Jean d’Amérique : Au poème de révéler page blanche

L’Atelier du silence, troisième recueil de poésie de Jean d’Amérique

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Avec ce troisième recueil de poèmes, Atelier du silence, sorti en septembre 2020 aux éditions Cheyne, le poète et dramaturge haïtien Jean d’Amérique tape fort dans notre esprit. Un hymne à la conscience d’être en vie et une mise en garde face à un monde de moins en moins humain.

A l’Atelier du silence on essaie de donner voix à la langue, on lutte pour s’exprimer avec des mots durs, douloureux et parfois difficiles à énoncer. Leur enchaînement, au premier coup, nous échappe. Mais faisons confiance à notre intuition et repassons sur le chemin parcouru, le cerveau en éveil. Et acceptons. De se laisser blesser par cet auteur qui ne prend pas de gants et empoigne, au contraire, tout ce qui vaut la peine d’être utilisé pour avoir droit de briser le silence. Il s’insurge, d’ailleurs, contre la littérature sans âme : « Ils font des livres/rien que pour tourner la page/ma main au feu ils ne savent/l’adresse d’un seul volcan« . Donc le voilà tenir la lame qui tranche, décrire la bouche empoisonnée par le métal, les mains manipulant du fer rouge, ce couteau qui aide les veines à dire leur vérité. Même ses dents peuvent être coupantes comme des ciseaux. La rouille qu’on sent en nous, est l’amer qui déborde des mots de Jean D’Amérique, déçu par la façon dont vont les choses.  Parce que « il parfois/faut mordre à sang ses bêtes/ pour se souvenir de la parole« . Et ses bêtes sont la préoccupation écologique, les guerres, les frontières physiques et mentales, le capitalisme. Alors Haute est la colère face aux villes, ces victimes des bombardements qui sont « mariées de force au soir des os » et Haute est la mer aussi, cette Méditerranée où le naufrage légal est admis. Mais qu’est-ce qui est plus haut que le ciel ? Celui vers lequel on s’élève pour ne pas participer au déjeuner belliqueux d’une terre parsemée de cadavres, ce faux refuge pour les démunis qui ont traversé le désert en rêvant des rivières et se retrouvent à mendier la permission d’exister sous des ponts. Rien n’est laissé au hasard dans ce recueil plein de colère. Spéculaire l’une à l’autre, les poésies « Union européenne » et « Ouvrir le ciel » ne font que dialoguer. Quand D’Amérique parle d’une patience désolée face à un titre de séjour « illimité dans le mépris » c’est pour ajouter qu’il est  » en attente/ du prochain mur/ pour lui pisser dessus« . Le dégoût est à portée de bouche : « Il me reste ces quelques crachats / à jeter dans la nuit pleine de ton capital« . Les liquides corporels de sa déception prennent également la forme du cycle menstruel, avec un jeu de mot féroce :

« Passeport invalide
Je trace route du sang des règles
Entre mes jambes discorde
La déraison coule à flot »

Il s’en prend à l’avion même, cet oiseau qui doit faire la queue pour ouvrir le ciel, petit employé d’une machine juridique implacable. Il cherche son pays, le poète, veut le domicilier dans son cœur, il est secoué par ce manque, mais le monde l’entoure de convulsions, chaos, lui fait miroiter plein de choses jusqu’à lui ôter l’équilibre et le laisser tomber « dans un océan d’invalides« .

A l’instar de Fernando Rigon qui, dans une de ses poésies écrivait : « La tempe penchée à écouter/ la pulsation de la terre« [1] , Jean D’Amérique retourne alors aux fondamentaux. Mais sur la tempe dont il attend une réponse, il y a désormais une pierre géante, et sa voix à lui est également fermée dans le rocher, comme à faire écho, à nouveau au poète italien annonçant que d’un homme ne peut rester que « la nuque posée/ avec ses fragments d’étoiles/ sur le coussin de pierre[2]« . D’Amérique pourtant se débat. Il veut pouvoir bouger, se détacher de toute contrainte pour ramifier dans le vent ses vertiges. Mais il sait qu’il est coincé, que la voie de fuite se ferme autant que la voix ne s’égorge. Alors silence, les amis. Réfléchissons à « comment atteindre d’autres fleuves / de quel temps extraire pluie pour ma terre« . Ce temps vital qu’est peut-être l’Enfance.

