A chacun son griot

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Le mythe du griot-narrateur dans la littérature et le cinéma d’Afrique de l’Ouest : analyse d’une manipulation stratégique.

Le mot le plus utilisé aujourd’hui pour désigner les artistes et intellectuels de la diaspora africaine est le terme globalisant de « griot ». Ousmane Sembène est appelé  » le griot du cinéma » et il se proclame le « griot du peuple », Calixthe Beyala affirme avoir un « côté griotte », Maryse Condé décrit le rôle de l’écrivain comme étant celui d’un « griot contemporain », Amiri Baraka retrouve le griot chez Bessie Smith et Louis Armstrong, même Jean Rouch est qualifié de « griot gaulois ». Le personnage du griot joue également le rôle de narrateur dans de nombreux films et textes littéraires.
Que signifie ce terme de « griot » ?
A la différence du « conteur », le « griot » a une origine spécifiquement ouest-africaine et possède un statut et un rôle ambigus.
D’abord le griot correspond à une catégorie socio-professionnelle dans la société mandingue traditionnelle et contemporaine. Il incarne le pouvoir de la parole.
Ensuite, le griot est une construction mythique qui trouve sa source dans l’épopée de Soundjata, le récit fondateur de la culture mandingue. Ce récit de la tradition orale est transmis de génération en génération par les griots, dont il explique et justifie le pouvoir et le savoir. Le griot est à la fois le narrateur du récit et un personnage clé de l’histoire.
Enfin, le griot est une construction littéraire et cinématographique, c’est-à-dire fictionnelle. Le griot-narrateur fait figure d’autorité, d’origine légitime du récit. Il a été constitué en mythe par le monde de la littérature et du cinéma, dans un contexte qui utilise les concepts d' »oralité » et d' »authenticité » comme éléments de base de l' »africanité » littéraire et filmique.
Pourquoi des auteurs se tournent-ils vers la tradition griotique ? Où se situe leur projet par rapport à ces notions supposées assurer l’africanité d’un texte ?
Une façon d’étudier la manipulation d’une figure issue de la tradition orale par des cinéastes et des écrivains est d’analyser les adaptations littéraires et filmiques de l’épopée de Soundjata, dont le narrateur est traditionnellement un griot. L’étude des versions de Djibril Tamsir Niane, Camara Laye, Massa Makan Diabaté et Dani Kouyaté révèle que chaque auteur, tout en prônant la fidélité au griot de la tradition orale et à son histoire, construit un personnage fictif de griot-narrateur servant avant tout de support à son propre projet esthétique et idéologique.
Ces quatre auteurs présentent des approches très différentes mais ont tous en commun le fait d’élaborer un discours sur et autour du griot à travers l’utilisation de paratextes (notes de bas de page, introduction, essais…) et le montage (au cinéma). Ainsi apparaît une tension entre la voix de l’auteur et celle du griot-narrateur, qui aboutit à la réappropriation et la subversion de la figure du griot et de son discours.
Le pionnier de l’adaptation littéraire de l’épopée mandingue est l’historien Djibril Tamsir Niane avec Soundjata ou l’épopée mandingue. Ecrite à l’aube des Indépendances, cette œuvre est devenue un texte canonique de la littérature africaine francophone. Niane crée en littérature le personnage du griot-narrateur. L’introduction fait l’apologie du griot dont l’auteur prétend réhabiliter le rôle de gardien de la tradition. Cependant, les notes de bas de page qui minent le texte confrontent la version de l’histoire racontée par le griot-narrateur à la « vérité historique » telle que l’entend l’historien. Le griot-narrateur a ici une double fonction : il assure l’authenticité et la légitimité du texte, et permet en même temps à l’auteur de rendre compte de la tradition tout en s’en distançant et en la critiquant. L’auteur peut ainsi porter le masque de l’historien et se faire le ventriloque du griot.
Avec Le Maître de la parole Camara Laye choisit l’espace des préfaces pour construire une image du griot toute imprégnée de Négritude. Les trois essais qui précèdent le texte constituent un discours de réhabilitation de l’art du griot, qui se révèle être en fait une défense et illustration de l’art de l’écrivain. Ce processus de détournement se retrouve dans le texte, où la voix du griot-narrateur n’est plus qu’un murmure derrière celle d’un narrateur omniscient. Mais le griot-narrateur est pour Camara Laye plus qu’un faire-valoir ; il lui fallait en effet passer par la voix du griot pour authentifier sa généalogie, tant familiale (absente de son livre en partie autobiographique, L’enfant noir) que littéraire.
Massa Makan Diabaté a produit plusieurs versions de l’épopée : Kala Jata, L’Aigle et l’épervier et Le Lion à l’arc. Cet écrivain d’origine griote a choisi son oncle pour incarner le personnage du griot-narrateur, un oncle que l’auteur transforme en personnage romanesque. Au fil des oeuvres, se révèle la stratégie mise en oeuvre par Massa Makan Diabaté pour passer du statut de collecteur de la tradition orale et d’héritier d’une tradition familiale au statut d’auteur et écrivain. C’est sur la disparition du griot traditionnel dans la société que se construit le personnage du « griot moderne » à l’image de Massa Makan Diabaté et de Dani Kouyaté.
Dans le film de Dani Kouyaté Keita ! L’héritage du griot le griot-narrateur perd le contrôle de la narration et de la parole, à la suite d’une double appropriation de ses fonctions par le narrataire et le metteur-en-scène.
Le personnage du griot-narrateur devient une figure iconique du cinéma africain mais sa voix fait place à celle du cinéaste qui constitue la nouvelle autorité en matière d’esthétique (le montage et le son subvertissent le discours du griot) et d’idéologie.
Le mythe du griot moderne s’élabore à partir de la disparition du griot traditionnel. La première étape de ce processus consiste à créer un griot-narrateur qui sert de support à un discours de réhabilitation de la tradition orale, donne l’illusion de l’authenticité du texte, et offre une légitimité au projet de l’auteur. Chaque auteur rejette sur le griot-narrateur la responsabilité de certains aspects conservateurs du récit, de l’idéologie liée au système féodal et reflétée par l’épopée, tout en louant sa connaissance, son pouvoir et son talent. La stratégie textuelle consiste alors à bâtir, par dessus cette figure de griot-narrateur, un narrateur secondaire qui se place en héritier du griot mais s’adresse à un public mondial et utilise un média (l’écriture ou le cinéma) inconnu du griot traditionnel.
L’oralité n’est maintenant plus considérée comme l’essence du roman ou du cinéma africains et les notions de continuité et d’authenticité ont largement été remises en question. De même, une étude narratologique permet de démontrer que chaque construction fictive de griot constitue un outil de manipulation narrative destiné à brouiller les frontières entre oralité et écriture, fiction et anthropologie, tradition et modernité, Afrique et Occident, etc… L’élaboration de ce mythe a pour corollaire l’effacement des vieilles dichotomies liées à la notion essentialiste d' »africanité ».

Ce texte résume le livre du même titre à paraître aux Editions L’Harmattan dans la collection La bibliothèque d’Africultures à l’automne 2002. Valérie Thiers-Thiam est professeur à l’Université d’Iowa où elle enseigne la littérature, la culture et le cinéma francophones d’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes///Article N° : 1845

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