La masterclass d’Amine Bouhafa à Tunis

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Lors des Journées Cinématographiques de Carthage 2018, le célèbre compositeur de musique de film tunisien Amine Bouhafa a répondu aux questions du directeur de la communication du festival, Hisham Ben Khamsa. On en trouvera ci-dessous la transcription complète. Les extraits de films sont à retrouver sur la vidéo de la rencontre (timecodes indiqués), laquelle est un résumé et ne comporte donc que certains passages des échanges et des films :

Les professionnels du cinéma te reconnaissent comme l’un de leurs pairs et un grand de la musique de film. Beaucoup d’étudiants en école de cinéma et de musique sont présents dans la salle. Merci Amine.

Bienvenue à tous. Je suis très ému de venir partager ma passion pour le cinéma et la musique. Nous allons passer un bon moment ensemble.

Amine, tu es très rapidement tombé, très jeune – comme dans les bandes dessinées, dans la marmite (rires) – dans la musique, grâce à ta mère.

Oui, la marmite était grande, et ma mère y préparait de la potion magique artistique (rires). J’ai commencé le piano à 3 ans et le conservatoire à 5 ans. J’ai fini le conservatoire à 12 ans. Je n’y suis resté que 6 ans car j’ai sauté une année. A l’époque, il fallait étudier 7 ans pour avoir le diplôme. Je voulais finir le conservatoire pour me mettre au piano sérieusement.

Et en même temps, tu étais bon à l’école. Tu as fait maths sup-maths spé après le bac.

C’était la condition sine qua non pour partir à Paris et essayer de bifurquer sur une carrière artistique. J’ai ensuite fait une école d’ingénieurs en télécommunications.

Et tu as été engagé par France Télécom.

Dans un autre cabinet de conseil. Mais la musique était toujours dans mon cœur. J’attendais le moment où je pourrais vivre de ma passion. J’ai aussi fait le conservatoire de paris. Je rêvais de faire des études d’orchestration, d’analyse, d’écriture, d’harmonie, d’arrangement de jazz, d’acoustique. C’était une formation très complète, très érudite, et magnifique.

Tu n’as pas attendu maths spé et maths sup pour composer des musiques de films.

Effectivement, j’ai composé ma première musique de film à 15 ans, j’étais très jeune.

La première fois que tu es venu à Carthage, c’était  pour le court métrage Les Poupées de Sucre, d’Anis Lassoued.

Tout à fait, à 15 ans. J’ai vu Anis hier et il m’a dit : « t’avais quel âge ? » et j’ai répondu : « j’avais 15 ans ». C’est là que ma passion pour le cinéma est née. A vrai dire, cette passion est née à travers la musique de film. Je me souviens que la musique du film La liste de Schindler m’a beaucoup touché. Petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser aux grands symphonistes hollywoodiens des années 50-60. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au cinéma. Avant, j’allais voir des films pour écouter leur musique. A présent, je vais voir des films pour écouter leur musicalité.

Tout le monde connait Amine Bouhafa et le César pour Timbuktu. Et pourtant, ce n’est pas ton premier projet.

Oui, de mémoire, c’est mon 9ème projet. J’ai eu beaucoup de chance d’être appelé pour travailler sur ce projet, car Abderrahmane Sissako est l’un des plus grands réalisateurs actuels. C’est un rêve qui a duré plus de deux ans. Du festival de Cannes 2014 jusqu’aux Oscars.

Et surtout, tout le monde parle de Césars, mais le vrai gros prix dont les passionnés de musique sont les plus fiers est celui de France Musique.

Je suis très fier et content d’avoir reçu ce prix.

Comment se passe le festival pour toi ?

Ce qui est magnifique est de pouvoir rencontrer les gens passionnés de cinéma, d’échanger et de discuter avec eux. Il est vrai que voir mes films projetés dans des festivals internationaux me fait plaisir, mais quand je commence à travailler sur un film, je ne le fais jamais en pensant aux festivals. Le plus important est de pouvoir porter le film de la meilleure façon possible, de rencontrer du monde et d’échanger cette passion commune.

On parle de Timbuktu mais ta particularité est d’être reconnu dans le monde arabe.

J’en suis très fier car, quand on est reconnu dans son propre univers, ça fait chaud au cœur. Je suis très content de pouvoir jongler entre deux carrières parallèles : dans le monde arabe, notamment en Egypte avec des séries, mais aussi à l’échelle internationale.

Et dernièrement sur Netflix.

Effectivement, avec la première série arabe diffusée sur Netflix : The secret of Nile composée de 30 épisodes.

Que vas-tu nous cuisiner aujourd’hui ?

