Musicalité africaine

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La musique est si essentielle pour toutes les sociétés de l’Afrique et de sa diaspora que l’ « africanité » s’y confond tout simplement avec la « musicalité ».

Cet article est dédié à Francis Bebey et à René Dumont

En musique comme dans tout autre domaine, l' »africanité » est un concept à manier avec des pincettes. Que la musique soit considérée (à tort sans doute) comme un terrain moins favorable que d’autres à la polémique n’y change rien : il est aussi tendancieux de lui appliquer un critère géographique (« africanité ») que de la qualifier selon le référent le plus superficiel et épidermique qui soit, la pigmentation de la peau (« négritude »).
Négritude ? Bien entendu, les musiques des Aborigènes d’Australie, des Kanaks ou des Papous n’ont absolument rien d’africain.
Africanité ? Musicalement les Bantous sont bien plus proches des diasporas noires du Nouveau Monde que des Peuls ou des Touareg.
La musique n’a jamais été cette « langue universelle » illusoire que tentent de promouvoir naïvement les apôtres du « charity business » et cyniquement les marchands de la « world music ». L’art des sons ne se prête pas à la logomachie. Il est, plus encore que la peinture ou la sculpture, l’affirmation d’une identité individuelle et collective qui défie les frontières géographiques, les prédéterminations génétiques, mais aussi la vanité de toute prétention normative extérieure, fut-elle appuyée sur un discours structuraliste.
Au-delà d’une surdité complaisante très « tendance », une harpe est une harpe, même chose pour une gamme pentatonique ou une polyphonie à trois voix, et ces artefacts, certes suspects du fait de leur définition par une méthode et un vocabulaire typiquement européens, ont au moins le mérite de mettre en garde contre le danger des a-priori et appropriations ethniques.
Allons plus loin au coeur de l’évidence : tout musicien est avant tout un musicien. Amateur ou professionnel, il est un « initié », passé par un apprentissage plus ou moins difficile, long et volontaire. En ce sens, la « tribu » des musiciens (au sens moderne que Maffesoli a donné à ce terme) est sans doute la plus nombreuse et la mieux soudée du monde contemporain. Plus que d’ « africanité », cet article parlera d’une « fraternité » très concrète dont les musiciens africains sont sûrement aujourd’hui les principaux acteurs…
L’africanité musicale au cœur de la mondialité
C’est en dehors de l’Afrique que se sont imposés la plupart des présupposés d’une « africanité musicale » affublée d’une sorte d’universalité prépondérante. Et c’est bien sûr le résultat de l’histoire de la musique populaire au XX° siècle. Des spirituals à la soul et du gospel au rock, du calypso au rap, du blues au raggamuffin, du jazz aux « musiques européennes improvisées », de la rumba à la salsa, de la biguine au zouk, du samba carnavalesque à la bossa nova, etc. ce sont toujours des traits « africanoïdes » qui ont dominé cette évolution vertigineuse, au point de valoriser l’expression douteuse de « métissage musical ». Comme si dans les échanges et mélanges musicaux transcontinentaux (qui existent au moins depuis le Néolithique) il était dit que « le noir l’emporte sur le blanc » de la même façon statistique que dans le métissage génétique.
Il existe pourtant une toute autre explication à l’indiscutable « africanisation » du paysage musical de la planète qui fut en quelque sorte le prototype de la mondialisation.
Dans la plupart des communautés de la diaspora africaine (comme en Afrique même), l’oppression et la pauvreté font que la musique est plus qu’un loisir, une nécessité ; ce qui favorise évidemment la créativité. Un cadre supérieur grattant sa guitare le dimanche au bord de sa piscine n’a probablement pas le même potentiel d’invention musicale qu’un jeune Africain-américain (dont la musique est encore souvent, à part la religion ou le sport, le seul moyen de « réussir ») ou qu’une famille de Pygmées dont le chant est la première façon d’exorciser les innombrables dangers qui menacent sa survie.
Est-ce à dire que l’ « africanité musicale » ne serait qu’une forme privilégiée de catharsis face à l’adversité et à la fatalité ? Mieux vaut jeter sans hésiter cette illusion dans la poubelle des préjugés racistes. Car la plupart des musiques d’origine africaine n’ont rien de « réactif », elles sont issues au contraire de la complexité et de la solidité de structures sociales où la musique ressemble plus à une arme offensive qu’à un bouclier.
