De la pédagogie du cinéma documentaire

Séminaire à Lussas, août 2021

Print Friendly, PDF & Email

Un passionnant séminaire animé par Vladimir Léon, « A l’école buissonnière ? » s’est tenu les 23 et 24 août 2021 durant les Etats généraux du film documentaire de Lussas. Comme l’indique son titre, il s’agissait de documenter et réfléchir les expériences pédagogiques historiques ou existantes, et leur tendance à la subversion.

 

A l’école des écoles

Première constatation : contrairement à la fiction, peu d’ouvrages de fond sont consacrés au cinéma documentaire et rares sont ses enseignements spécifiques. Pourtant, les premières grandes écoles historiques de cinéma (le VGIK de Moscou, le Centro Sperimentale de Rome, lui avaient fait une place – sans doute pour soutenir le cinéma de propagande mais aussi pour le film scientifique. Sous la direction de 1947 à 1949 du communiste Léon Moussinac, l’IDHEC avait enseigné le cinéma didactique, notamment les films sur l’art… Dans Rendez-vous de juillet (Jacques Becker, 1949), situé dans le Paris de l’après-guerre, Daniel Gelin embarque d’autorité ses collègues étudiants dans une expédition ethnographique filmée en Afrique équatoriale, ce qui donne une impressionnante scène d’anthologie.

 

 

A l’école de la pratique

C’est ainsi plutôt par des ateliers pratiques que le documentaire s’enseigne, lieux marginaux, non-officiels, notamment les ateliers Varan. Jean Rouch les avait initiés en 1981 après des séances à la Cinémathèque française et son expérimentation en 1978 au Mozambique de formation au cinéma documentaire sur pellicule super 8 (« On tourne le matin, on développe à midi, on monte l’après-midi et on projette le soir. »).

C’est ainsi par les ateliers Varan que Claire Simon a débuté le cinéma, découverte du documentaire et de sa liberté, « au-delà des conventions de la corporation du cinéma ». Elle a enseigné dans cette école faite par des cinéastes, où la constance pédagogique est très forte. Elle a animé aussi à l’Université des cours d’analyse de films et de pratique avec une caméra – « un lieu de liberté », souligne-t-elle. « Le professeur est témoin mais l’objectif est que les étudiants fassent ce qu’ils veulent. Evitons la grande messe du jugement ! » C’était par contre plus difficile à la Fémis, où elle a repris l’idée développée par Alain Bergala : « la minute Lumière » (un plan fixe d’une minute). Les étudiants sont trop souvent solitaires alors que l’école est construction d’affinités : elle les a forcés à travailler à deux. Dans son film Le Concours, elle rend compte avec clairvoyance et humour de la difficulté d’entrer dans « le château ».

 

 

Alain Bergala a également enseigné à la Fémis, y développant une méthode comparatiste en couplant des films de culture différente, ce qui provoque un jaillissement d’idées. Face au cinéma de genre « qui est en train de tout avaler », il a fait venir des cinéastes documentaires : le partage d’expérience comme formation.

Dork Zabunyan a également enseigné à Paris 8 et tenté de dépasser l’opposition théorie-pratique. Au master, les étudiants doivent rendre un travail documentaire pratique. C’est dans cet équilibre entre théorie et pratique que se joue la qualité de la formation, mais aussi dans le suivi des projets des étudiants et la constitution d’un collectif. L’enjeu est aussi d’associer des professeurs pour constituer un labo et rapprocher en fonction de leur sujet les étudiants d’œuvres qu’ils ne connaissent pas. Les résistances sont cependant encore énormes pour l’université d’accepter de la « recherche-création » : des thèses où coexistent une partie théorique et une partie pratique.

Quant à l’école documentaire de Lussas qui fêtait ses 20 ans en 2020, ce fut, comme l’a expliqué Jean-Marie Barbe, dès le départ quelques fondamentaux basés sur l’expérience des résidences d’écriture (qui, à la différence des ateliers Varan, mettaient moins en valeur la toute puissance du cinéma direct que la pensée du film, son écriture) : travail en collectif égalitaire (le groupe va nourrir l’individu), démarche douce basée à la campagne loin de l’institution, liberté de création, alternance théorie et pratique, inscription dans un réseau, apprentissage de la relation au producteur (le projet doit pouvoir lui être présenté dans les six mois).