C’est l’occasion de partager ma passion pour la musique et le cinéma, de parler des choses que j’aime, dont le pouvoir de la musique, sa troisième dimension pour un film, du fait qu’elle peut faire apparaître ce que l’on ne voit pas à l’écran, sa fonction, le choix du moment où elle intervient. La relation entre la musique et les couleurs, ainsi que la lumière est également importante. Ça me fait penser à une citation de Cocteau : « le cinéma est l’écriture moderne, où l’encre est la lumière ». Si quelque chose m’inspire dans le cinéma, ce sont bien les couleurs et la lumière. Donc, j’aimerais partager avec vous ces réflexions autour des couleurs et de la lumière : comment interpréter une lumière ou s’en inspirer dans un format musical ? Je pense qu’il est bien de commencer avec une vidéo de présentation pour nous mettre dans le bain.

(Diffusion de la fin de La Belle et La Meute de Kaouther Ben Hania en 11:08).

Je voulais ici vous montrer le rôle évocateur de la musique, qui est porteuse d’espoir et de lumière. Le rôle de la musique sera la narration et l’émotion comme ici, le thème comme dans Timbuktu, et un troisième serait un rôle suggestif où la musique suggérerait une autre image.

Ces musiques sont-elles interchangeables ?

Dans l’absolu, oui. On devrait commencer par le début des films. Le commencement est un moment crucial pour n’importe quelle œuvre artistique, que ce soit une pièce de théâtre ou une musique. C’est là que le décor et l’ambiance du film sont fixés : on emmène le spectateur dans l’univers du film. La musique apporte un élément que le metteur en scène choisit de ne pas mettre à l’écran. Cela apporte une autre grille de lecture, une certaine profondeur. Cela peut être un drame passé ou à venir, la psychologie ou le background du personnage, un traumatisme, un non-dit, etc. Le compositeur va écrire et compléter le puzzle cinématographique.

Est-ce qu’un compositeur peut amener ou imposer une idée que le réalisateur ou la réalisatrice n’avait pas vue ?

Non, le compositeur ne peut rien imposer (rires). Le film est un travail collectif. Etre compositeur est une leçon d’humilité envers un travail de groupe. On sert le propos du réalisateur. Le plus important est le film. Il faut mettre son égo de compositeur de côté. En général, on intervient à la fin. En quelque sorte, le réalisateur nous confie son bébé. C’est une relation d’écoute et de confiance. Etre à l’écoute du réalisateur est l’une des caractéristiques du métier. Il faut avoir une force d’analyse et de synthèse afin de proposer la musique dont le film a besoin. J’essaye de récupérer et d’analyser le maximum d’informations que le réalisateur apporte et je véhicule le son qu’il imagine.

Il serait intéressant d’avoir le point de vue du réalisateur une fois qu’il a entendu la musique, et de savoir si elle répond à ses attentes et s’il peut découvrir un élément qui était visiblement caché.

Je vais vous montrer deux exemples. Aujourd’hui, de plus en plus, pour des raisons techniques, on utilise des musiques existantes pour monter un film. J’ai eu la chance de travailler avec une des artistes emblématiques du cinéma contemporain : Shirin Neshat (réalisatrice iranienne basée à New York), qui a une esthétique visuelle très personnelle et très forte. Pour monter le début de son film, elle a utilisé une musique existante que j’avais composée sur un autre projet. J’aimerais donc vous présenter les deux versions du début du film, d’abord avec la musique utilisée pour monter le film, puis avec la musique que j’avais composée pour le film.

(Amine diffuse d’abord le début du film Looking for Oum Kulthum avec la première musique. On entend une mélodie douce sans paroles, avec des airs de piano et de violon. Il commente soudainement : « l’image est très belle ». Cet extrait dure environ trois minutes. Ensuite, il diffuse le même extrait avec la deuxième musique, qui a une mélodie différente, mais aussi douce. On entend des airs de violon, et des bruits de talons qui claquent contre le sol. Il commente : « on voit des souvenirs d’enfance, une petite fille ».)

Dans le premier extrait, au début, la musique dit exactement ce que l’on voit à l’écran. C’est très narratif. On assiste à une image d’époque, une musique très romantique par l’orchestre, du lyrique. Dans le deuxième extrait, la musique vient ajouter un univers mystérieux, un peu de magie, un élément que l’on ne voit pas à l’écran. La musique accompagne les pas. Dans le premier extrait, on voit la romance, alors que dans le deuxième, on a un discours distancié par rapport à ce que l’on voit, et il annonce également le mystère qui va survenir au cours du film. Typiquement, la première musique est narrative, c’est du storytelling. C’est comme si le réalisateur utilisait une autre voix pour raconter son histoire. La musique peut aussi être fonctionnelle, évocatrice d’émotion, suggestive d’images (ce qui s’applique à des genres tels que la science-fiction ou l’action) ou fictionnelle (qui écrit un discours, amène un univers et une identité sonore). Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est seulement une décision du réalisateur. On associe une musique narrative à la notion de thème. Je pense à la musique de Timbuktu, qui a un thème.

