A la recherche de l’africanité

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Les interrogations d’un sociologue conduisent à une ligne de conduite.

Comme Lachenal, ce jeune professeur de philosophie qui osa déclarer le premier jour de sa classe : « La philosophie ? Je ne sais pas ce que c’est ! », je ferai de même en criant très fort : « L’africanité ? J’ignore ce que c’est ! »
A moins que ce concept ne soit, à l’instar d’autres comme la « Négritude », un ensemble, une multitude de questions évanescentes, sans réponse, de multiples problèmes sans solution. Dans son ouvrage « Négritude et négrologues », Stanislas Adotevi fustigeait le terme de négritude alors que Wole Soyinka le ridiculisait par une boutade devenue célèbre, en affirmant que le tigre n’a nul besoin de brandir sa tigritude. Quand il voit une proie, il se jette dessus, l’abat et la mange. Alors, quid de l’africanité ?
Une première réalité s’impose de manière flagrante : elle est seule. Que véhiculent les concepts (si tant soit peu qu’ils existent ?) d’européanité, d’américanité, d’asiaticité, d’océanité ? Rien. Ou, en tout cas, rien de palpable tant dans une dimension et une perspective historique, sociologique, économique que culturelle et politique. Dès lors, l’africanité ne serait-elle pas une sorte de monstre du Loch Ness, d’Arlésienne dont on parle, mais que personne n’a jamais vu ? N’est-elle pas une simple commodité lexicale dont la signification chercherait en vain son sens ? Et à supposer même qu’elle existe, il faudrait poser les fondements de la réalité de sa représentation et de son auto-représentation.
En effet, si l’on met en exergue et en perspective les regards croisés des Africains et des Européens, compte tenu de l’histoire et des échanges entre ces différentes civilisations, force sera de constater une relation de connivence, en fait une relation contre nature, entre le regard européen chargé de clichés et de poncifs caractérisant « l’Africain » et le regard apaisant et conforté de l’Africain prêt à rendre aussi fidèle que possible cette image que l’Autre a de lui ; un sacré clin d’œil à la Dialectique du Maître et de l’Esclave !
Seulement ce regard africain-là est celui de l’intellectuel encore inféodé à l’Occident et toujours traumatisé par sa position bancale et inconfortable entre deux cultures. Son acculturation fait qu’il abonde dans le sens de l’Autre par le biais d’une auto-représentation complice, lénifiante et auto-flagellante.
Quand mon grand-père me martèle en wolof avec véhémence, « Lu waay renddi mu macc ci loxom » (1), « ku wacc sa anda anda bodem jeka ca borm mu took » (2), « mak baxma bayi ci dék » (3), « Jama gënuay » (4), nit nitay garabam » (5), et tant d’autres dictons, proverbes, sentences ou adages truffés de signes et de symboles, d’images accessibles ou ésotériques, fait-il œuvre d’africanité ? Qu’en est-il quand Amadou Hampâté Bâ clame à qui veut l’entendre que « le tronc d’arbre a beau séjourner dans le courant du fleuve, jamais il ne deviendra un crocodile » ; que penser de tous les trésors de l’oralité qu’il nous a légués ?
Etant entendu que la vision de l’Africain sur son « africanité » (supposée ou présupposée) ne sera sûrement jamais la même que celle dont on l’affuble, aussi riches et scintillants qu’en soient les oripeaux, que peut signifier « africanité » pour les paysans de l’Afrique profonde, pour les éleveurs des contreforts du Fouta Djallon, pour le commerçant dioula, pour le pêcheur lebou ou pour le Dogon ? Parlez-lui de valeurs et de traditions africaines eu égard à son ethnie, à sa tribu, à son aire de vie, à son cercle d’us et coutumes : il vous comprendra mieux. Parlez-lui de la Parole du Verbe, de l’ère du Grand-Parler, du Bien-Parler, de l’efficience des mots sur les choses, sur les maux des individus et de la société, il vous écoutera et vous entendra.
C’est pourquoi on est en droit de se demander si l’écriture, aussi importante que soit sa place dans une Afrique moderne ouverte sur le monde, n’est pas une activité dénuée « d’africanité ». Les nombreux obstacles qui jalonnent sa réalisation, sa diffusion, son émergence continuelle nous persuadent de la ténacité des traditions africaines, tapies dans nos consciences et perceptibles à travers leurs diverses manifestations dans les faits sociaux. Dans leur essence, ces traditions sont incompatibles avec l’écriture et montrent, s’il en était besoin, que l’Afrique n’est pas le continent de l’oralité pour rien.