Comme l’a rapporté Alain Bergala, Abbas Kiarostami n’a cessé d’animer des ateliers de formation dans le monde entier. Cela lui permettait de poser « un regard de débutant » sur le cinéma. Il n’avait pas de savoir à délivrer, préconisait l’épure, de centrer sur l’idée plutôt que son exécution, fuyant les intentions. Pourtant, on enseigne autant ce que l’on est que ce l’on sait : il n’échappait pas à un certain pouvoir de séduction !

 

A l’école du premier geste

Des expériences de sensation de l’outil sont aussi évoquées, où c’est le corps qui perçoit et pas seulement la caméra qui filme. Ces ateliers de conscience du corps dans l’espace (comme ceux de Marion Guyez) sont proches de l’expérience d’un circassien, avec le développement d’une confiance, un rapport plus plastique à la réalité.

Le travail sur le numérique de Jacques Perconte rend compte de l’image comme expérience à travers les nouvelles esthétiques de sensibilité. Dans l’esprit de Une société sans école d’Ivan Illich, c’est le goût d’inventer et d’expérimenter qui doit être développé : l’école doit pouvoir devenir le principal lieu d’une rupture avec le conformisme. La technique devient un jeu, une expérience qui fait réfléchir.

Pour Mariana Otero, l’atelier Varan fut une révélation alors qu’elle sortait de l’IDHEC : pouvoir écrire un film caméra au poing, sans préparation, en liberté. Non-lieux (1991, 75′), premier geste documentaire, coréalisé avec Alexandra Rojo, est un regard sur la vie des exclus à travers trois lieux : un atelier de théâtre à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, une famille dans un HLM de la région parisienne où l’on retrouve un gars de la prison, et une famille qui squatte un terrain vague à la porte de Saint-Ouen – trois situations qui se nourrissent les unes des autres au montage. Thierry Garrel d’Arte aimait cette expression libre qui faisait de gens invisibles le centre du monde, une fenêtre qui s’est refermée depuis. Mariana Otero conserve « ce besoin d’une part d’inconnu pour tourner » et faire confiance à « la puissance fictionnelle du réel » en renouvelant à chaque film sa manière de faire pour ne pas se répéter.

 

A l’école de la critique et de la théorie

La Lettre du cinéma, revue trimestrielle éditée chez P.O.L. – Gallimard de 1997 à 2001, déplaçait la notion critique vers une écriture très personnelle. C’était l’arrivée de l’art contemporain dans le cinéma, pris en charge par la revue, à une époque où la télé était encore une alliée. Un « tiers-cinéma » qui se différenciait du cinéma de fiction y trouvait sa place et était théorisé. Elle accueille ce qu’on appelle alors « la vidéo », très présente dans les écoles d’art. La réflexion porte sur le dispositif, les questions de mise en scène.

En 1974, les Cahiers du cinéma interrogeaient à l’occasion d’un entretien avec Michel Foucault la « mode rétro ». Ils poursuivront avec la critique de l’usage du docu-fiction, alors même que l’on assiste, selon Vincent Dieutre, à la « généralisation du brouillage des régimes d’images », le rôle de la critique étant de les discerner. Le docu-fiction se voudrait plus vrai que nature sans cacher son artificialité, comme le montrait François Niney dans Le documentaire et ses faux-semblants. Dès The March of time, une série documentaire américaine dramatisée basée sur une émission de radio, diffusée dans plus de 500 salles de cinéma (1935-1951), on voit « le faux qui obéit à la vérité ». Ni art, ni science, cet effet de réel estompe la différence entre le vrai et le faux, signe des temps… La Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) en était une parodie qui fonctionna à plein, le canular créant, selon la légende, un mouvement de panique aux Etats-Unis !