(Amine joue le thème de Timbuktu au piano avant de diffuser les premières images du film où ce thème est repris).

Ce sont des harmonies très simples, un thème très simple. Cette notion de thématique raconte une histoire. Quand on écoute la musique seule, on sent ce côté narratif. Dans Timbuktu, l’une des fonctions que l’on voulait apporter à la musique du film était la fonction narrative.

(Amine compare deux extraits en diffusant d’abord un extrait d’environ une minute du film Timbuktu pour montrer la fonction narrative de la musique. Il commente simultanément : « on commence avec une clarinette dans un registre grave de l’instrument, avec des silences. ». Par la suite, on entend d’autres instruments s’ajouter à la clarinette. Ensuite, il diffuse le même extrait avec une instrumentation différente. On entend des airs de clarinette, les pleurs d’un enfant, des tirs d’arme à feu, et un bruit de moteur. D’autres instruments s’ajoutent à cela. Le deuxième extrait dure environ deux minutes).

Le cinéma est un art indépendant de notre expérience, car on reste toujours débutant. Contrairement à toutes les autres scènes du film, j’ai passé beaucoup de temps à composer la scène de fin que je viens de vous montrer car ça n’allait pas. Je posais beaucoup de questions à Abderrahmane pour comprendre ce qui n’allait pas (sur l’instrumentation, le rythme, l’émotion, etc.), mais je n’avais pas de réponse précise. Il m’avait cité Dostoïevski: « Aucune science ne vaut les larmes d’un enfant » et je lui avais demandé le rapport entre les larmes d’un enfant et cette scène. J’ai dormi avec cette idée confuse et j’ai essayé d’interpréter cette phrase. La musique n’est pas une science, mais elle pourrait s’apparenter à une forme de science. J’ai ensuite compris qu’il voulait qu’on entende cet enfant qui pleure en courant, car rien ne valait les larmes d’un enfant et que la musique ne devait pas les cacher. J’ai construit une musique qui s’éteindrait petit à petit, qui partirait en decrescendos pour ne laisser que la respiration de l’enfant. Ce qui m’a touché dans la collaboration avec Abderrahmane : il me laissait entrer dans son univers en me nourrissant de ce genre de métaphores et en me laissant libre de leur interprétation.

Cette collaboration sur la fin du film correspond à une autre dimension que celle du moment de l’écriture. Au cours de la composition de la musique, deux ou trois ans après avoir écrit le scénario, il peut y avoir des éléments auxquels le réalisateur n’aurait pas pensé. Face à ce réalisateur, peut-on revivre cette expérience afin d’amener cette nouvelle dimension ?

On doit vraiment lui apporter une valeur ajoutée. Mais plus on intervient en amont, plus l’erreur est possible. A chaque étape de la réalisation (écriture, tournage, montage), le film change de visage. Travailler sur l’image m’inspire le plus (la lumière, les couleurs, le rythme). Mais il m’est arrivé à plusieurs reprises d’écrire sur scénario, et cela m’offre plus de temps. On se donne alors les moyens de se tromper.

Quelle est la différence entre travailler plusieurs fois avec le même réalisateur et pour la première fois ? Est-ce qu’on se redécouvre ?

Comme je disais, peu importe les années d’expériences, on est toujours débutant. Donc si on arrive avec une idée prétentieuse de ce que l’on veut faire, on ne va pas se surprendre et il n’y aura pas de challenge. Il faut être en constant déni de ce que l’on a pu faire. C’est comme dans une relation amoureuse. La routine casse tout. Il faut toujours créer du nouveau, se surprendre, chercher un nouveau langage, un processus d’écriture. J’essaye toujours de changer ma manière de penser. Pour Timbuktu, j’ai écrit un thème puis je l’ai modifié. Dans La Belle et la Meute, Kaouther voulait une musique que l’on écoute mais que l’on n’entend pas. J’ai trouvé ça intéressant et je me suis demandé comment je pouvais m’effacer. Dans le processus d’écriture, au lieu de composer directement sur l’image, j’ai regardé le film six ou sept fois, puis je l’ai laissé de côté. Et j’ai utilisé les souvenirs et les impressions que le film m’avait données. J’ai créé une sorte de palette sonore et j’ai exploré des instruments que je n’ai pas l’habitude d’utiliser. Je me suis vraiment basé sur la création d’une palette plutôt que sur la thématique. J’ai utilisé un Cristal Baschet (un instrument des années 70) offrant une dualité de sons cristallins et sombres, et des archets pour créer une tension musicale. Je vous parle de l’aspect technique pour vous montrer qu’il n’existe pas seulement une façon de composer. C’était vraiment un laboratoire sonore. J’ai envoyé sept ou huit musiques à Kaouther. Puis, j’ai repris le film scène par scène en utilisant cette palette.

