La Cinémathèque Tunisienne : la sauvegarde d’un patrimoine, d’une identité : Épisode II

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Le 2 novembre 2019, la candidature de la Cinémathèque tunisienne a officiellement été acceptée par la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film) en tant que membre associé. Elle regroupe les institutions les plus importantes en matière d’héritage cinématographique et a pour principale mission de faciliter la coopération entre ses membres. Faten RIDENE RAISSI fait ici le point sur la conférence inauguratrice d’un espace dédié à la conservation du patrimoine cinématographique dans les locaux de la Bibliothèque nationale de Tunisie. Nous avions publié l’épisode I en septembre 2018.

Figure 1: Affiche officielle de l’inauguration, publiée par la cinémathèque Tunisienne

Les JCC 2019, -session d’hommage à feu Nejib Ayed-, représentent bien un nouvel épisode dans la série de Sauvegarde du Patrimoine Cinématographique Tunisien, témoin et conservateur de l’ identité tunisienne. Les anciens épisodes –dont le premier fut lancé par la défunte Sophie El Goulli depuis 1958– ont commencé en 2016, soit après plus d’un demi-siècle, en parallèle avec le cinquantenaire/27ème session des Journées Cinématographiques de Carthage ; et ce à travers « un colloque international (…) organisé au palais des congrès les 29 et 30 octobre, en partenariat avec l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts « Beït al-Hikma » et la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) » (La Presse, 2016). Il fut organisé dans le but de sensibiliser toute personne liée au patrimoine cinématographique de la Tunisie, de près ou de loin, qu’elle soit réalisateur.trice, producteur.trice, acteur.trice, critique, cinéphile ou simple citoyen tunisien mais aussi un homologue arabo-africain sensible à l’héritage cinématographique, tunisien mais aussi arabo-africain, et donc à l’indispensable nécessité de le protéger.

Ce colloque de sensibilisation, fut ensuite suivi, en novembre 2017, durant la 28ème édition des JCC, par la signature d’un protocole de partenariat entre la Bibliothèque Nationale et le Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI), avant même que la naissance de la cinémathèque ait lieu : une mission, que madame Raja Ben Slama, la directrice de la Bibliothèque, déclare qu’elle fut confiée à leur établissement depuis 2005 (Slama, 2019). C’est l’année où l’Etat a mis à la disposition de l’archive nationale une archive cinématographique qui fut « jetée à la deuxième étage de la bibliothèque nationale » (Slama, 2019). Celle-ci est effectivement une construction de plusieurs étages, à variation de température et d’humidité, adéquate pour la sauvegarde de l’archive cinématographique en bobines de 16 et 35 millimètres. Les archivistes tentent de sauver ce patrimoine en effectuant un tri, en mettant en quarantaine les bobines censées être défectueuses ou atteintes du vinaigre contagieux qui peut menacer celles qui sont en bon état, en numérisant les 35 millimètres pour mettre à la disposition des chercheurs et professionnels du cinéma des copies plus fluides et faciles à exploiter, tout en hibernant les versions argentiques dans les meilleures conditions de sauvegarde, passant ainsi la possibilité de leur durée de vie à plus d’un siècle. En outre, selon Madame Raja Ben Slama, il faut continuer à collaborer avec la cinémathèque et ses experts, afin d’utiliser cet espace et le développer. Le partenariat doit permettre la construction de laboratoires, qui veilleraient à l’accueil, la numérisation, donc la sauvegarde du patrimoine cinématographique, qu’il soit tunisien ou arabo-africain.

Figure 2: Intervention de Madame Raja Ben Slama, la directrice de la bibliothèque nationale pendant la cérémonie d’inauguration de l’archive cinématographique à la B.N

Cette alerte fut bien lancée depuis l’année 2002 par le réalisateur tunisien Ridha El Behi, à travers un plan remarquable du prélude de son film : La Boîte Magique (Behi, 2002). Ridha El Behi insiste sur le fait que le format argentique représente le meilleur moyen de sauvegarder un film pour des siècles, il dit même qu’ « on n’a pas trouvé de meilleure qualité que le 35 millimètre, (…) un format avec lequel nous pouvons trouver le film intact même après 135 ans, alors que sa sauvegarde en format numérique n’est possible que pour trois décennies » (Behi R. E., 2018).

Figure 3: Plan de la scène prélude du film La Boîte Magique de Ridha El Behi (Behi, 2002)

Durant son intervention, Chiraz Laâtiri, directrice du CNCI, saluait la persévérance du directeur artistique de la Cinémathèque tunisienne, Hichem Ben Ammar, tout en mettant en valeur, le fait qu’il s’agit bien d’un défi relevé par une équipe tunisienne, pilotée par un expert tunisien. Elle insiste aussi sur le fait que cette avancée ne représente qu’une étape dans le cursus de la restauration, numérisation et sauvegarde de l’archive cinématographique  (Laâtiri, 2019) : un trajet qui nécessite, à court, moyen et long terme, des budgets importants et donc des supports financiers et logistiques.