Enfance, parole fraîche

Ce n’est pas facile non plus sur le chemin de l’Enfance, mais c’est peut-être possible. Là où le soleil est le jaune de l’omelette et l’espoir prend la forme du pain, on sent que la recherche d’un bonheur perdu est acharnée, volontaire, nostalgique :

« Les arbres étaient ma parole fraîche et la rivière mon verbe clair« 

La faculté de dire l’essentiel repose sous un sol plein d’eau et pluie bénéfique, un archipel où on boit à la source de la vie, le pays d’antan qui pourra le sauver. Le célèbre poème de l’écrivain italien Cesare Pavese semble décrire le dramaturge haïtien dans sa quête : « Tu es comme une terre/ que personne jamais n’a nommée./ Tu n’attends rien/ Si ce n’est la parole/ qui jaillira du fond/comme un fruit dans les branches[3] » (1945). Mais vite le doute que cette condition puisse durer, s’insinue dans les vers de Jean D’Amérique, car le sang de la souffrance qu’il vit à présent remonte à la source, il assèche toute lumière, lui enlève le goût des choses. Sa bouche est bétonnée, il fait partie d’une ère livrée au ciment, cela a été dit. De plus, comment téter aux mamelles de sa pensée-forêt quand cette dernière est désormais dévastée ?  Nous sommes face à un recueil sans points d’interrogation, qui est pourtant une interrogation continue. Le troisième d’un poète d’à peine vingt-cinq ans, maintes fois primé et dont le style est une signature reconnaissable dès les premiers vers.

En 1873 Emily Dickinson écrivait « Le Silence est tout ce que nous redoutons./ Il y a de la Rançon dans une Voix –/ Mais le Silence est l’Infini./ Pas même ne possède un visage[4]« . En 2020 Jean D’Amérique nous prouve qu’il n’y a pas de visage possible, de parole définitive pour habiller l’humble et courageux choix de la souffrance. Dans une époque qui peine à se faire dire, le moins qu’on puisse faire est tout de même tenter de la nommer. Et ce, même si le froid regagne la bouche qui essaie de parler.  Parce que dans ce recueil ce n’est pas à la feuille de faire émerger l’écriture mais « au poème de révéler/ page blanche« . Avec Atelier du silence on assiste à l’acte d’arracher l’avenir. Tout doucement, en nous tenant en suspens, menacés par des cactus qui paraissent ci et là, le poète nous indique un des chemins pour avancer. Il nous parle de vélos à la roue tournante, de fenêtres qui s’ouvrent sur une promesse. Il nous raconte que ça ne sert à rien de croire aux drapeaux et qu’il vaut mieux que les cheveux de nos amours portent au plus loin nos devises. Que si on observe attentivement notre route, de rêves à ramasser il y en aura. Alors, prudemment, on ouvre nos yeux et on se donne le droit de respirer.

[1] « La tempia reclinata a sentire/il battito della terra » (Verde) Fernando Rigon

[2] « La nuca appoggiata/ con i suoi frantumi di stelle/ sul cuscino di pietra » (Lastra tombale) Fernando Rigon

[3] « Tu sei come una terra/ che nessuno ha mai detto./ Tu non attendi nulla/ se non la parola/ che sgorgherà dal fondo/ come un frutto tra i rami ». Cesare Pavese

[4] « Silence is all we dread./ There’s Ransom in a Voice –/ Nut Silence is Infinity./ Himself have not a face ». Emily Dickinson

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