En 2007, Redacted de Brian de Palma est un faux documentaire qui mêle les points de vue en confrontant des images de vidéo-surveillance, d’autres issues des actualités des télés arabes ou américaines, des insurgés irakiens… Il met en scène le brouillage plus qu’il ne le critique ouvertement. Dans La Marche de l’égalité, Jacques Rancière propose la déhiérarchisation des images, insistant sur la capacité d’accueil du régime esthétique plutôt que la mort de l’image. De même, il s’oppose à la ghettoïsation des publics : « grand public » est une expression méprisante, comme si les gens n’étaient pas capables de comprendre.

Pour Dork Zabunyan, le docu-fiction aplatit les durées, nivelle les événements historiques, la texture des images : le spectateur est pris au piège, sans savoir d’où proviennent les scènes. De Palma, lui, désoriente mais pas pour nous piéger. Dans La Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini, la scène du dîner désacralise le pouvoir du roi. Le quotidien n’appartient pas au docu-fiction, il montre pourtant ce qu’est l’autorité. C’est ainsi que le bêtisier de Trump n’a aucun effet critique : il faudrait s’inspirer de Rossellini : quel est le culinaire de Trump (le Big Mac…) ?

S’ouvrir à la critique des images dans leur multiplicité implique la critique des médias eux-mêmes. Face à la dissémination des images, restaurer la perspectivité du regard. Rancière rappelle dans La Fable cinématographique que « l’information n’est pas la mémoire », qu’il est « impossible d’y lire le sens d’une histoire » (p.202). On peut ainsi se demander si la surabondance d’information des grandes séries documentaires historiques récemment produites par la télévision sur la décolonisation sert effectivement la mémoire, au sens où « la mémoire est œuvre de fiction » : « la fiction de mémoire s’installe dans l’écart qui sépare la construction du sens, le réel référentiel et l’hétérogénéité de ses « documents »(p.203).

 

A l’école des films

Le cinéma documentaire serait-il un « maître ignorant » idéal ? Ce livre de Jacques Rancière (1987) rend hommage aux thèses de Joseph Jacotot qui défendait en 1818 l’égalité des chances, basée sur l’égale intelligence des individus (p.31 édition 10/18). Et d’affirmer : « on s’instruit toujours en écoutant un homme parler », si bien qu’il y a cent manières d’instruire. Ainsi, l’émancipation intellectuelle passe-t-elle par le fait de raconter ce qu’on a vu. Il y a par contre abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre. La grande tricherie est celle de l’incapacité (« je ne peux pas, je ne comprends pas »). Il n’y a pas non plus une science du peuple qui s’opposerait à celle des savants. Le maître ignorant vérifie ce qu’a cherché l’élève et non ce qu’il a trouvé.

Le principe premier de l’enseignement universel est d’apprendre quelque chose et d’y rapporter tout le reste : « Trouver les moyens de dire ce qu’on y voit, ce qu’on en pense, ce qu’on en fait. » (p. 37) Si bien que « partout, il s’agit d’observer, de comparer, de combiner, de faire et de remarquer comment l’on a fait ». (p. 64) « Peut-être comprendra-t-on mieux également ce scandale qui fait de raconter et de deviner les deux opérations maîtresses de l’intelligence. » (p. 109)

L’improvisation est dès lors paradoxalement « l’exercice par lequel l’être humain se connaît et se confirme dans sa nature d’être raisonnable ». Si bien que « la vertu de notre intelligence est moins de savoir que de faire » (p. 110) Et pour communiquer ce faire, il faut prendre la parole « en poète : en être qui croit sa pensée communicable, son émotion partageable. » (p. 111) Car c’est l’impossibilité de dire la vérité qui nous fait penser en poète.

Pas de spécialiste donc : pas d’assignation à la capacité. Enseigner l’art ne doit pas être une discipline. Il faut casser la verticalité et trouver des stratégies concrètes pour que les idées s’articulent sans que le maître les donne. Chez Kiarostami, relève Alain Bergala, il n’y a pas échange, il y a agencement : pour avancer, je m’agence à quelqu’un ou quelque chose. Il faut donc pouvoir accueillir de l’agencement.