La Belle et La Meute a reçu le prix de la meilleure création sonore au festival de Cannes.

C’est un prix bien pensé qui célèbre une collaboration. Cela me fait penser à une séquence de La Belle et La Meute : on est dans un registre musical sombre jusqu’à ce que ça devienne très lumineux et plein d’espoir, à la fin. Ici, la musique crée une émotion supplémentaire de libération. Et ceci, en même temps que l’héroïne met son voile et qu’au lieu de se cacher avec, elle la met comme une cape de super-héroïne.

(Diffusion d’un extrait du film La Belle et La Meute. On entend d’abord une dispute entre hommes, puis la musique intervient, et on distingue des bruits de talons claquant sur le sol. Cet extrait dure plus d’une minute.)

Je voulais vous montrer le rôle évocateur de la musique, qui est porteuse d’espoir et de lumière. Je vous ai montré deux fonctions à travers Timbuktu et La Belle et La Meute : la narration (le thème) et l’émotion. Maintenant, je vais vous montrer le rôle suggestif d’une autre image avec un extrait de Looking for Oum Kulthum. Pour vous expliquer le contexte, l’héroïne a une relation tendue avec son fils, qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Mais elle a toujours des visions. Il y a un côté surréaliste propre à la réalisatrice.

(extrait en 13:58 – Diffusion de l’extrait en musique, expliqué juste avant. Il dure environ deux minutes.)

C’est un exemple de musique qui pourrait appuyer ce côté surréaliste, rêveur. Elle pourrait avoir un rôle fictionnel. Parfois, le metteur en scène veut vraiment que le spectateur prenne un parti, et vive pleinement ce que le personnage vit. Et d’autres fois, il aimerait que le spectateur soit simple observateur et prenne une certaine distance par rapport à ce qu’il voit. La musique pourrait jouer ce rôle de fiction qui serait de soit emmener le spectateur à l’intérieur de la scène, soit de le laisser prendre du recul. Pour une scène de La Belle et La Meute, j’ai proposé deux musiques à Kaouther : l’une est viscérale, où on suit l’héroïne à l’intérieur de la scène, et l’autre est plutôt distanciée et tient le spectateur en observation par rapport à ce que l’héroïne traverse. Je vais vous montrer les deux versions et vous me direz ce que vous en pensez. Sans vous spoiler le film, c’est le moment où l’héroïne détient pour la première fois une preuve tangible de son agression par des policiers : son téléphone se trouve dans leur voiture.

(extrait en 20:00 -Diffusion des extraits en musique expliqués juste avant. On entend les cris de l’héroïne qui trouve le téléphone, ainsi que du mouvement autour d’elle, avec un peu de musique. Il commente le premier extrait : « on entend la sonnerie », puis « la tension monte avec sa course ». Cela dure plus d’une minute. Ensuite, il diffuse le deuxième extrait. On entend d’abord les cris de l’héroïne, puis seulement la musique. Il demande ensuite l’avis du public, qui préfère majoritairement le premier extrait.)

Le premier extrait gagne, la réalisatrice avait raison (rires). Le premier extrait est viscéral, organique, on vit ce que l’héroïne vit, on vit son angoisse, c’est son point de vue. Tandis que dans l’autre extrait, le point de vue est extérieur, et le spectateur l’observe vivre son cauchemar. Quand la musique pourrait jouer un rôle fictionnel, voilà deux exemples différents. Il peut y avoir un contraste entre une musique fonctionnelle et une musique fictionnelle. Dans la scène de football sans ballon de Timbuktu, qui est un exemple où la musique tient un rôle équilibré entre le fonctionnel et le fictionnel, la musique accompagne l’image et tient un discours dramaturgique. Cette scène est mythique et relève d’un génie de mise en scène. La première fois que je l’ai vue, je ne me suis pas rendu compte qu’il n’y avait pas de ballon !

Pour les personnes qui n’auraient pas vu le film, il raconte l’histoire d’un groupe de djihadistes islamistes extrêmes envahissant un village et y interdisant la musique et le sport. On voit donc des jeunes garçons jouer au football sans ballon.

