On a le temps pour nous, un documentaire de Katy Lena Ndiaye

Critique et entretien avec Katy Lena Ndiaye

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En sélection à l’excellente compétition documentaire du Fespaco 2019, ce film marque le retour de Katy Lena Ndiaye après de longues années de travail au CIRTEF.

La caméra le suit de près, le cadre de près : elle s’attache à l’homme, au militant, ses interrogations, ses réflexions, ses engagements. Le rappeur Smokey (de « S’moquer »), qui électrise les foules dans ses concerts, est aussi l’animateur du Balai Citoyen, un groupe de jeunes déterminés qui ont grandement contribué à la révolte populaire qui a dégagé le régime de Blaise Compaoré, au pouvoir depuis 27 ans.

On croyait Smokey fou, à oser ainsi braver Blaise sur scène, en rap et en théâtre ! « Tout est politique » : la révolution a peut-être accouché d’une souris mais la française avait donné Napoléon. C’est une étape, un passage, une avancée qui ne dit pas son nom mais prépare l’avenir.

« On a le temps pour nous ». Ce titre d’un morceau de Didier Awadi rappelle la certitude qu’il n’y a pas de combat perdu, que toute tentative construit le futur : « ils ont du fric mais on attend, on a le temps ». Chacun ira de son esprit critique, à la faveur du changement de mentalité induit par les combats.

« Ne se soumettre à personne » : ce leitmotiv irait-il contre des figures comme Thomas Sankara qu’il cite si volontiers ? Il rend hommage aux dirigeants qui « voient plus loin que le fric, plus loin pour l’Afrique », mais surtout aux militants, aux combattants de la liberté. Il ne croit pas aux diplômés : le peuple est « plus objectif, plus réaliste ». Il est « conscient mais n’a pas les moyens d’agir ».

Smockey est là, à côté des militaires qui prennent des mégaphones pour répondre à la foule qui s’est massée devant l’Etat-major pour les gagner à la révolution. Il ne dort plus. Il est porté par l’insurrection qu’il encadre avec le Balai citoyen. Il est conscient de sa responsabilité : leader d’opinion, preneur de risques mais pas pour envoyer les jeunes à l’abattoir. Ses actes concordent avec ses mots. Il fallait en témoigner et donc réunir les images de la révolution, les introduire dans le film sans qu’elles prennent le dessus car c’est Smockey le sujet, l’homme et son combat, « esclave d’une cause » (Fanon).

En cinéaste, Katy Lena Ndiaye sait que le contrepoint est plus fort que la réalité. Elle prend du recul sur les manifestations, introduit des silences, des montages parallèles avec le travail de scène, des résonances avec ce que dit Smockey. Elle s’efface ainsi devant sa parole, lui qui se fait tribun, non pour prendre le pouvoir mais pour que le peuple le prenne. C’est cet admirable travail de montage qui rend ce film percutant.

Car au fond, Smockey est une crise en chair et en os. Il fait penser, il met le regard en crise. L’enjeu pour ce film était de nous placer en situation critique plutôt que de gober un discours. Au fur et à mesure, alors que le film sans cesse offre des ruptures dans la bande-son comme dans l’image, le spectateur est invité à prendre du recul, et donc à construire sa place. Ce que dit Smockey n’est pas parole d’évangile : c’est sa réflexion intime, son questionnement entre amis, et non le résultat d’une interview. Ses arguments ne sont pas des vérités mais des constatations ou des espoirs. Il établit le débat. Il ? Smockey, certes, mais le film aussi par son travail de cinéma. Smockey mobilise le besoin d’y voir plus clair, de réagir. Le film aussi. C’est là sa cohérence, sa pertinence, sa beauté.

 

Entretien avec Katy Lena Ndiaye

Après Traces, empreintes de femmes (2003) et En attendant les hommes (2007), ce nouveau documentaire marque une rupture qui sera confirmée par un film en préparation sur le franc CFA : la volonté d’un cinéma plus frontal. Pourquoi ?

