocide s’est déroulé à ciel ouvert, au vu et su du monde entier. Ces trois singularités sont accablantes et elles sont sans doute fonctionnelles.
Quel rapport peut-on établir entre le génocide rwandais et L’Impérialisme de Hannah Arendt ?
L’analyse que fait Arendt du développement parallèle du racisme et de la bureaucratie au XIXe siècle, et de leur utilisation dans la logique impérialiste, particulièrement lors de la « mêlée africaine », peut aider à comprendre ce qui s’est passé au Rwanda pendant l’ère coloniale. Mais les mobiles économiques ne jouent qu’un rôle secondaire dans la colonisation ici. D’autre part, le racisme entre Tutsi et Hutu qui a donné lieu au génocide ne peut pas être analysé seulement comme une projection de l’idéologie coloniale. Ou plutôt, la violence exterminatrice ne peut pas s' »expliquer » en termes de causalité idéologique uniquement, ni d’ailleurs en termes de « système totalitaire », pour reprendre un autre volume des Origines du totalitarisme. L’extermination n’est pas la domination totale. Le génocide réalise la destruction de toute politique, y compris celle de domination. Il faudrait une anthropologie serrée, à la fois du Rwanda et des formes de la violence étatique dans le monde moderne, et particulièrement en Afrique, pour comprendre les formes délirantes qu’ont pris les actes de cruauté et les modes de destruction en 1994. En revanche, les premières pages de L’Impérialisme, consacrées aux idéologies préracistes contemporaines de la Révolution française, qui identifient le « peuple » français à une classe ou une caste, et les dernières, qui analysent les contradictions à l’oeuvre dans la logique des Droits de l’homme, et disent l’imminence d’un monde où l’extermination pourra se décider sous la bannière des démocraties, me semblent donner prise pour une part à ce qui s’est passé au Rwanda.
Réagissant contre l’importance prise par le « devoir de mémoire » au détriment de l’histoire (dans son discours prononcé à la 22ème conférence Marc Bloch à l’EHSS), Paul Ricoeur propose de substituer à cette notion le « travail de mémoire ».
Je me suis un peu expliquée là-dessus dans ce même texte « Du Malentendu », et aussi en m’occupant d’une table-ronde sur le thème « Passé-présent », lors du cycle Le Travail de mémoire organisé par la Villette au printemps 1998. La mémoire est un mot vague et abstrait, qui risque de devenir un mythe, surtout si on en fait une injonction, qui plus est officielle ou étatique. Quant aux écrivains, s’ils avaient un jour écrit par « devoir », cela se saurait.
Quelle est la place de la littérature de témoignage dans l’effort de connaissance ?
Le témoignage, lorsqu’il ne répond pas à une demande de preuve, peut devenir le seul accès humain à l’inhumain, c’est-à-dire à la fois un mode de connaissance et un vecteur de transmission essentiels. Les auteurs de témoignages semblent un peu les dépositaires d’un fragile principe espérance, parce qu’ils ont affronté intérieurement le pire : la destruction de toute valeur de la vie et de la mort humaines. Et ils l’ont fait dans un langage toujours désireux de vie, et créateur à chaque fois d’une forme de vie humaine. Si, comme l’avaient dit Hannah Arendt et David Rousset, la maxime du nihilisme totalitaire est que « tout est possible », et si la fabrication du cadavre en série est toujours et encore possible, quel autre possible reste-t-il à l’humain pour se croire ou se vouloir tel ? Dans quel langage le peut-il ? La littérature peut-elle le créer ? Ces textes expérimentent ce possible-là par une lucidité autocritique précieuse, qui révoque à la fois les formes héritées de l’idéalisme et du pessimisme ; ils sont donc voués à marquer profondément l’histoire de la civilisation occidentale, en assumant la péremption de ses valeurs les plus compromises et en en cherchant d’autres à tâtons, pour tenter d’assurer malgré tout une transmission humaine, alors que les formes de cette transmission et le contenu de cette humanité s’étaient perdus. L’art et l’histoire étant des formes de transmission complémentaires, leur transformation ici ne peut que bouleverser le devenir de la création artistique et de l’effort de connaissance, leur rapport à la réalité, celle-ci ayant dépassé là les frontières de l’imagination, en particulier appliquée à la figure humaine, et à ce qui a trait au semblable, à la filiation, à l’intimité, à l’origine.