On ne voit pas un match de foot, on voit un ballet, une danse.

(extrait de Timbuktu, scène du match de foot sans ballon, 26:50 – devient noir à l’écran. On voit le groupe de djihadistes interdire le ballon aux jeunes. Puis, une musique enjouée intervient à la fin de la réplique. Amine Bouhafa commente : « On entend des petites goutes de célesta et des triangles qui représentent le personnage du ballon ». L’extrait dure environ deux minutes.)

Quand place-t-on une musique à tel endroit et pas à l’autre ?

Dans le jargon des compositeurs de musique de film, on appelle ça le « spotting ». C’est une des séances de travail les plus importantes où l’on décide du moment où la musique va intervenir, c’est-à-dire de son entrée et de sa sortie. J’aime quand on ne remarque pas quand la musique intervient, quand elle est là, sans qu’on la sente pour autant. Si on la sent, l’exercice est raté. Cela peut être amené par un bruit : une voiture qui passe, un claquement de porte, un cri. Quand la musique est là, il est difficile de se débarrasser du sentiment de présence. Il faut également penser au silence, comme disait Jeanson « le cinéma sonore nous a fait découvrir le silence ». Entre autre, le silence nous fait apprécier la musique. Il faut trouver un juste équilibre entre le silence et la musique. Comme lorsqu’on fait du café, si on en met trop, ce n’est pas bon (rires). Je pense que cette discussion est très importante, c’est un choix entre le réalisateur et le compositeur, car le réalisateur a déjà une idée précise de l’emplacement et le compositeur peut le surprendre avec ses idées. L’emplacement de la musique peut aussi découler de la fonction. Une fois qu’on a décidé de sa fonction narrative, évocatrice ou fictionnelle, cela peut nous aider à trouver des éléments de réflexion. On va faire une musique propre à tel personnage, qui va accompagner sa descente aux enfers ou son voyage, et à chaque situation, on pourra réutiliser la même musique. Au sein de la même scène, l’emplacement de la musique peut amener un regard ou une fonction différente. Je pense notamment à une scène du deuxième plan d’une séquence de La Belle et La Meute, où on a essayé différents emplacements, ce qui a apporté différentes fonctions.

(extraits en 35:20 – Amine montre cette scène et commente : « On est à peu près à 12 minutes du film, la scène représente une rupture complète car on était dans une ambiance joviale. La musique commence au début de la scène. […] La trompette représente la voix du personnage. Elle accompagne les percussions. Il y a un peu de piano à l’entrée du personnage dans l’hôpital. La musique se termine avant le dialogue. Elle commente les images. ». Puis, il montre une deuxième possibilité d’emplacement de musique, et commente : « Plus de musique au début, seulement le silence et le cri du personnage. On ajoute la musique après le son de la voiture. Le Cristal Baschet accompagne les percussions. La trompette ne représente plus le personnage. La musique disparaît doucement. ». Enfin, il montre une troisième possibilité avec la musique intervenant en fin de scène. Il commente : « La musique commence à l’entrée de l’hôpital. On sent qu’un drame va se produire, comme pour prévenir le spectateur. »)

Qu’auriez-vous choisi ? Je vois que la majorité a choisi la musique positionnée en fin de scène. On a gardé la musique au milieu car on n’est pas dans le drame annoncé à la fin. Ça donnait une ambiance sonore et ça complétait ce que l’on voyait. Il n’y a pas de fonction narrative.

On vient de voir la course, les marches, l’entrée… As-tu pensé que ça pouvait créer une rupture avec la scène précédente et créer une nouvelle ambiance annonciatrice de drame ?

Tout à fait. Dans la scène précédente, on est dans une boîte de nuit, les gens dansent, on a l’impression qu’il va y avoir un litige et d’un seul coup, on les voit en train de courir, l’homme derrière elle, donc on pense qu’il s’est passé quelque chose entre eux. Puis on comprend qu’il l’aide. Et on se demande vraiment ce qu’il se passe, tout en étant dans le flou complet. La musique intervenant au milieu annonce un non-dit, un drame qui s’est passé avant et qu’on n’a pas vu, que le réalisateur a choisi de cacher. C’est la musique qui amène ce drame.

On parle de composition originale, mais avec Looking for Oum Kulthum, on s’attend à voir le répertoire d’Oum Kulthum. Comment faire la part des choses pour que la musique soit originale ? Dans le film, il y a des extraits de ses chansons, on est dans une sorte d’hybride complexe. As-tu été capable de ne pas penser à ses musiques ?

