A vous la nuit

D'Habib Dembelé

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Une fable, une voix, une kora…
L’acoustique dépouillée d’une kora, la voix d’une chanteuse et l’art traditionnel d’un comédien-conteur, trois ingrédients qui suffisent à donner un spectacle de qualité quand le conte est dérangeant et fort, la voix envoûtante comme celle de Fatoumata Touré et la narration vive et efficace grâce au savoir-faire de Habib Dembélé.
La dramaturgie s’appuie ici exclusivement sur une dramatisation du conte de veillée africaine. Elle est portée par la musique et tout un travail vocal qui participe de la théâtralité et donne une consistance dramatique, et parfois incantatoire, à ce qui se veut une fable poétique.
Un sentiment profond unit deux amis : N’Golo et Zan. Un jour N’Golo tombe éperdument amoureux de Saran, une jeune femme qui les ignore lui et son ami :  » Le coeur de Saran demeura aussi dur que le fer  » (p.17). La souffrance est si grande qu’ils en viennent à tuer la jeune femme et à cacher son cadavre sous leur couche. Leur vie durant, ils garderont le secret. Le temps passe, ils vieillissent et bientôt, sur son lit de mort, N’Golo appelle son ami à son chevet et lui demande de ne pas oublier ce qu’il y a entre eux. Cependant la famine sévit dans la région et les enfants de N’Golo qui ont entendu les paroles de leur père sont convaincus que les deux amis ont ensemble caché un trésor et qu’ils doivent récupérer cet héritage. Zan a beau tenter de les dissuader, les fils de N’Golo demandent justice au roi et un procès s’ouvre contre lui. Après avoir été cravaché jusqu’au sang, comme il se sent mourir, il avoue finalement le meurtre et meurt à son tour. Enfin, tandis qu’on exhume le squelette de Saran, les fils et le roi deviennent fous.
Une narration initiatique
Habib Dembélé ne dévide pas le fil diégétique du récit de manière linéaire. Non seulement il ménage des digressions qui font sortir les auditeurs de l’espace de la fiction pour les propulser dans la réalité quotidienne, non seulement il dramatise le récit en reconstituant les scènes essentielles de l’histoire par du dialogue, mais surtout il distille tout au long du conte la sagesse de l’ethnie des Dafins en rapportant des paroles qui ont une valeur de parabole et dont le sens énigmatique s’éclaire avec le récit. Ces paroles rapportées donnent une densité culturelle au conte et contribuent à sa portée symbolique. Mais elles insufflent aussi une tension dramatique qui dynamise le récit en créant une attente. Ces paroles énigmatiques trouvent systématiquement leur illustration dans la suite de l’histoire. Enfin, elles convoquent sur scène la théâtralité même de la profération :  » Les Dafins disent… « .Tout se passe comme si à chaque parole des Dafins que rapporte le conteur, il traçait à nouveau le cercle sacré de l’espace fictionnel et symbolique du conte.
Une tragédie de l’amitié
Le sentiment qui unit N’Golo et Zan est un amour gémellaire. Ils aiment se voir l’un dans l’autre sans avoir pourtant  » aucune ressemblance physique  » (p.30), comme dit le conte. Mais l’amour qui les unit passe par le partage, la réciprocité, la connaissance mutuelle, et finalement la fusion. Or, pour être scellée, cette union fusionnelle a besoin d’un sacrifice de sang. Il n’y a pas d’amour gémellaire, d’union avec le même sans meurtre de l’autre.
Loin d’être une simple apologie de l’amitié, le conte d’Habib Dembélé montre les extrêmes tragiques auxquels peuvent conduire les sentiments passionnés et exclusifs qui unissent deux êtres.
La tombe des désirs enfouis
Ce cadavre de femme que N’Golo et Zan ont enterré sous leur couche symbolise les sentiments qui n’ont pas de nom dans une société traditionnelle où on ne les envisage même pas. Ces désirs innommables sont condamnés à être enfouis au plus profond du secret. Le meurtre qui scelle l’amitié de Zan et N’Golo représente l’enfouissement auquel les contraint la société. C’est le meurtre de leur féminité, le meurtre de l’ambivalence qui a garanti la viabilité de leur amitié aux yeux du village et de leur famille.
Mais déterrer le secret, dévoiler ce qui unissait ces deux hommes, ce qu’il y avait entre eux bien au-delà d’une amitié ordinaire, conduit à la folie. Ceux que la cupidité (les fils) ou l’orgueil (le roi) a poussé à la profanation se voient condamnés à la démence.
Un amour qui sort des normes établies par la société et la tradition ne peut que reposer sur l’enfouissement des pulsions jugées hérétiques. Saran est la représentation même du désir, la représentation de l’anima au sens où l’entend Jung. Elle symbolise cette part de féminité qu’il faut condamner, museler en celui qui doit affirmer sa virilité pour conquérir sa place sociale. C’est pourquoi, après l’exhumation, les enfants et le roi ne pouvaient que devenir fous. Ils n’étaient pas prêts à supporter le secret et à admettre la différence, autrement dit à envisager l’innommable.
Ah ! Les femmes !
Les femmes, ou plutôt la femme, l’éternel féminin est au coeur de l’histoire, c’est l’artisan même du drame :
 » La femme !
La tranquillité qui trouble.
Un bien qui se met
Entre ton bien et toi.  » (p.21)
La misogynie qui baigne le récit n’est pas sans faire penser à celle des fabliaux et de la littérature populaire (fables, farces, etc.) nourrie aux sources des mythes grecs et des récits judéo-chrétiens qui font de la femme une dangereuse descendante de Lilith, d’Eve ou de Pandore.
Voilà donc qu’encore une fois la femme est cause de la chute de l’homme :
 » Celui qui tombe de cheval
Peut se relever.
Celui qui tombe du dos de l’âne
Peut se relever.
Celui qui tombe du haut d’un arbre
Peut aussi se relever…
Mais celui, que le pagne de la femme terrasse,
Ne se relèvera plus jamais
Ah ! La femme.  »
Certes l’ironie et les sarcasmes auxquels se livre le conteur sur le dos de la gent féminine participent aussi d’une complicité masculine nécessaire à un certain humour. Mais Habib Dembélé, célèbre au Mali pour son engagement féministe contre l’excision et la polygamie, et qui chaque année s’investit dans une centaine de spectacles de sensibilisation, affirme avoir voulu provoquer une prise de conscience en racontant cette histoire, afin que l’existence des femmes ne soit plus bafouée et sacrifiée au bon vouloir des hommes.

///Article N° : 185

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