L’Interférence de Jean-Joseph Rabearivelo

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Si l’oeuvre poétique de l’écrivain malgache Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) est connue, ses romans le sont moins.  Aujourd’hui, Claire Riffard entreprend de publier séparément et en format poche un des deux romans, L’Interférence, écrit en 1929 (le premier, L’Aube rouge de 1925, figure dans le tome 2 des Œuvres complètes).

Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) reste l’écrivain malgache le plus connu à Madagascar et à l’étranger en raison de son œuvre poétique francophone et de sa trajectoire d’intellectuel en situation coloniale boulimique de lecture, assoiffé de reconnaissance. Humilié et écartelé entre deux cultures, il se suicida en se mettant en scène dans un journal et une lettre adressée au jeune Jacques Rabemananjara qui se recommanda toute sa vie de cette honneur. Si sa poésie a été très vite reconnue, ses deux romans (et bien d’autres textes) sont restés inédits de son vivant. Une équipe franco-malgache a publié en 2010 et 2012 ses Oeuvres complètes assorties d’un savant appareil critique en deux impressionnants volumes, de 1273 et 1789 pages (ed AUF-CRNS-Item) dont nous avons rendu compte. Ces archives conservées à Antananarivo sont désormais consultables en ligne (http://eman-archives.org/francophone/collections/show/2). Aujourd’hui, Claire Riffard, la coordinatrice de cet immense travail entreprend de publier séparément et en format poche un des deux romans, L’Interférence, écrit en 1929 (le premier, L’Aube rouge de 1925, figure dans le tome 2 des Œuvres complètes).

Ce roman historique retrace, à travers le parcours de trois générations, ce que l’auteur annonce comme « l’état d’âme d’une époque », d’une famille, d’un milieu, celui de nobles à la cour de Tananarive entre 1835 et 1900. Les quatre parties comptant chacune 10 brefs chapitres, correspondent aux périodes historiques du royaume central de l’Imerina et de ses souverains tel que les définit l’auteur. Le roman s’achève sur la situation ambigüe de la dernière survivante, la jeune femme Baholy qui, déclassée, tente de retrouver la dignité et le pouvoir de sa puissante famille désormais anéantie en tâchant de tirer profit de la présence des Français. Cette « interférence » qui donne son titre à ce qui se présente comme une chronique sociale désigne aussi les trajectoires du grand-père et des parents qui, le texte le montre, cherchent à ajuster leur mode de vie et leurs opinions aux positions officielles en vue de rester dans la mouvance du pouvoir.

Le grand-père traditionnaliste (son milieu noble « Vieux hova » est qualifié de « secte » Zanakantitra, p.16) se montre donc intraitable envers les chrétiens de ses subordonnées afin de représenter dignement la reine Ranavalona Ière. Son fils, qui vit sous le règne du très sensuel Radama II, se laisse entraîner dans des amours ancillaires avant d’accepter une noble choisie par son clan. Ruiné par la conquête française, il participe à l’insurrection (des menalamba, en 1896) et y trouve la mort. Sa fille, l’héroïne, après avoir connu la richesse et le pouvoir sur les six esclaves dédiées à elle, est brutalement arrachée aux Anglais protestants que sa famille avait choisis par souci de positionnement social. Orpheline et pauvre, elle s’échappe du pensionnat des sœurs, est recueillie par un lieutenant français qu’elle épouse tout en entretenant une liaison avec un Malgache de son rang noble. Cette interférence, prémonitoire si on la rapporte à la vie de Rabearivelo, ne peut la mener qu’au drame.