We can’t go Home Again de Nicholas Ray (1973) est un exemple de film fait avec ses étudiants new-yorkais qui n’ont jamais touché une caméra. Dans le contexte de cette époque (guerre du Viêt-Nam, mouvement hippie), Ray voulait faire un film insurrectionnel. Les partages d’écran (split screen) et les superpositions, l’utilisation de la musique, les exercices physiques avec la caméra, la manière de filmer la manifestation, etc. convergent vers une approche corporelle et non-conventionnelle qui relie les histoires personnelles au contexte politique.

Pour Ray, un écran ne suffit pas pour rendre compte de la fragilité de la vie, indique Alain Bergala. A la fois documentaire et expérimental, Numéro deux de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (1975) reproduit en tableaux vidéo avec une caméra fixe et intrusive le quotidien d’une famille à Grenoble. Mais la réalité ne suffit pas. Pour Bergala, il faut à la fois du réel, de l’imaginaire et du symbolique pour faire un grand film.

 

A l’école de la rébellion

Pour Dork Zabunyan, c’est quand l’émotion se transforme en passion qu’apparaît la cinéphilie. Cette tension est productrice d’un savoir. Mais cette émotion est liée à la salle de cinéma. Le risque est la fétichisation du collectionneur, le plus souvent masculin. Pour Alain Bergala, le problème aujourd’hui est qu’on voit les films en morceaux (télé ou ordinateur) : les films s’atomisent. Faire une liste de films à voir est réactionnaire : plutôt inviter le souvenir du film que de donner un conseil.

Il y avait dans la célèbre école de cinéma de Łódź (Pologne) un atelier « Workshop of the Film Form » entre 1970 et 1977 qui développa un cinéma expérimental subversif à la suite d’une rébellion qui voulait changer la pédagogie. Dans cette école créée en 1948 pour remonter le cinéma polonais, les professeurs étaient des maîtres, mais l’école s’est vidée de ses talents lors de la crise économique et antisémite de 1968. En réaction, refusant le cinéma commercial, la nouvelle génération voulut faire de l’art avec le cinéma. Il s’agissait donc de travailler la forme de façon avant-gardiste. Chaque film produit dans l’école abordait une question théorique pour refonder le langage cinématographique jusqu’à sa pureté absolue.

La série de films montrés par Federico Rossin cherchent à armer les yeux en les libérant de toute chaîne fictionnelle ou documentaire pour faire entrer le cinéma dans l’art contemporain de l’époque. C’est le grand retour du rêve constructiviste du mythe vertovien. Cette génération d’étudiants, essentiellement des hommes, qui restaient dans l’école encore après avoir terminé leurs études pour poursuivre la démarche, et qui habitait en communauté, ne se cantonnait pas à l’entre-soi : ces activistes organisaient des projections, sabotaient les festivals, remettaient en cause le spectaculaire… Certains ont poursuivi dans la vidéo, mais la plupart furent réduits au silence par le coup d’Etat du général Jaruzelski en décembre 1981.

 

Des ateliers Varan à la sortie de la norme critique, de Jacotot à Łódź, c’est ainsi dans la subversion et l’expérimentation que se forge une pédagogie toujours mouvante et en devenir pour que le cinéma ne cesse de se dépasser pour rendre compte des enjeux à l’œuvre dans une société elle-même en permanente ébullition.

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Un commentaire

  1. LODS Jean-Louis le

    Bonjour,
    Sur ce sujet précis du documentaire, j’aurais aimé lire quelques commentaires et informations sur Jean Lods, un des initiateurs de l’IDHEC, ancêtre de la FEMIS, enseignant lui-même… il fut un prolifique réalisateur de certains films documentaires connus (Le Mile avec Ladoumègue, en 1931, la vie d’un fleuve, la Seine en 1931, Odessa, ville nouvelle en 1935, Aristide Maillol , peintre et sculpteur en 1943, Jean Jaurès en 1959, etc !
    Il était le beau frère de Léon Moussinac qui fut Directeur de l’IDHEC et de l’ENSAD…

Laisser un commentaire