Le rap est en cela le lointain héritier de ces « negro spirituals » à double-sens qui dans les églises du temps de l’esclavage donnaient le signal de la fuite ou de la révolte.
En Afrique même, la subversion s’affiche aussi bien dans les formes traditionnelles que contemporaines. On voit bien ce qu’il en est chez les griots : faussement accusés par une certaine vulgate européenne de n’être que les faire-valoir du pouvoir, ils en étaient jadis les seuls critiques et aujourd’hui ils en sont devenus les principaux dénonciateurs.
Quant aux « joueurs de mvet » d’Afrique centrale, ce sont d’irréductibles anarchistes, réfractaires à toute forme d’intégration sociale, et leur chant est souvent d’une violence qui n’a d’équivalent ailleurs que dans le punk ou dans le rap de Public Enemy !
L’éclosion tardive du rap moderne en Afrique – où il existait à peu près partout sous ses formes ancestrales – a été entachée d’une lourde suspicion. Ayant assisté de près à sa naissance (au début des années 1990 en Côte d’Ivoire, puis au Cameroun et au Sénégal), j’ai constaté que cette réimplantation était d’abord le fait de « gosses de riches » plus soucieux de jouer aux Américains que d’élever la voix. Heureusement, des rappers sont apparus à Abidjan, Dakar ou Yaoundé qui sont les porte-voix d’une nouvelle « africanité ». Seulement, ils entretiennent le même rapport ambigu que leur cousins américains avec la « musicalité ». La complaisance à l’égard d’un show-business encore plus corrompu qu’ailleurs, la chasse au « tube » local plus qu’au chef d’oeuvre universel les empêchent encore de s’affirmer en tant qu’artistes. Crise adolescente qui sera sûrement très vite dépassée…
S’il y a à l’heure actuelle un courant qui porte l’espoir d’une africanité musicale vraiment inventive, c’est plutôt le « zouglou » d’Abidjan, qui a atteint sa maturité au bout de dix ans.
Né lors des premières émeutes étudiantes contre l’ancien parti unique, profondément enraciné dans la diversité linguistique et rythmique des 66 ethnies de Côte d’Ivoire, le zouglou est naturellement l’expression la plus libre d’une effervescence démocratique, malgré ses péchés de jeunesse : le discours ethnocentrique et xénophobe s’y exprime hélas comme ailleurs au nom de la liberté d’expression, mais plutôt sur le mode humoristique, et il est réconfortant que son premier tube panafricain (« Premier Gaou » de Magic System) soit le fait d’un groupe qui par son discours et sa composition oppose joyeusement son « africanité » au discours crypto-lepéniste de l' »ivoirité ».
Le poids et le moteur de la tradition
Dans un de ses derniers textes sur la musique, préfaçant « Houn-Noukoun » le magnifique ouvrage du photographe Thomas Dorn, Francis Bebey écrivait : « aborder l’Afrique par le truchement de ses musiques est la meilleure façon – peut-être la seule, véritablement – d’aller vers une réelle connaissance de l’âme africaine. Dans les sociétés traditionnelles, la musique reste l’expression de la vie dans son ensemble. Souvent, il en va de même des musiques modernes, reflets d’une vie africaine maintenant éloignée de ses rituels tandis que les villes continuent de se peupler d’exclus. » On ne peut mieux résumer tout ce que signifie l’ « africanité musicale ».
Car la musique est le lien le plus solide entre le village et la ville, la brousse et la jungle urbaine. Si aucun équivalent du mot (grec) « musique » n’existe dans la plupart des langues africaines, c’est qu’en Afrique il est inutile de la nommer, de la normer : son sens recouvre simplement tout ce qui rassemble tous les Africains au-delà de la famille, de l’ethnie et de la nation. Plus que le sens, le sang : le mot « djeli », en langue mandé, désigne à la fois le sang qui coule dans les veines et le griot qui irrigue la société de sa musique et de sa parole. La « musicalité » se confond donc totalement avec l’ « africanité ».
