Libre et positif

Entretien de Samy Nja Kwa avec Yannick Noah

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Tu réalises enfin ton rêve, faire de la musique !
J’ai toujours eu cette passion pour la musique, même lorsque je jouais au tennis à un haut niveau. Mon but n’est pas de vendre des millions de disques : la musique, pour le moment, je la fais pour moi. J’ai le privilège de pouvoir être libre, je ne veux pas me laisser enfermer dans des images. Je fais des musiques qui me plaisent quand elles me plaisent. Il se trouve que j’ai la chance de voyager : je chante par rapport aux rencontres que je fais. J’ai vécu à New York quand j’avais dix-sept ans, j’ai grandi au Cameroun et j’en suis parti à l’âge de douze ans : il y a des racines, des émotions qui restent de mon enfance. Et puis voilà : tout cela ressort !
Mais tu en arrives à faire un disque !
On fait des chansons pour que les gens puissent les écouter, tu ne fais pas une chanson pour toi. A partir du moment où tu vas faire de la scène ou un disque, tu tiens compte de l’émotion de l’autre. Il y a une proximité quelque part. Mon public musical est restreint par rapport à celui qui me suivait dans le sport. A la télévision, si j’arrive avec mon disque, je m’adresse à un autre public que j’appelle de proximité. Mais c’est sûr qu’à un moment, on se pose la question de savoir si on écrit sur les problèmes du monde. Parce qu’il y a des privilégiés. Je prends mon cas : bonne situation, bonne santé, le luxe de travailler ! A la limite, je pourrais le faire, mais dans ma musique, j’essaie de positiver, parce que si ce n’est pas positif, on ne peut rien faire.
On découvre un Noah provocateur.
Non, j’ai une liberté de parole. Je n’aime pas provoquer ou alors ce sont les gens qui se sentent provoqués. Je ne vais aller vers quelqu’un pour l’énerver ou le provoquer. Non ! Quand je parle de liberté, il s’agit uniquement de la liberté d’exprimer ce que tu as envie de faire. Après, ce sont les gens qui traduisent. Si tu te ballades dans la rue, un mec va te faire sentir que tu es Noir. Mais c’est lui qui se sent différent, ce n’est pas toi. Moi, je fais ce que j’ai envie de faire.
Es tu sensible à la critique ?
Je sais que 95 % des gens qui parlent de ma musique ne l’ont jamais écoutée. Sans doute parce que j’ai d’abord fait autre chose. Les gens se disent que les studios me sont ouverts, les télévisions, que je peux jouer avec qui je veux… Déjà, c’est négatif. Je parle beaucoup avec des gens qui me donnent des conseils pour ma musique sans l’avoir écoutée ou m’avoir vu chanter ; ça relativise tout de suite parce que ce n’est pas nouveau ! Depuis toujours on me dit : « Qu’est ce que tu fais ? Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu habites en France ? Pourquoi tu t’installes à l’étranger ? » C’est toujours « Pourquoi ? » Moi, je suis mon courant, je vis ma vie et j’essaie de faire le bien autour de moi : je suis croyant, c’est tout ce qui me motive. Ce « pourquoi ? » n’est pas mon problème. Je ne veux pas porter le fardeau des autres, je veux me sentir léger ! Il y a des responsabilités que j’ai, je les prends, je travaille avec des enfants, des démunis. Je me sens une responsabilité avec les minorités, là oui, ça me motive très fort. Si ma musique marche, tant mieux : je serais content du pouvoir faire des choses positives : construire des hôpitaux, faire passer des messages. Le fait d’être une star, je l’ai été, ça va, j’ai eu l’overdose, je l’ai recrachée, j’ai digéré, je n’en ai plus besoin !
Tu dis rechercher l’Afrique et ses traditions.
Ce que j’aime dans les traditions, c’est ce qui rassemble. Je n’aime pas ce qui divise. Dans la tradition, on se retrouve à travers une foi, un rite, l’histoire. C’est ce mouvement que j’aime. Et quand tu vois tous les gens qui respectent la tradition, ils sont tous soudés. Alors bien sûr, je suis pour le respect des traditions, de l’histoire, des anciens. Mais les traditions, c’est l’action, c’est comment tu la vis, c’est comment tu es tous les jours. Et étant issu de nombreuses cultures, j’essaie justement de m’imprégner de toutes les traditions. Plus j’ai de frères, mieux je suis. Quant je suis au Cameroun et en Afrique, j’ai des frères. En Afrique du Nord, j’ai des frères, les gens se sentent proches de moi et quant je suis en Amérique, les Africains viennent me voir. Et je me dis que plus il y a de rassemblements, mieux c’est. Il ne faut pas être divisé ou limité. Je prends cette énergie par rapport à mes ancêtres, c’est une bonne énergie. Elle m’a permis d’être qui je suis et maintenant, c’est à moi de la donner. Il faut préserver le patrimoine ! Quand on voit en Afrique ce qu’on fait de notre patrimoine culturel, c’est triste. La seule chose qui nous reste par rapport à nos traditions c’est notre cœur. Il y a plus de masques traditionnels dans les musées ici qu’en Afrique. C’est dommage qu’on ait pas pu préserver cette richesse.