Un cinéma frontal ou plus directement politique. Peut-être, mais cette dimension politique a toujours été présente. Avec Traces, empreintes de femmes, et En attendant les hommes, la question du regard était essentielle. Le sujet central du premier film était l’acculturation. Le second tentait de répondre à la question « qu’est-ce qu’être femme » en terre d’islam en Afrique. Ces documentaires faisaient écho à mes préoccupations du moment. En attendant les hommes a mûri dans un contexte particulier. Nous étions dans les suites du 11 septembre, des guerres en Afghanistan et en Irak. Je travaillais à l’époque pour la chaîne privée belge RTL-TVI (le pendant de TF1). En Belgique et ailleurs en Europe, le climat était tendu, avec un retour virulent d’une série d’a priori sur l’islam. Confrontée à cela, j’ai souhaité faire un pas de côté, plonger dans l’intimité de femmes et filmer la parole libre d’individualités (Khady, Massouda, Cheicha), les rapprocher par le jeu du dispositif en regard caméra du spectateur, du regardant, créer ainsi la rencontre. Le rythme du film, les moments où la parole émerge, invitent à la lenteur. Il se dégage aussi beaucoup de douceur, mais le politique était là déjà, en arrière-plan.

Aujourd’hui, la dimension politique prend plus d’espace dans mon travail. Avec On a le temps pour nous et Smockey, je m’attache à suivre le représentant d’une génération d’hommes et de femmes investie dans le changement des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Génération à laquelle j’appartiens. Avec Une histoire du franc CFA, je m’intéresse à nos aînés et mets au centre la question des héritages (historique, philosophique et politique), et ce que nous décidons d’en faire, pour raconter le présent de la relation de l’Afrique à la France et à l’Europe.

Que vous ont apportées les années de travail au CIRTEF ? Avez-vous pu produire ou aider à produire des films importants ?

J’ai eu le plaisir de travailler pour le CIRTEF de 2000 à 2018. J’ai siégé à la Commission Cinéma de l’OIF pour le CIRTEF. En ce sens oui, cette Commission a aidé à produire des films importants, qui ont eu des parcours magnifiques.

J’ai tour à tour été journaliste, puis chef de rubrique/réalisatrice pour les deux programmes produits par le CIRTEF et qui étaient diffusés sur la RTBF et TV5 Monde : Reflets Sud – magazine hebdomadaire et Afrique Plurielle – rendez-vous mensuel.

Afrique Plurielle est pour moi cet espace télévisuel où nous avons pu (avec Olga Baillif d’abord, plus tard avec Wendy Bashi) travailler à filmer une parole rare, l’expression de la pensée restée longtemps absente du petit écran (peut-être l’est-elle encore). De ces années, je retiens des rencontres, et des entretiens magnifiques avec des acteurs de la société civile africaine, des artistes, penseurs, des représentants du monde paysan… Les profils, les parcours étaient divers et pluriels. Il y eu par exemple Joseph Ki Zerbo, Samir Amin, Dany Laferrière, Léonora Miano, Boubacar Boris Diop, Aminata Traoré, Achille Mbembe, Serge Aimé Coulibaly…

L’exercice consistait à décrypter cette Afrique contemporaine. Inviter nos hôtes du moment à se raconter et par là à nous raconter les mutations sociales, économiques, politiques, culturelles ou environnementales auxquelles sont confrontées nos sociétés. Souvent, le dispositif était frontal, les moyens quasi inexistants.

Les métiers de la télévision ont connu de grands bouleversements ces quinze dernières années. Ces transformations ont eu des répercussions sur le CIRTEF et ses partenaires. Le CIRTEF est aujourd’hui en crise et sera peut-être amené à disparaître. Comment en sommes-nous arrivés là ? L’organisation est peut-être arrivée au bout de ce qu’elle pouvait apporter. Mais je pense aussi que nous ne sommes pas parvenus à trouver les moyens de changer la relation entre partenaires du Sud et partenaires du Nord.

« Après ta révolte, ton vote » : avec Smockey qui porte un t-shirt avec ce slogan, vous abordez la nécessité de s’engager en politique. Le film commence d’ailleurs par l’évocation de grandes figures africaines. Alors que de nombreux jeunes s’en détournent un peu partout dans le monde, pensez-vous qu’il est possible aujourd’hui de faire de la politique autrement ?

Je pense profondément qu’il est possible et essentiel de s’engager en politique autrement. Les exemples au Burkina Faso, au Sénégal, en Algérie, au Soudan sont là pour nous le dire, même si les situations ne sont pas identiques. Maintenant, après l’insurrection, le départ de Compaoré, ou Bouteflika, comment poursuivre sur la lancée de ces engagements ? Comment faire pour que le changement advienne véritablement ? Les réflexions sont à l’œuvre au Burkina Faso et au Sénégal, avec le Balai Citoyen, Y’en a Marre et d’autres. Nous évoquons ici l’Afrique, mais en Europe aussi les citoyens sont dans cette interrogation. Comment faire, comment investir le champ politique autrement ?