Plusieurs lectures sont possibles face à ce texte à la fois réaliste et complètement reconstruit par un auteur qui en réfère à Michelet et donne à voir des « types » (les nobles terriens, leurs esclaves) tout en affichant son ambition de choisir les dates qui lui paraissent « inoubliables ». Il retient le 14 août 1891 (143), jour de l’inauguration de l’hôpital anglais, symbole de ces Occidentaux, qui, selon cette famille « n’enseignent pas leur religion contre leur civilisation » (146) et l’abolition de l’esclavage par les Français le 27 septembre 1896 (172) qui a bouleversé leur société. D’autres événements, pourtant capitaux dans l’histoire « officielle » défilent rapidement, comme un décor : « Il y eut l’assassinat du roi libéral RadamaII et son enterrement presque clandestin et honteux selon les traditions ; il y eut l’avènement de sa femme Rasoherina ; puis celui de Ranavalona II (81). Se succèdent la « prise » ou défaite d’Andriba (159) qui permit le succès de la conquête française, la reddition du Palais (160), l’insurrection . Les coups d’État ou la conversion de la reine Ranavalona II au christianisme ne sont pas mentionnés. C’est que c’est moins l’histoire officielle qui intéresse Rabearivelo que l’analyse du positionnement social du milieu qui est le sien

Le récit est en effet entièrement construit selon la perspective de cette dynastie qui vit de ses terres, servie par des esclaves domestiques comme dans la Grèce antique, et à la cour selon un modèle féodal. Le romancier désigne et analyse sans concession les stratégies successives de cette « caste » (33) laminée par une colonisation qui, en supprimant la royauté merina et en libérant les esclaves, lui a ôté sa domination politique, économique et symbolique. Il se présentait dans la note préliminaire du premier roman : « Nous autres, Hova » (T2, p.813) et redit dans la texte « nous autres, Indonésiens » (34) et surtout « nous, Andriana [nobles]» (115). Les autres ethnies sont absentes ou mentionnées comme pourvoyeuses d’esclaves qu’il faut initier « aux accents et à la finesse de la belle langue hova » (134), esclaves que l’on vend en guise de punition (138). Selon cette perspective, ce roman peut être lu comme un roman de classe, celle des déclassés depuis l’avènement du premier ministre Rainiliairivony, dont l’œuvre est longuement analysée (115-119), jusqu’à la conquête dont certains ont pu le rendre responsable.

Il a enfin, surtout dirons-nous, un intérêt littéraire. En effet, ce texte en français est traversé à la fois par la langue malgache et par la culture française foisonnante d’un Rabearivelo qui parle de sa « race » hova « maintenant française » et se décrit comme « quelqu’un qui doit tout à la France et s’en réclame » (T2, 814).

Du côté de la culture malgache, on relèvera les calques (« Ranavalona-qui-règne, 26, les injures), les discours en français (kabary) et les proverbes, la références aux personnalités révérées (Rainandriamampandry, anglophone, protestant, noble, opposé aux Français qui le fusillèrent, p.114). L’autre source, l’occidentale, fournit la langue d’écriture (l’auteur a toute une production en malgache : c’est donc un choix), les termes rares (rose anadyomène, 61), archaïques (icelle, 81), l’intertextualité qui renvoient aux lectures de l’auteur : « la fille de feu du divin Gérard » (29), ou l’écho du Rouge et le noir : « Andriantsitoha était au comble de la perplexité » (159). Plus gênantes sont les expressions directement issues de la littérature coloniale de l’époque, en particulier Charles Renel qui avait publié en 1924 La fille de l’Ile rouge et auquel Rabearivelo emprunte le nom de l’amante (Razane devient Zanamanga), une succession de descriptions colorées de couchers de soleil et surtout la vision du peuple comme de grands enfants (91 et 161), la musique des tambours « barbares » (31). Ce texte devient l’exemple même de cette hybridité culturelle revendiquée par l’auteur.

Cette réédition de poche est donc tout à la fois indispensable pour une meilleure diffusion d’une œuvre immense et utile pour l’analyse du travail entre les langues et la constitution d’une histoire littéraire franco-malgache. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’elle reste une représentation orientée de la société précoloniale et des nouveaux positionnements qu’a entraînés la domination française dans une classe préoccupée avant tout de son rang. Le lecteur de 2019 pourra donc aussi faire une lecture politique de cette chronique sociale centenaire cruelle pour la société merina contemporaine quand il discernera dans ces analyses les origines de bien des mécanismes toujours à l’oeuvre.

Dominique Ranaivoson

28 novembre 2019.

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