En prenant la parole, Hichem Ben Ammar a insisté sur le fait que la sauvegarde et la mise en valeur de notre patrimoine cinématographique représente bien une exigence qui nous appelle à être pragmatique et réaliste, en prenant en considération l’écosystème, ainsi que les conditions financières de la Tunisie. Il a salué l’engagement de Mohamed Challouf, partie participante civile au projet, qui fait de cette mission son quotidien. L’organigramme de la Cinémathèque devient ainsi de plus en plus clair selon M. Ben Ammar. Il s’agit bien d’une matrice complexe qui regroupe le CNCI en tant que pôle pédagogique et la bibliothèque nationale en tant que pôle patrimoine, avec un projet futur d’installation d’un laboratoire de numérisation dont les locaux sont d’ores et déjà réservés. Cette matrice complexe partage un objectif commun, voire noble, de sauvegarder le patrimoine cinématographique. Tous doivent se compléter et interagir en toute complicité, entente, symbiose et synergie. Le support logistique de la Bibliothèque Nationale mis à la disposition du CNCI représente selon M. Ben Ammar une économie de l’ordre de 350.000 €. Il insiste donc sur la pérennité de cette union entre les établissements lancée depuis la signature de la convention en 2017, et qui ne cesse de se développer pour assurer une continuité dans l’évolution de cet espace de conservation. Il est en effet urgent de transférer les archives du complexe de Gammarth (ancien local de la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique, SATPEC) ainsi qu’au ministère des Affaires culturelles situé à la Kasbah à Tunis. Le nouveau local est situé à deux niveaux de la Bibliothèque nationale : les septième et huitième étages et dans les sous-sol, ce qui  selon M. Ben Ammar n’est qu’une première étape, voire un point de départ pour le développement de ce projet ordonné par le ministre des Affaires culturelles, Mohamed Zine El Abidine (Ammar, 2019).

Les interventions de Mme Raja Ben Slama, Mme Chiraz Laâtiri et M. Hichem Ben Ammar ont été suivies par celles de M. Mohamed Challouf qui étend cet objectif de sauvegarde du patrimoine cinématographique en péril, du périmètre Tunisien à ses homologues arabo-africains. Il se réfère pour cela à l’acte de création des JCC qui représentait un signe de solidarité panafricaine. La plupart des pays du continent africain rencontrent des problèmes similaires de patrimoine cinématographique en péril. Il y a même des négatifs tunisiens qui viennent d’être découverts chez des collègues en Afrique, au Liban ou en France. La sauvegarde et la valorisation du patrimoine cinématographique des pays du Sud est ainsi un objectif primordial, une bataille quotidienne. Il convient de sauver ce patrimoine en péril, en invitant les cinéastes à « être conscients de l’obligation de fournir leurs négatifs à la cinémathèque de chaque pays arabo-africain » (Challouf, 2019), pour une collaboration ensuite à l’échelle continentale avec des coopérations entre les différents pays du continent africain : numérisation de films tunisiens dans d’autres pays africains et vice-versa, hommages à des réalisateurs africains durant des festivals se déroulant en dehors de leur pays natal, exploitation coopérative des films, etc.

L’espace fourni par la bibliothèque nationale est équipé d’un matériel hygrométrique permettant la sauvegarde des bobines de films. Il s’étend sur une superficie de 210 m2 et contient 150 étagères pouvant accueillir 8.600 boîtes avec des possibilités d’extension pouvant atteindre 26.000 boîtes.

Figure 4: L’équipe du pôle patrimoine cinématographique pilotée par l’expert M. Sahbi Kraïem

Avant de finir la cérémonie d’inauguration par une réception et une visite guidée des locaux de l’archive cinématographique, l’expert consultant de la cinémathèque, M. Sahbi Kraïem, a présenté le travail de son équipe sur les six derniers mois pour mettre en place un espace dédié à la conservation des films, qui prend le nom de pôle patrimoine cinématographique dans les locaux de la Bibliothèque nationale. Il s’agissait d’aménager des laboratoires, d’établir une statistique qui a révélé l’existence de 4333 bobines, soit 1.910.000 mètres de pellicules recensées. Une archive en films argentiques comprend 1499 titres (44 % de format 35 mm et 55 % de format 16 mm) :  38 % de longs-métrages et 62 % de courts-métrages. L’équipe a même effectué des tests d’acidité, suivis d’une mise en quarantaine des films touchés par le syndrome du vinaigre.