En ce qui concerne l’initiative de Fest’Africa, elle me semble précieuse à cause des textes qui en sont issus, et qui constituent un événement culturel et un apport littéraire de la réflexion sur le génocide des Tutsi. Il a manqué à mon sens, lors des rencontres consacrées à ces livres, une confrontation réelle entre ces écrivains, non Rwandais, auteurs de fictions, et les témoins rwandais du génocide, qui ont un réel désir de s’exprimer – contrairement à ce qu’on entend souvent dire après chaque génocide. Les questions qu’on peut se poser sont : comment cette littérature est-elle reçue au Rwanda ? Y a-t-il aujourd’hui une littérature de témoignage possible au Rwanda ? Car ces textes-ci n’en sont pas. Cela n’enlève rien à leur importance, mais cela fait réfléchir sur les moyens de transmission culturelle efficace dans un pays où la langue française écrite reste celle de l’ancien colonisateur, et où la mémoire est appelée à s’exprimer aussi sous une forme orale, alors que le génocide a mis à mal aussi la sagesse et les modes d’expression traditionnels. On y retrouve, et cela est frappant, les mêmes enjeux d’écriture que dans la production littéraire consacrée aux autres catastrophes génocidaires : comment rythmer le récit d’un tel événement historique vécu à l’échelle de quelques individus ? faut-il une voix intérieure unique ou une polyphonie ? comment choisir son personnage principal ? comment faire parler le criminel ? comment représenter la violence crue, en particulier sexuelle ? par quels artifices accéder à la réalité inimaginable ? faut-il utiliser des procédés de narration continue ou décomposer le récit ? comment rendre compte du mutisme et de l’explosion du langage d’une manière poétique… ? J’ai été impressionnée par l’inventivité poétique et par la précision de pensée du livre de Koulsy Lamko, La Phalène des collines, qui m’a rappelé certaines pages du roman méconnu de Piotr Rawicz, rescapé d’Auschwitz, Sang du ciel. La profondeur « mimétique » de l’écriture très savante et forte du récit de Tierno Monenembo, L’Aîné des orphelins, où le choix du personnage principal, et l’exploration interne de son langage propre, permettent de rendre compte de ce que Primo Lévi appelait la « zone grise » dans Les Naufragés et les rescapés : le lieu où les frontières éthiques semblent se brouiller, au sein de personnages ambigus. Et aussi par la force des dernières pages du livre de Boris Diop, Murambi, qui est plus démonstratif, mais qui dit des choses essentielles sur la crise de l’écriture et de la transmission. Il y a dans les deux livres un travail de condensation finale efficace, qui semble faire tout comprendre, in extremis.
Lors de notre séjour à Kigali, certains romanciers africains, Boris Diop et Koulsy Lamko, ont dit que dans leur démarche littéraire, il y a avant le Rwanda et après le Rwanda. Personnellement, quelle leçon tires-tu de ton séjour au Rwanda ?
J’ai trouvé très précieux de découvrir le Rwanda à travers le regard que portaient sur le génocide des écrivains africains non-Rwandais. Cela a été pour moi une double découverte, que je n’ai pas encore assimilée, certainement. Le Rwanda m’a fait l’effet d’un pays très étrange, très attachant aussi. La douceur et la beauté qu’il y a là-bas semblent une surprise de chaque instant. Mais je pense n’avoir eu accès qu’à une infime partie des réalités de ce pays. Une des choses les plus importantes qui me sont apparues clairement, c’est le sens que peut prendre l’expérience rwandaise pour les autres pays d’Afrique aujourd’hui, en particulier francophone. Le pays est politiquement descendu si bas, et le rôle de la France y a été si abject, que le Rwanda est devenu un des rares pays en Afrique où s’exprime une vigoureuse liberté de parole contre la politique africaine de la France, et où la construction d’un avenir politique passe par une réflexion et une confrontation claire avec l’histoire récente. Il faut souhaiter que ce potentiel critique ne se dissolve pas dans les divers opportunismes et violences à l’oeuvre dans ce pays et autour de lui.
Quels sont les projets de l’association Aircrige ?
En 2000-2001, deux rencontres auront lieu sur le Rwanda. Aircrige s’associe à la manifestation qui aura lieu, en novembre à la Villette, autour des écrivains africains réunis par Fest’Africa, en prolongeant leurs interventions d’une réflexion sur les enjeux de la mémoire, et en suscitant un échange entre les écrivains et certains témoins rescapés du génocide. Un colloque ultérieur plus important tentera de faire un état présent de l’historiographie, du travail de la justice et de la mémoire. Plusieurs séances de séminaires, parallèlement à un travail de recherche collectif sur les « formes du déni », seront consacrées à l’Afrique : sur l’esclavage aujourd’hui, le sud-Soudan, l’extermination des Hereros au début du siècle. On veut à la fois approfondir des points d’analyse et faire émerger des événements rendus invisibles par une mémoire sélective ou une presse déficiente – comme à propos du Soudan, où un lent génocide silencieux continue de s’accomplir, sur fond d’esclavage chronique des populations du Sud.

Catherine Coquio est maître de conférences en littérature comparée à Paris IV-Sorbonne, et Présidente de l’Association Internationale de Recherches sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides ([email protected]).///Article N° : 1467

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