Quand on m’a appelé pour ce projet, j’ai eu peur. J’ai vécu avec la voix d’Oum Kulthum depuis très jeune, donc j’avais une grosse responsabilité en m’attaquant à la plus grande diva arabe. C’est un grand défi. Ce n’est pas un film sur Oum Kulthum, c’est une mise en abîme. C’est-à-dire qu’on parle d’une réalisatrice qui veut faire un film sur Oum Kulthum. On avait l’univers esthétique particulier de Shirin Neshat et ce contraste temporel d’un univers très contemporain, amené par des chansons d’Oum Kulthum. Dès le départ, le choix commun avec Shirin était de créer un contraste entre les musiques écrites pour le film et le répertoire classique d’Oum Kulthum.

Qui a choisi les chansons ?

On a travaillé en profondeur deux mois avant le tournage sur le choix des chansons, l’évolution de sa voix, sa prononciation. L’évolution du personnage musical était très approfondie. Il était très important pour moi de garder l’authenticité d’Oum Kulthum sans ajouter d’arrangements. Pour cela, j’ai travaillé sur les années 20, j’ai vraiment fait un travail d’historien. Je suis allé au Caire, on a enregistré dans les studios où Oum Kulthum a enregistré. Les musiciens devaient jouer exactement de la même manière que les siens. Et je tenais à utiliser les mêmes micros utilisés par elle. J’ai joué avec des musiciens qui ont déjà joué avec elle sur ses derniers concerts, ainsi que leurs fils. Pendant l’enregistrement, j’ai fermé les yeux et j’étais ému. J’avais l’impression qu’elle allait venir chanter, grâce au côté boisé du studio, aux micros d’époque et à la manière dont les musiciens étaient répartis sur la scène. J’ai reproduit la même scénographie, avec le micro devant eux. Le score était très minimaliste, épuré et contemporain avec une écriture moderne et acoustique.

Le son d’Oum Kulthum évolue, dû à la technologie de l’époque. Quelles sont l’importance et la différence du rapport entre la musique et le son ?

La musique s’inscrit dans un « soundtrack energy » du film. On ne peut pas penser musique si on n’écoute pas le film. On ne peut pas faire abstraction du son. Il m’arrive très souvent d’enlever les images et de seulement écouter le son, les dialogues. C’est un rapport très important. Etre compositeur de musique de film représente une grosse leçon d’humilité et de respect. C’est un travail de groupe. Dans mes précédentes collaborations, je tenais à envoyer les maquettes au monteur son et au mixeur pour qu’ils puissent les inclure dans leur travail. Et vice versa, je tenais également à voir ce qu’ils en faisaient. Par exemple, si un camion passe dans le film, on ne peut pas ajouter une contrebasse dans le spectre sonore de la musique. C’est une collaboration, un respect mutuel pour le bien du film. Si on veut faire une carrière de compositeur, il faut faire de la musique tout court. Pour être compositeur de musique de film, il faut penser cinéma. Puis, si on peut écouter la musique seule après avoir vu le film, c’est un bonus.

Qu’est-ce qui prime ?

Le film prime. La musique de film est faite pour soutenir un film, mais si on peut l’écouter seule, c’est un bonus.

Te verrais-tu composer de la musique de film muet ?

Bien sûr, c’est un challenge. Je suis très ouvert, j’aime tous les cinémas. Si on revient à cette question de son et de musique, je peux vous montrer deux extraits où la musique cohabite avec le son. L’un est tiré de La Belle et La Meute, où le son disparaît pour laisser place à la musique. Cela produit donc une bulle sonore qui accompagne la scène. Puis la musique disparaît pour redonner naissance au son. Et l’autre extrait provient de Looking for Oum Kulthum, où une musique diégétique (la musique que les personnages écoutent) s’efface pour redonner naissance à un score. Ça donne une sorte de bulle. Aujourd’hui, one va plus au cinéma pour s’extraire du réel mais pour le voir. La musique peut participer à cette véracité du réel.

(extrait en 59:42 de La Belle et La Meute–  On entend une musique douce. Il commente : « la musique remplace ce qu’on voit sur l’écran. On ne voit pas les personnages parler mais on voit la chaleur monter entre eux. Le côté charnel s’accélère. On sait qu’il va se produire quelque chose. La musique redescend petit à petit pour redonner naissance au son du film. » Ensuite, extrait en 1:01:10 Looking for Oum Kulthum Il commente : « On est à une soirée, avec une musique détendue. On voit l’univers surréaliste de la réalisatrice à travers les visions du personnage. La musique commence à s’extraire et crée une bulle sonore. Puis le son reprend. »)

Je voulais souligner l’importance de la collaboration avec le son et le fait de penser la musique dans un collectif sonore.