Et l’importance de ce que l’Européen appelle « musique » en Afrique n’est rien de plus que le choix philosophique d’une autre civilisation qui a peut-être attribué à la musique beaucoup plus d’intérêt qu’à l’économique ou au politique.
Mais non ! les Africains n’ont pas plus que d’autres humains « le rythme dans la peau » ! Si la musique a plus d’importance dans la vie sociale en Afrique qu’ailleurs, c’est tout simplement que les sociétés africaines (pour un temps limité, cela change très vite) continuent de lui vouer une attention et un respect qui ont existé mais disparu ailleurs. Collectivement, tous les Africains (de l’Algérie à l’Afrique du Sud, du Bénin au Kenya) sont aujourd’hui beaucoup plus mélomanes que la plupart des autres êtres humains. Certains diront que c’est au détriment du « développement », d’autres prétendent que la vitalité de l’identification ethnique favorise l’expression de la musique. Ce serait un mal pour un bien : la réticence des Africains à se fondre dans de nouveaux ensembles, nationaux puis régionaux s’exprimerait par l’amour de leurs musiques communautaires.
Cette thèse défendue par quelques ethno-musicologues semble d’une totale absurdité. Pour s’en tenir au critère purement géographique de l’ « africanité », au cours du XX° siècle, aucune autre région du monde n’a connu de métamorphoses musicales aussi radicales. Boulez est plus proche de Mozart que le « kwaito » sud-africain ne l’est d’un joueur d’arc musical zoulou, ou Positive Black Soul d’un vieux griot sénégalais. En même temps, nulle part ailleurs qu’en Afrique (« noire » ou « blanche ») les liens entre musiques rurales et urbaines, traditionnelles et modernes ne sont aussi évidents.
L’exemple le plus flagrant est bien sûr celui de la musique mandingue. Dans une vaste région (du nord au sud Mauritanie, Sénégal, Gambie, Mali, Guinée, Liberia, Sierra Leone, Burkina Faso, Côte d’Ivoire…) depuis au moins mille ans la musique est avant tout l’affaire d’une caste de professionnels, dont c’est à la fois le gagne-pain et l’une des principales raisons de vivre. L’extraordinaire facilité avec laquelle les « griots » adaptent leur héritage musical aux désirs d’écoute de leur public local et en même temps aux exigences du marché mondial est un phénomène unique dans le monde du XXI° siècle.
Peut-on dire pour autant que l’ « africanité » rejoint instinctivement l’ « universalité » ?
C’est d’abord la force du destin. A l’heure actuelle, chaque Africain est un émigrant en puissance. La faillite économique sans précédent historique de tout un continent, organisée ou au moins tolérée par le reste du monde, est ressentie comme une fatalité absurde par les musiciens. Car au même moment, l’Afrique est le premier continent dont l’influence musicale s’est imposée à toute la planète. Le monde entier est aujourd’hui devenu « l’esclave à rebours » des musiques de la diaspora africaine. Quant à celles de l’Afrique urbaine, elles exercent une véritable dictature sur le marché éclectique de la « world music ». C’est un scandale : en Amérique, en Asie, en Europe même, un tas de musiciens tout aussi talentueux et même géniaux n’ont pas la popularité planétaire d’un Manu Dibango, d’un Khaled, d’une Miriam Makeba ou d’un Youssou N’Dour.
Car en musique, l’ « africanité » c’est d’abord la conviction absurde et répandue ailleurs d’une supériorité indiscutable des Africains en matière de musique et de sexe, intimement reliés dans le subconscient par l’idée fallacieuse d’un rythme « impérieux » qui ne serait que l’expression d’une puissance physique. Or s’il est une chose qui fascine les musicologues dans la plupart des musiques d’Afrique, c’est bien la retenue, la subtilité extrême, l’expression pudique, l’abstraction subliminale du rythme. Un grand joueur de « djembé » est bien plus subtil que le timbalier d’un orchestre symphonique et le chant du griot qu’il accompagne infiniment plus lyrique que celui d’un ténor d’opéra.
