Extraits de la table ronde du 16 juillet 2000

à la Chapelle du Verbe Incarné, Avignon

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Sylvie Chalaye : Gora, tu es, je crois à l’origine du projet. Tu avais le désir de jouer ce texte et tu es venu trouver Koffi Kwahulé et Greg Germain qui se sont lancés dans l’aventure. Mais comment as-tu découvert ce texte ?
Gora Diakhaté : Ce texte je l’ai découvert grâce à Samuel Légitimus qui a fondé un collectif autour de James Baldwin. Il y a deux ans, il a organisé des lectures pour commémorer les dix ans de la mort de James Baldwin, et notamment une lecture de ce texte : Blues pour Sonny. J’ai eu un coup de foudre : à la lecture en public, j’ai senti que ce texte pouvait fonctionner sur un plateau, je ne savais pas dans quel genre, dans quel sens, mais je sentais que ça pouvait fonctionner. Il y avait une potentialité à mettre ces mots sur un plateau. C’est un projet qui est resté au placard pendant deux ans, je l’ai ressorti l’été dernier, j’ai posé la question à Koffi, j’ai rencontré Greg. Maintenant il y a quelque chose qui existe. Il y a un spectacle avec une synergie, chacun a mis de l’eau dans le moulin, et nous avons tous des énergies fortes. Si la presse s’intéresse un peu à nous aujourd’hui, c’est aussi pour cela. Et il y a surtout une rencontre avec le public.
S.C. : Qu’est-ce qui te touche dans ce texte, Baldwin ou son écriture ? Je me souviens avoir interviewé Bakary Sangaré sur son adaptation au théâtre de La Prochaine fois le feu : il est venu à Baldwin en découvrant un jour le personnage qui parlait dans un documentaire sur la ségrégation raciale au Etats-Unis. C’est d’abord l’individu et ses paroles qui l’on interpellé.
Gora Diakhaté : Pour moi, je crois que c’est l’écriture. Elle a quelque chose de puissant et d’universel. Les sujets dont parle Baldwin concernent les Noirs, mais il raccroche toujours les wagons à la grand histoire.
S.C. Koffi, tu as déclaré dans une interview que cette écriture te faisais penser à la musique de Coltrane.
Koffi Kwahulé : Ce qui m’a intéressé quand j’ai lu Sonny’s Blues, c’est la musique. Ce qui me touche chez un auteur, c’est la musique que l’on peut entendre dans son écriture. Si je n’entends pas de musique, j’ai le sentiment que l’oeuvre ne fait pas partie de mon univers, comme si elle m’était un peu étrangère. Mais chez Baldwin, il y avait cette musique.
S.C. : Comment as-tu abordé le travail d’adaptation ?
K. Kwahulé : L’adaptation est un exercice très stimulant car il permet de questionner la spécificité de la langue théâtrale. Qu’est-ce qui à un moment donné fait que c’est du théâtre ? Baldwin est un immense auteur, mais comment rendre la force de son écriture proférable ? Que ce soit dans le travail d’adaptation ou dans l’écriture dramatique, mon obsession a toujours été celle-là. Qu’est-ce qui passe la rampe ? Pour moi, c’est une énigme. C’est pourquoi je fais des adaptations. Par ailleurs, lorsqu’on rencontre un auteur comme Baldwin qui a déjà une langue très structurée, qui ne doit plus rien à personne, comment proposer sa propre langue ? Car une adaptation c’est aussi une rencontre, comme un metteur en scène qui rencontre un comédien ou un pianiste qui rencontre un acteur. Il me fallait trouver une nouvelle architecture de la langue, garder la qualité de la langue de Baldwin et changer en même temps la structure du récit pour que le comédien ait du plaisir à le dire et qu’on n’ait pas l’impression qu’on nous lit un texte appris, que ce soit une vraie parole de théâtre. J’ai parlé de Coltrane, mais je crois que Baldwin lui se réfère beaucoup plus à Charlie Parker et au Be-bop. Coltrane c’est déjà du Hard Be-bop, mais c’est dans la même lignée. Comme ma sensibilité est beaucoup plus proche de Coltrane, j’ai tiré le Be-bop de Baldwin vers Coltrane. Préserver la beauté du texte, mais y apporter ma propre architecture intérieure, tel était l’enjeu de cette rencontre entre la langue de Baldwin et ma langue. La langue d’un auteur de théâtre, ce n’est pas simplement les mots, c’est aussi l’architecture de l’oeuvre.
S.C. : Toi Greg en temps que metteur en scène, quelle a été ta démarche ?
