Chroniques abyssiniennes

De Moses Isegawa

Au pays des abysses
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Le premier roman d’un jeune auteur ougandais, Moses Isegawa, rencontre un succès inhabituel.

Rarement un ouvrage africain aura suscité un enthousiasme aussi unanime : le premier roman de l’Ougandais Moses Isegawa, paru en 1998 aux Pays-Bas (où il a été vendu à 100 000 exemplaires) et traduit dans quatre langues, ne cesse d’enchanter les critiques qui n’hésitent pas à le comparer à Gabriel Garcia Marquez ou à Salman Rushdie. La suite promet d’être tout aussi spectaculaire, les droits ont été déjà vendus dans treize pays.
Au regard du statut de la littérature africaine, souvent marginale et peu traduite, ce succès paraît plutôt étonnant. Mais le contexte d’édition l’est également. Né en 1963 et émigré aux Pays-Bas en 1990, Moses Isegawa publie en néerlandais, hors des circuits éditoriaux des anciens pays colonisateurs qui monopolisent habituellement les écrits des auteurs africains, qu’ils soient anglophones ou francophones.
Saga familiale et politique
Le livre surprend, lui aussi, ne serait-ce que par son titre : quel rapport entre l’Abyssinie et l’Ouganda ? Moses Isegawa ne livre la réponse que vers la fin de ce pavé de plus de 500 pages, à travers le commentaire d’un de ces personnages : « …l’Ouganda était un pays fait de profondeurs trompeuses qui cachaient d’autres abysses prêts à engloutir les gens et les historiens s’étaient trompés : l’Abyssinie n’était pas l’ancienne Ethiopie mais l’Ouganda actuel. (…) Le temps était mûr pour que l’Ouganda prenne le nom d »Abyssinie’ : pays des abysses. » (p. 493)
Sorte de grande saga, le roman mêle une histoire familiale à celle de l’Ouganda. Le parcours de Mugezi, le jeune narrateur débrouillard et quelque peu calculateur, est l’occasion de faire la chronique des quarante dernières années de l’Ouganda, avec quelques incursions dans le passé à travers les expériences du grand-père. Les drames nationaux coïncident avec des événements familiaux : la petite enfance passée au village s’interrompt brutalement avec la mort de la grand-mère pendant la nuit de la prise de pouvoir par Idi Amin, les années de collège sous la coupe d’une mère despotique correspondent à celles de la dictature, et, enfin, le décès de la tante survient avec l’épidémie du sida qui s’abat sur le pays.
L’auteur parvient à maintenir un juste équilibre entre les deux histoires, le parcours personnel de Mugezi ayant toujours le dessus sur le contexte politique. Le choix d’un jeune garçon comme narrateur permet d’instaurer une distance plutôt amusante par rapport aux événements qui secouent le pays. C’est ainsi que Mugezi fera d’Idi Amin son héros auquel il s’identifie lors des remontrances de sa mère Cadenas, fervente catholique et adepte de la cravache de goyavier.
Echapper au règne de Cadenas, puis à celui des prêtres tyranniques du séminaire imposé par ses parents, semble être l’objectif principal de Mugezi. La vocation sacerdotale ne se manifestant guère chez ce jeune séminariste, il se fera officiellement instituteur et officieusement chef d’une petite distillerie d’alcool. Sa fuite en avant se poursuit avec son départ vers les Pays-Bas, qui lui apparaît comme l’ultime moyen d’échapper à une Afrique sans avenir. La réalité lui prouvera le contraire…
Anecdotes à volonté
Mugezi est omniscient dans sa fonction de narrateur. Il relate non seulement les états d’esprit des uns et des autres, mais aussi des événements restés obscurs aux autres personnages. C’est ainsi qu’il nous raconte en détail le décès mystérieux de ses deux parents alors même que leurs corps n’ont jamais été retrouvés. Cette narration quelque peu paradoxale peut gêner la lecture, mais une fois pris dans l’histoire, on se laisse emporter par la langue baroque d’Isegawa et par la richesse des anecdotes. Si la comparaison à Rushdie ou à Garcia Marquez reste osée, il faut néanmoins reconnaître à ce jeune auteur un grand talent qu’il serait dommage de ne pas découvrir.

Chroniques abyssiniennes, de Moses Isegawa. Traduit du néerlandais par Anita Concas. Editions Albin Michel, 2000, 520 p., 150 FF.///Article N° : 1615

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