En effet, comme le souligne Abdoulaye Baldé dans le n°1 de la revue sénégalaise Yëgoo, « Ici, le monde des idées est régi par la parole : le verbe chantant des griots où fleurissent les poèmes africains, la magnificence de l’orateur qui agrémente son éloquence naturelle des proverbes véhiculant les pensées d’ancêtres (parfois inconnus) à la sagesse vénérée et l’imagination créative du conteur, chevaucheur de mythes et multiplicateur d’images séductrices symbolisant la puissance du verbe créateur, enjoliveur et régénérateur (…). L’Africain discute plus qu’il ne lit. Car il est marqué par ce qu’on pourrait appeler le syndrome de l’arbre à palabrer, puisque la culture de discussion en groupe demeure vivace.
Les grand-places, les « grins » (au Mali, lieux de rassemblement des hommes qui partagent certaines affinités et sont du même groupe d’âge) et le « groupe de thé » sont une réinvention de l’arbre à palabre. Ce sont autant d’endroits où l’on échange des nouvelles, transmet et partage le savoir. C’est dire qu’ici, la création nécessite la symbiose de présences en harmonie. Parce que la parole doit rencontrer une oreille attentive pour garder sa vertu fondamentale : la transmission de messages. Or la solitude est nécessaire à l’écrivain qui n’a nullement besoin d’assistance dans cette difficile mais oh combien exaltante parturition qu’est l’écriture.
Dès lors, nous sommes au cœur de l’efficacité sociale de la communication en tant que celle-ci véhicule une fonction d’équilibre et d’échange, même là où on ne l’attend pas forcément. Il en est ainsi du « waxaale », ce traditionnel marchandage à l’africaine. Au Sénégal, historiquement, toute transaction commerciale avait une fonction sociale à nulle autre pareille, à savoir la satisfaction du besoin de communiquer oralement ressenti par le Sénégalais et la nécessité de s’informer sur ses parents et sa famille élargie. C’était le cas du commerçant itinérant, « butiteu mbàg » (qui signifie « boutique sur l’épaule ») ou le Dioula qui était attendu impatiemment par ses clients, moins pour les produits proposés que pour les nouvelles colportées. D’où la forte relativisation du prix du produit par l’importance de la nouvelle : avis de mariage, de baptême, de décès, initiations ou diverses cérémonies. Donc, pas de transaction commerciale sans conversation. En fait, le bénéfice réalisé par le vendeur correspond simplement au prix du timbre pour affranchir une lettre ou à la facture du téléphone. Avec le temps, entre le vendeur et son client se crée une relation qui dépasse largement le cadre du commerce : il se tisse un lien de parenté très solide. Cela explique pourquoi, de peur d’affecter cette relation bâtie pour durer et résister aux épreuves de la vie, le Dioula choisissait ses marchandises sur la base des besoins des clients et non par la légitime possibilité commerciale de réaliser des bénéfices.
Par conséquent, le mot « waxaale » qui vient du verbe wolof « wax » (parler) et du suffixe « aale », qui indique qu’on profite d’une action donnée pour en faire une autre, n’est autre que la traduction de la possibilité d’acheter en conversant, de pouvoir profiter d’une transaction commerciale pour discuter, en vérité, de la nécessitésociale de passer d’un principe de réalité à un principe de plaisir.
Au bout du compte, ne faudrait-il pas mesurer l’africanité à l’aune des éléments vivants et vivaces qui jalonnent d’une manière essentielle et fondamentale le vie des Africains. Présents dans tous les secteurs de la vie africaine, ils constituent les barrières contre la mondialisation et la standardisation sauvages, en même temps qu’ils accompagnent une ouverture au monde comme supports, piliers et fondements des échanges avec les autres cultures.
Ainsi, dans l’économie, le culturel, le politique et le social, les Africains auront à imprimer leurs propres marques nécessaires et complémentaires. Et pourquoi, dans ce monde de Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), et notamment dans ce creuset si prospectif de l’Internet, les Africains n’auraient-ils pas à créer et impulser un nouveau mode de réchauffement des relations planétaires avec un médium aussi froid ? Rendre les relations humaines plus chaleureuses, peut-être est-ce là que bât le cœur de l’africanité ? 

1. « Quand l’homme tranche une gorge, ses mains sont forcément pleines de sang. »
2. « Quiconque descend de son encensoir trouvera assis sur chaque autre encensoir son propriétaire. »
3. « Les vieillards sont nécessaires au village. »
4. « La paix vaut mieux que la guerre. »
5. « L’homme est le remède de l’homme ».
Ndongo M’Baye est docteur es-lettres, sociologue et journaliste///Article N° : 1844

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