Tu as parlé de collectif. Pour enregistrer des musiques de films, tu vas dans plusieurs villes d’Europe. Tu as été aussi chef d’orchestre pour des galas. Quand tu as vu le film et que tu diriges un orchestre symphonique, comment fais-tu participer les personnes présentes dans le studio alors qu’elles n’ont pas vu le film ?

La musique est une science exacte. Quand on écrit une partition, il y a un souci de détail. La manière d’interpréter est écrite dans la partition. Toutes les intentions de jeu y sont. Je tiens toujours à ce que l’on puisse voir le film à l’écran. Quand je joue, j’ai le film devant moi. Même si tout est noté, les musiciens vont toujours apporter un côté humain à l’interprétation. Comme on a déjà travaillé avec un réalisateur et qu’on a validé les maquettes, ce côté humain peut emmener la musique dans un nouveau registre. On est toujours dans l’approximation, donc il est important de voir le film pendant l’enregistrement. Par exemple, dans le film Gun Shot que j’ai enregistré récemment, j’avais un solo de cor français (un instrument de cuivre) qui rappelle les Etats-Unis. Mais je voulais un son sans connotation patriotique. Un des musiciens a placé une sourdine devant l’instrument et on a réussi à avoir un son grinçant parfait pour la scène. Quand on a le luxe d’avoir des musiciens, c’est magnifique car ils ont aussi des propositions. Mais il faut toujours garder à l’esprit qu’on a déjà validé une maquette avec le réalisateur et qu’il faut rendre une musique faite à l’ordinateur le plus humain possible sans altérer son propos.

Kaouther Ben Hania – Je vais revenir sur un élément qu’Amine a évoqué : quand je pense à un film, je pense à la dualité image et son. C’est assez précieux de l’analyser. On a un rapport immédiat à l’image, c’est-à-dire qu’on l’analyse de manière directe et consciente. Alors que dans le son, il y a une grande partie sonore inconsciente. Quand j’écris un film, je me demande ce que le spectateur va tirer du film. Où dois-je l’emmener, quelles informations lui donner ? La composition devrait se diriger vers l’inconscient du spectateur. On suit les événements grâce à l’image, mais le sentiment d’identification au personnage vient du son. Il était intéressant de voir la scène où l’héroïne s’enfuit avec deux versions de musique, car le film est une question de perspective. Je voulais vraiment que les spectateurs comprennent la psychologie du personnage. J’essaye de discuter avec tous mes collaborateurs pour éviter les évidences. Si on ne parle pas, on ne creuse pas les possibilités et c’est dommage. On ne parle pas d’instruments mais d’émotion, et d’intentions de la scène. Je reviens vers le scénario et je me demande pourquoi j’ai écrit de telle manière. J’ai expliqué mes intentions à Amine en lui laissant la liberté de les interpréter, puis il m’a proposé plusieurs maquettes. La musique est au service du film, elle est liée à la profondeur qu’elle va lui apporter. C’est très particulier. Dans le long trajet épuisant de la fabrication du film, on commence le travail avec le musicien en postproduction (souvent après le montage). Si le musicien n’est pas enthousiaste et ne veut pas vraiment servir le film, c’est assez compliqué, car on est épuisés. C’est valable pour tous les services de la postproduction. En effet, j’ai observé le rapport entre le compositeur et le musicien, ainsi que le monteur son. Ça dépend de l’évolution de la production mais on n’a pas toujours les maquettes, il arrive également qu’on n’ait pas la musique pendant le montage. Donc ce sont des jonglages très compliqués.

Une étudiante en master de cinéma – Bonjour Amine. Je rédige actuellement un mémoire de recherche de master sur la musique de Timbuktu. Dans votre collaboration avec Abderrahmane, entre technique et idéologie, comment traduisez-vous ses idées en musique ?

Tout comme avec Kaouther, on ne parlait ni d’instruments ni de technique. Il nourrissait ma réflexion avec ses intentions de réalisateur, ses métaphores, son discours cinématographique : une intention qu’on ressent à l’image, un rôle narratif qu’il souhaitait (un élément qu’on ne voit pas à l’écran). Je me souviens d’une scène où on voyait un pêcheur nigérien et je lui posais des questions à propos de l’émotion. Et au lieu d’y répondre, il m’avait dit qu’il n’avait pas trouvé d’acteur. Et le jour du tournage, il avait tourné la scène sans acteur. Finalement, son assistant avait trouvé un vrai pêcheur qu’ils ont filmé. Et en rentrant chez moi, je me suis demandé pourquoi il m’avait parlé de ça. Il m’a donné une liberté d’interprétation à cette situation et j’ai compris qu’il voulait de la vérité dans cette scène. Il ne voulait pas que la musique soit plaquée sur une image, il fallait qu’elle ressorte de celle-ci. C’est ainsi que l’on collaborait.