Smockey, dont le père avait un temps été pressenti pour être ministre, se réfère à Thomas Sankara. Il chante cependant « ne se soumettre à personne ». Hésite-t-il entre des leaders providentiels ou le fait que les peuples peuvent s’en passer comme durant la révolution burkinabé de 2014 qui a mis un terme aux 27 ans de pouvoir de Blaise Compaoré ?

C’est ici Smockey le libre penseur qui parle… Ses exemples sont Thomas Sankara, Norbert Zongo, Ki Zerbo… Mais aussi Brassens !!! Et c’est le Brassens en lui qui parle… (pour la petite histoire, c’est par Brassens que nous nous sommes rencontrés. Ses parents lui ont fait connaître et aimer Brassens comme mon père le fit pour moi. C’est cet artiste – parmi d’autres bien évidemment – que nous écoutions enfants dans nos familles respectives.)

Plus largement, quand bien même Smockey respecte le verdict des urnes, il conserve sa liberté de penser, de s’exprimer, de critiquer le pouvoir en place, ce qu’il fait d’ailleurs dans le film dans la séquence avec Didier Awadi. « Quelqu’un à Kossyam s’amuse avec les putains de dés… »

Pour Smokey, antibourgeois issu de la bourgeoisie, la culture précède le changement : est-ce aussi votre analyse ? Adhérez-vous à tout ce que dit Smokey ?

Je partage cette analyse. Je pense fermement que l’art, la culture peuvent être les moteurs de changements sociétaux et politiques… Présence Africaine, les auteurs, artistes, hommes et femmes de culture qui ont gravité autour d’Alioune Diop (Cheikh Anta, Césaire, Senghor…) et tant d’autres ont été les artisans des luttes d’indépendance qui se sont d’abord jouées au plan culturel.

Dans le cas de Smockey et Serge Aimé Coulibaly, nous avons affaire à deux artistes qui ont rêvé du changement de régime dans les coulisses de l’Histoire… sur la scène du rap et de la danse, deux ans avant l’insurrection. Au soir du soulèvement, ces artistes vont vivre et jouer ce qu’ils avaient imaginé. Non pas qu’ils aient été devins. Ils le disent d’ailleurs : ils sont pleinement artistes parce qu’à l’écoute de ce qui a traversé et traverse leur cité. Ils ont su capter et traduire ce qu’ils ont perçu comme quelque chose d’inéluctable, le départ de Blaise Compare par la colère du peuple.

Smokey pense qu’il y a une certaine lâcheté dans la migration alors qu’il y a tant à faire au pays. Vous envisagez de vous installer au Sénégal : que devrait pouvoir vous permettre ce retour aux sources ?

Je ne partage pas le point de vue de Smockey. Je défends pleinement l’idée selon laquelle le monde nous appartient individuellement et collectivement. Et qu’il est absolument détestable d’imaginer que certains soient finalement assignés à un territoire, tandis que d’autres circulent librement. Je m’installe aujourd’hui au Sénégal, parce qu’il y a pour moi un désir de poursuivre et pratiquer mon métier depuis le Sénégal.

Quels obstacles avez-vous rencontré pour faire ainsi son portrait ?

Je parlerais de difficulté plutôt que d’obstacle. La difficulté pour moi a été d’aller chercher, traquer le Serge Martin Bambara, derrière Smockey. Smockey est un animal médiatique. Figure emblématique du Balai Citoyen, porte-parole du mouvement, il a, à ce titre, été fortement sollicité par les médias depuis l’insurrection. Nombre de films ont également vu le jour. J’ai souhaité rencontrer un autre « Smockey », et pour cela, j’ai dû faire quelques pas de côté, attendre et bondir lorsque cet autre visage (trop rare) de Smockey apparaissait. Or, si Smockey l’artiste et activiste sont extravertis et bavards, Serge Martin est au contraire très secret.

Autre difficulté, ce film se tourne dans le temps d’après l’insurrection et le coup d’État manqué. En quelque sorte après la bataille…

Vous n’avez donc pas tourné vous-mêmes les images de la Révolution qui permettent au film d’être au cœur des événements ?