Greg Germain : Ma préoccupation de metteur en scène, quelque soit le texte et l’auteur, c’est toujours comment faire pour que le public puisse être touché par l’histoire, même s’il est à des années lumière de ce qu’elle raconte. Le lynchage dont il est question dans la pièce doit pouvoir interpeller tout homme et non pas seulement les Noirs. Il faut, d’une certaine manière, que chaque spectateur, quelque soit son origine sociale, ethnique ou autre, réalise qu’il peut en être aussi la victime, même si l’histoire d’une famille noire du Harlem des années 50 n’est pas celle d’une famille blanche de la France dite profonde. Par conséquent, je n’ai pas tout de suite pensé à la dimension musicale de la pièce ; je me suis d’abord attaché à ce que l’acteur qui est sur scène profère une histoire qui soit véritablement la sienne, qu’il ne la raconte pas, mais qu’il se la raconte. C’est à ce prix que les gens peuvent comprendre la somme de souffrance.
Quand Koffi dit qu’il a réarchitecturé le texte, cela tombe en parfaite concordance avec le travail de mise en scène. Je me suis acharné dans la mise en scène à coller à ces moments de dramaturgie qui jalonnent la pièce : la lettre, la mère, la boîte de jazz et la description extraordinaire de ce qu’est le blues pour Baldwin. Ce que j’essaie de faire de plus en plus avec Gora, c’est un travail autour du rythme, car il s’agit véritablement d’une partition ; le rythme de la pièce est un rythme de jazz. C’est un vrai rythme de jazz avec toutes les constantes de cette musique.
S.C. : Quelles ont été les difficultés à surmonter ?
G. Germain : Peut-être de convaincre Gora, qui aime ce texte pour sa beauté linguistique, de se détacher de cette dimension-là, de se détacher de la pure beauté des mots et de se raccrocher au contraire à ce que l’histoire lui raconte, à lui Gora. J’ai beaucoup travaillé sur le souvenir et l’intime de la mémoire et ce n’est jamais facile… C’est là que le metteur en scène peut se révéler un grand manipulateur.
S.C. : La réussite de ce spectacle tient aussi à une vraie rencontre Afrique-Antilles autour d’un auteur noir américain.
K. Kwahulé : Pour être sincère, je n’aborde pas un texte en tant qu’Africain, mais en tant qu’écrivain. C’est cette espèce de spiritualité chez Baldwin qui m’intéresse. Voilà pourquoi tout à l’heure je faisais plus référence à Coltrane dont la musique peut être écoutée comme une grande prière. N’étant moi-même pas particulièrement croyant, la spiritualité à laquelle je me réfère n’exhibe pas Dieu à tous les coins de rue, mais elle met l’homme au centre. Et parler de réunion m’intéresse car nous sommes comme je le disais face à une prière disons profane. Derrière l’acteur qui sur scène profère cette prière on sent toute une communauté en prière. A ce propos, ce n’est pas un hasard si la pièce se termine sur une rédemption. C’est en tout cas ce que j’ai cru lire dans le texte de Baldwin ; comment toute une communauté passe par des épreuves, par des chutes et retrouve la force en elle-même pour atteindre la rédemption à travers ce que Sonny sait faire le mieux : la musique. Or, ce parcours est aussi celui de n’importe quel individu quelques soient ses origines. Comme Greg le disait, il s’agit de raconter son histoire de telle sorte que l’autre se l’approprie.
G. Germain : Moi je n’ai pas voulu travailler seulement sur la rédemption de Sonny. L’histoire est simple : c’est un frère qui est strict, qui suit les enseignements de l’Amérique blanche :  » sois un bon Noir, conduis-toi comme ça…  » par opposition à Sonny qui lui sort de ces sentiers déjà tracés. Je me suis donc aussi attaché à l’histoire de ce frère. Que devient ce frère qui nous raconte l’histoire ? Sonny a été sauvé par la musique, mais lui, que lui arrive-t-il après la pièce ?
K. Kwahulé : Justement le projet du jazz est dans l’interrogation de Greg, c’est cette nostalgie-là que raconte le jazz. Qu’est-il arrivé au type qui raconte l’histoire ? Le jazz parle d’une absence, et loin de combler le  » trou  » s’acharne à agrandir le manque. Le jazz parle de l’Absent. A un moment donné quelqu’un s’est absenté, on ne sait plus qui il était, on sait seulement qu’il a été. Et c’est cette absence-là que  » dit  » le jazz.

///Article N° : 1489

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Greg Germain © Sylvie Chalaye





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