Jean-Marie Mollo Olinga (critique cinématographique) – J’aimerais que vous m’expliquiez comment vous travaillez la mise en scène lorsque la musique diégétique devient extra diégétique et qu’elle doit redevenir diégétique, au niveau du spotting. Je l’explique par une image, lorsque l’on regarde un western, on peut se mettre dans la peau du cavalier et du spectateur. Lorsqu’il sort de loin, on entend le son des talons du cheval s’approcher. Il y a quelque chose de bluffant dans le cinéma : c’est le vraisemblable. Lorsqu’on est en pleine musique diégétique et que l’on doit la couper, on continue d’entendre des chuchotements, et c’est pour moi un problème de mise en scène du son et de la musique. Merci.

Kaouther Ben Hania – Cela rejoint un peu ce que j’expliquais, je reviens sur la scène où l’on a décidé de ne pas laisser le dialogue audible. Ce film est un peu particulier car il est tourné en plan séquence, alors je trouve parfois que certains dialogues ne servent à rien. Par exemple, quand une fille rencontre un jeune homme dans une boîte de nuit. On voit de quoi ils vont parler, et leur posture parle mieux que leur dialogue. Pour enlever la banalité de leur dialogue et pour qu’on sente le désir qui monte entre eux, on a utilisé le son. On passe d’une ambiance de boîte de nuit réaliste à une ambiance qui suggère une certaine intimité. Par rapport à la collaboration entre un réalisateur et un compositeur, Amine et moi venons de réaliser mon dernier court métrage Les Pastèques du Cheikh. C’est une comédie qui n’a rien à voir avec La Belle et La Meute, alors on s’est amusés. On est dans la caricature, il y a ce côté western avec le shérif qui reçoit une tarte. La musique de ce film est complètement différente. A chaque nouveau projet, c’est comme si on n’avait rien fait avant et qu’on recommençait à zéro.

Amine Bouhafa – En effet, le rapport du son et de la musique a un côté fusionnel. Quand on fait une école de cinéma, on nous dit qu’il ne faut pas utiliser des instruments solos parce qu’il y a déjà des personnages qui parlent, donc on n’entendrait plus les dialogues. Il faut que le musicien se retienne. Ou dans un autre cas de figure, on a deux instruments solos qui se répondent avec les voix de la fille et du garçon. Kaouther me disait de mettre une goutte ici et là quand leur bouche s’ouvrait. On voulait vraiment dessiner ce rapport intimiste qui se créait avec la musique. On remplaçait par la musique ce que l’on n’entendait pas. On sent qu’il faut y penser avec le metteur en scène.

Un compositeur de musique et ingénieur son – Pour le film Timbuktu, quelle a été la difficulté pour agencer une musique orchestrale et des musiques typiquement africaines qui sont souvent très dissonantes ? Quel a été le challenge pour harmoniser le tout ?

Le premier challenge était d’entrer dans l’univers de la musique africaine. Pour moi, Abderrahmane Sissako est un grand du cinéma africain. Je suis allé écouter toutes les références. Quand j’ai vu le film, la première chose qui m’est venue à l’esprit, serait que l’on commette l’erreur de produire uniquement de la musique africaine pour ce film (avec la kora et le balafon). Ça aurait été de cantonner le film à un discours local alors qu’il a un message universel. A l’écran, on voit un peuple qui se fait agresser par des extrémistes religieux et qui tient bon, ne se laisse pas faire, joue au football sans ballon, chante, s’aime et pousse les frontières de l’interdit même s’il est lapidé. Il y avait une sorte de résistance. Je voulais pousser les limites avec la musique et être là où on ne nous attend pas, en créant une musique universelle avec des airs africains. Je voulais une musique de danse à la Béjart, sur le djihadiste qui faisait des gestes durant la séquence de lapidation. Je voulais faire un générique avec Fatoumata Diawara (chanteuse malienne) en utilisant des instruments africains et l’orchestre symphonique, en le rendant plus blues. Cela me tenait à cœur et motivait notre réflexion.

(en 1:31:16, Amine clôture la masterclass en jouant une composition originale de piano : Grand Hôtel. Le public applaudit, et Amine le remercie.)

Merci à Sarah Lebeau pour l’aide à la transcription et à la traduction en anglais qui est publiée sur le site Afrimages.

 

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