Ces images ont été tournées par les équipes de Semfilms et du Balai Citoyen

Votre caméra s’attache à Smockey, le suit de près, le cadre de près. Quelle intimité avez-vous pu avoir avec lui dans son quotidien pour réaliser ce portrait ? S’est-il volontiers prêté à l’exercice ?

Smockey s’est toujours et volontiers prêté à l’exercice… Avec quelques difficultés à sortir de son « rôle » de porte-parole du Balai… J’avais l’idée de filmer Smockey, dans un cadre bien déterminé : celui de la scène et du studio, celui de la rue et de l’engagement. Smockey a été menacé, pris pour cible par les supporters de l’ancien régime, lors de l’insurrection et du putsch manqué. Moins d’un mois avant le début du tournage, son studio (reconstruit après les tirs et l’incendie qui l’avaient détruit lors de l’insurrection) est une nouvelle fois parti en fumée. Ce qui au départ était un « simple dispositif filmique » – ne jamais le filmer en famille – est alors devenu la règle.

J’ai suivi Smockey comme on suit un boxeur, sur le ring de sa vie publique. J’ai mis mes pas dans les siens, l’ai scruté au plus près son corps, les expressions du visage, les regards, les silences pour tenter d’y lire ce qui n’était pas dit. Dans ces plans serrés, la caméra est très rarement positionnée en face de Smockey, toujours derrière ou à ses côtés. C’est une manière de dire ma position dans le récit. Nous sommes d’une même génération, nous partageons quelques idées sur l’engagement. Nous sommes sur un même ring…

Quelles conclusions tirez-vous de ce travail documentaire pour vos films à venir ?

Difficile de répondre à cette question pour l’instant. J’ai toujours besoin de temps pour digérer les choses. Mais pour vous reprendre, je prends ici le chemin d’un cinéma plus frontal avec cette série de films sur la transmission et les héritages (historiques, politiques, familiaux).

Je sous-entends plusieurs questions : qu’est ce que Smockey choisit de faire (ou ne pas faire) avec son histoire familiale ? Ses pères, nos pères, ont rêvé et contribué à construire nos sociétés des postindépendances. Mais quels en étaient les projets véritablement ? Nous retrouvons-nous aujourd’hui dans ceux-ci ? De quelle manière notre génération, désormais aux affaires, peut participer à une refondation du récit ? Sur cette dernière interrogation, On a le temps pour nous et Une histoire du franc CFA se rejoignent. Smockey formule cela autrement : « un regard objectif et non conciliant sur notre passé »…

Vous travaillez maintenant depuis longtemps sur le franc CFA. Comment abordez-vous cette recherche, avec quelles idées maîtresses ?

J’ai commencé à m’intéresser au sujet avant qu’il n’entre dans l’actualité. Avec le franc CFA, j’explore la relation Afrique/France-Occident (de la toute fin des années cinquante à nos jours) à travers le prisme de cette monnaie qui conserve tous les stigmates de sa matrice coloniale. Je raconte comment, par le système CFA, la domination s’est maintenue au-delà de ce qu’on a pris l’habitude de désigner par « les indépendances ». Je déploie une fable. Je reprends ici « Le laboureur et ses enfants » de La Fontaine. Le laboureur est cet Empire colonial sur le point de disparaître, qui a la géniale idée de confier à ses « enfants », ses anciens territoires au Sud du Sahara, les clés de l’Empire, et les recommandations quant aux secrets de sa prospérité. Ces enfants devenus grands sont désormais atteints du Syndrome de Stockholm. N’ayant manifestement pas trouvé le trésor caché de la fable, ils continuent à croire aveuglément à la fabula (le mensonge en italien). Une histoire du franc CFA, est aussi bien évidemment le récit de résistances passées et présentes. L’idée est de dire ce qu’est cette monnaie, et de poser cette question : que peut-on faire aujourd’hui de cet encombrant héritage ? Héritage de la France, mais aussi héritage des Pères des indépendances africaines.

C’est un film à base d’archives (INA -RTS). Pour dérouler le fil de l’Histoire du franc CFA, décrypter son fonctionnement et expliquer sa longévité, je m’appuie sur les récits des acteurs et témoins (au Sénégal et en France principalement) de ces soixante dernières années ; sur les visions divergentes d’économistes spécialistes de la monnaie, sur les points de vue d’intellectuels et de penseurs africains.

octobre 2019

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