Tu as essayé de faire des choses au Cameroun ?
Je n’assiste pas. Je n’ai pas envie d’assister les gens. Je suis Franco-Camerounais ou Camerouno-Français et on m’a très peu aidé. Je le vois très bien quant je vais au Cameroun, les gens attendaient de moi que je fasse des choses, que je redonne ce qu’on m’a donné… On ne m’a rien donné ! C’est clair ! Moi je n’oublie pas ça. Il ne faut pas oublier, mais je pardonne tout. Si je donne, c’est un cadeau, je ne dois rien. Il faut aider les gens intelligemment, parce lorsque tu les aides, à la limite tu ne les aides pas vraiment parce qu’ils comptent sur toi. Et je vois bien que lorsque deux ou trois personnes réussissent, on compte sur eux. Je ne peux rien faire contre cette corruption systématique dans les pays africains. Et ça c’est la gangrène. Moi, si j’ai un pouvoir de créer quelque chose, je ne peux pas le faire en Afrique, ça va me coûter énormément et le résultat sera trop limité. Si je fais la même chose en Europe ou aux Etats-Unis ça va être beaucoup plus positif. Ce n’est pas une critique, c’est la réalité. Alors quand je fais quelque chose pour « Les Enfants de la terre », où on travaille avec un budget de 2 ou 3 millions de francs par an, qu’il faut bien trouver, je le fais. Il n’y a pas que le Cameroun, non ! Ce sont des petits enfants d’immigrés, ce sont nos petits frères qui habitent ici, parce que nous sommes là. Et moi je veux suivre les actions que je mène. Et si je monte quelque chose en Afrique, je ne pourrais pas le suivre au jour le jour, j’ai très peur que ça ne marche pas si je ne suis pas là. C’est très dur.
Si tu ne le fais pas, que faut-il faire ?
Je lutte différemment. Parce que je ne m’engage dans des combats que lorsque je pense avoir une chance de gagner. Mais je ne rentre pas dans un combat quant je suis sûr de perdre. Par rapport à mon action, je me sens trop seul. Lorsque je m’engage pour un travail, j’ai un plan de route. Même intellectuellement, je me dis qu’il faut passer par telle étape pour arriver à tel objectif, et pour moi, c’est clair. C’est comme ça que j’arrive à réussir tout ce que je veux jusqu’à présent. Mais pourquoi investir ne serait-ce que du temps pour une chose dont je sais d’avance qu’elle ne va pas marcher ? Si je fais quelque chose au Cameroun, je veux que ce soit quelque chose de bien. J’avais eu l’idée d’y monter le plus grand centre africain de tennis. Que les gens viennent même de l’étranger pour s’entraîner. Pourquoi pas ? Mais je ne peux pas le faire. Pourquoi ? Qu’on me donne une seule raison logique !
Les artistes africains ont-ils un rôle à jouer ?
Il faut de tout pour faire un monde. L’Afrique est un vivier. Le premier, c’était Fela. Est ce que c’est le seul ? Je sais qu’il est vraiment allé au bout, même physiquement. C’est facile de s’engager à Paris, mais lui, il était sur le terrain, il a fait bouger les choses et il nous a fait bouger. Il nous a inspiré. Moi, je ne peux pas parce que lorsque j’arrive au Cameroun, je suis trop français pour ouvrir ma gueule. Et quand j’arrive en France, je suis trop Camerounais pour ouvrir ma gueule. Et partout où je vais, je ne suis jamais comme il faut. On m’a déjà traité de « Blanc » au Cameroun. C’est la réalité, mais ce n’est pas grave. Je n’ai pas de rancune, mais je sais comment on me juge. A partir du moment où je vais commencer à dire les Noirs, les Blancs, le Cameroun, je vais me limiter. Pourquoi je le ferais ? Alors que lorsque je vais en Afrique du Sud, je suis traité comme un frère. Je veux bien faire des choses pour le Cameroun, mais comment ?

///Article N° : 1741

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