Voir le film présenté à cette occasion :

https://drive.google.com/file/d/1R-dyXpJ0vwj-53yRAMcbr_ukTkYEzC_8/view

Nous sommes au XXIe siècle : tout est numérisé. On parle de big data pour les statistiques, et de ‘caméra-monstre-8k’, DCP[i] et KDM[ii] qui remplacent « les argentiques » pour la production et la distribution d’un film. Dans ce contexte, des réalisateur insistent cependant encore sur la qualité assurée par le 35 mm, tel que le déclare Cornier en disant : « Il n’y aura pas (…) une disparition du tournage en 35 mm : dix à quinze pour cent des films, longs et courts métrages, pour des raisons de choix artistiques, sont tournés en 35 mm. Certains réalisateurs aiment aussi le mélanger au numérique. Il y a des avantages à ne tourner qu’en pellicule, mais les deux technologies peuvent cohabiter ». (Cornier, 2016)

Figure 5: Normes internationales favorisant une durée de vie plus longue des archives en films argentiques (IPI, 2007)

La rapidité de l’enregistrement numérique le fait préférer à l’argentique, et facilite la distribution simultanée des films un peu partout. Des réalisateurs préfèrent néanmoins l’argentique, alors même que ce sont raréfiées les entreprises produisant ce type de pellicule et qu’il faut maintenant en faire la commande. Compte tenu de la durée de vie limitée à trois décennies des supports numériques tels que les disques durs et les DCP, l’expert Sahbi Kraïem a indiqué que pour prolonger la sauvegarde de ce patrimoine sur plusieurs générations, il faudrait  restaurer les bobines 35 mm et d’une part les numériser en tant que références consultables pour les recherches, et d’autre part  en classer une archive officielle à utilisation inhibée, en assurant une hygrométrie adéquate. Le site filmcare.org de l’université Image Permanent Institute fournit le tableau en figure 5 qui classe les conditions de l’environnement de sauvegarde du patrimoine cinématographique, en insistant sur la température.

Figure 6: Délibération du résultat d’admission de la cinémathèque Tunisienne à la FIAF, annoncé le 03-11-19 sur sa page officielle Facebook (FIAF, 2019)

Comme l’a annoncé Hichem Ben Ammar durant cette cérémonie d’inauguration du pôle cinématographique de la Bibliothèque nationale, M. Christophe Dupin, administrateur délégué de la Fédération Internationale des Archives des Films, a confirmé le 3 novembre que la Cinémathèque tunisienne « tout comme ses homologues à Paris, Canada et Berlin » a été admise à la FIAF, en tant que membre associé, à l’unanimité des voix du comité directeur. Une telle avancée ne peut être suivie que par un engagement de toutes les entités étatiques, privées, communautaires « voire continentales » ou individuelles ; partenaires de ce projet, à savoir : le ministère des Affaires culturelles, la Direction générale des arts scéniques et des arts audiovisuels, qui lui est affiliée, Le Centre national du cinéma et de l’image CNCI, la Cinémathèque tunisienne, la Bibliothèque nationale, les associations telles que la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs FTCA, la Fédération tunisienne des ciné-clubs FTCC, L’Association des réalisateurs de films tunisiens ARFT, les maisons de production et/ou de distribution tunisiennes, tout réalisateur, producteur ou cinéphile, voire tout membre de la société civile… à veiller à la protection de ce patrimoine cinématographique, qui n’est autre qu’un miroir reflétant notre identité.

Faten RIDENE RAISSI, enseignante-chercheuse-critique, Cinéma & Audiovisuel, Université de Carthage-Tunisie

Références

Ammar, H. B. (2019, 11 01). Inauguration d’un espace dédié à la conservation du patrimoine cinématographique. Tunis.

Behi, R. E. (Réalisateur). (2002). La Boîte Magique-صندوق عجب [Film]. Tunisie.

Behi, R. E. (2018, 02 16). Silver Versus Digital: : a Cinematographic Eternal Conflict. (F. RideneRaissi, Intervieweur)

Challouf, M. (2019, 11 01). Inauguration d’un espace dédié à la conservation du patrimoine cinématographique. Tunis, Tunisie.

Cornier, L. (2016, Mai 22). 35 mm: Le Format en Questions. (F. Cannes, Intervieweur) Festival Cannes . Récupéré sur http://www.festival-cannes.com/fr/69-editions/retrospective/2016/actualites/articles/35-mm-le-format-en-questions

FIAF. (2019, 11 03). FIAF. Consulté le 11 03, 2019, sur FIAF: https://www.facebook.com/200973290591/photos/a.370251530591/10156615453545592/?type=3&theater

IPI. (2007, 06 13). FilmCare. (I. P. Institute, Éd.) Consulté le 11 03, 2019, sur filmcare.org: https://www.filmcare.org/storage_categories

Laâtiri, C. (2019, 11 01). Inauguration d’un espace dédié à la conservation du patrimoine cinématographique. Tunis, Tunisie.

La Presse. (2016, 10 28). ‘Patrimoine Cinématographique en Péril’ Colloque International aux JCC. La Presse. Consulté le 11 02, 2019, sur https://www.turess.com/fr/lapresse/122052

Slama, R. B. (2019, 11 01). Inauguration d’un espace dédié à la conservation du patrimoine cinématographique. Tunis. Consulté le 11 01, 2019

[i] DCP ou Digital Cinema Package représente un nouveau moyen de distribution cinématographique sous la forme de dossier numérique pour chaque film, qui regroupe les images, la bande sonore, les sous-titrages… remplaçant le format argentique qui était sous la forme de bobines de 35 mm.

[ii] Le KDM est le message électronique dans lequel le distributeur fait parvenir à un exploitant la clé qui va lui permettre d’exploiter le fichier encrypté du film.

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