Mais les vieux clichés exotiques ont la peau dure, et ce sont eux qui aujourd’hui plus que jamais forment le miroir aux alouettes de l’ « africanité », dissimulant derrière la silhouette du batteur de tam-tam une diversité fantastique. « La musique d’Afrique authentique est méconnue à l’extérieur » : cette simple phrase est la première du livre de Francis Bebey « Musique de l’Afrique » (1969) – et les dernières conservent leur valeur prophétique : « Il est paradoxal que l’initiation doive conserver tout son pouvoir et sa valeur intrinsèque après que son secret a été divulgué. Cette énorme concession est le prix à payer pour que la pensée africaine ait un impact universel sur le reste du monde. »
Plus de 30 ans après, l’image extérieure des musiques africaines a beaucoup changé. Les fils de Francis Bebey jouent aujourd’hui une « techno » imprégnée par les musiques traditionnelles dont leur papa était déjà un rénovateur résolu, écrivant dans le même ouvrage : « espérons que viendra le temps où une future génération d’Africains aura à la fois la connaissance (traditionnelle) et l’occasion d’opérer une synthèse des cultures. »
Pourtant, cette' »africanité musicale », dans ses métamorphoses, reste une affaire de famille même quand elle est liée à l’émigration.

Le patrimoine et le « gas-oil »
Oublions le regard du monde occidental, trop souvent posé sur l’Afrique comme celui d’un laborantin figé devant son microscope. Quittons ces soirées mondaines où l’on exhibe pour la presse la dernière révélation de la « world ». Nous sommes à Abidjan, à Kinshasa ou à Oran, qu’importe… dans toute ville africaine, tout le monde se fout du reste du monde en musique. Le dernier album de Youssou N’Dour a fait un flop total à Dakar ; Alpha Blondy live à Bercy ? inconnu dans les maquis ; Koffi Olomide ? à Kin on en est resté à « Loi » ; le dernier Cheb Mami ? Il parait qu’il est resté bloqué dans un container ! Il y a un monde entre la musique africaine promue à Paris et celle écoutée sur place… C’est comme si l’ « africanité » n’avait pas du tout le même sens de part et d’autre…
« A chacun son chacun » dit-on à Abidjan, où Luckson Padaud, Chantal Taïba, Alla Thérèse et bien d’autres sont d’immenses stars parfaitement inconnues ailleurs. Quel que soit son talent, chacun incarne une ethnie, une langue et un style musical dont l’originalité échappe aux oreilles profanes. Leur succès local résulte d’une adéquation plus ou moins parfaite entre un héritage culturel très ciblé et une modernité bien assumée. Par exemple, la sexagénaire Alla Thérèse vit dans son petit hameau baoulé, va au champ tôt le matin, chante toujours accompagnée de son mari à l’accordéon, mais trouve tout naturel de se faire remixer par un dj français fan de funk et de « house music » !
La réalité des musiques africaines n’a plus rien à voir avec son image à l’étranger. La tradition y est si bien mêlée à la modernité que le mot « africanité » prend un tout autre sens, exprimant avant tout ce va-et-vient permanent entre le passé et le futur.
Cependant, on assiste à une vraie catastrophe culturelle. L’Afrique était jusqu’à présent le continent le plus riche de tous par la diversité de ses instruments, et c’était la principale force de sa musique. Or, la plupart sont abandonnés, sacrifiés au culte d’une modernité qui se confond pour les jeunes avec l’altérité. Même si les guitaristes africains sont devenus experts dans l’art de produire des phrasés et des sons inspirés des instruments à cordes africains, la disparition programmée des cithares, des harpes et des luths traditionnels est une perte irrémédiable. Au Cameroun, désormais, il faut aller très loin en brousse pour rencontrer un jeune joueur de « mvet » bien aguerri et sans un sursaut rapide, cette magnifique cithare n’existera plus pour la prochaine génération.
Ce problème est évidemment absent, en tout cas très lointain pour ceux qu’on appellera par respect les « mélomanes populaires » : habitués des bars et des boites, bien souvent passionnés par ce qu’ils y entendent lorsqu’ils « partent en gas-oil » (faire la fête), il est bien évident que l’ « africanité » de la musique qu’ils écoutent est le cadet de leurs soucis. 

///Article N° : 1847

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