Les nouvelles stratégies des cinéastes africains

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Au cinéma, face à l’exigence d’authenticité qui fonderait l’africanité, la question de la réalité reste centrale. A la lumière de quelques films récents, les nouvelles stratégies adoptées par les cinéastes pour refuser l’étiquetage sans se renier.

Confrontés au jugement critique occidental (qui, mine de rien, reflète l’attente du public et donc le succès des films en Europe), les films des cinéastes d’origine africaine doivent intrinsèquement prouver leur « africanité ». Ils recevront alors la sainte onction, en général la reconnaissance de leur « authenticité ».
Deux critères contradictoires s’entremêlent :
1) une exigence d’exotisme : se cantonner à un territoire à la fois géographique (le lieu de tournage doit être l’Afrique, ce qui sera d’ailleurs longtemps imposé par le Fonds Sud, commission interministérielle française, une des principales sources de financement des films africains) et idéologique (l’Afrique magique, immémoriale, légendaire, mythique, etc).
2) une exigence de réalité : documenter l’Afrique actuelle à travers ses problèmes, en général ramenés à ceux du milieu urbain. La fiction doit être ancrée dans le vécu d’une Afrique qui explose.
Quant à la critique africaine, elle apparaît souvent comme un miroir déformé de celle du Nord, rejetant parfois elle aussi « le film de brousse » ou passant bien souvent le film au peigne fin du véridique.
Ces deux exigences vont évoluer : nous avons déjà étudié (1) le retournement opéré dès le début années 90 par la critique « dominante » (quotidiens nationaux et revues de cinéma) qui privilégie la seconde exigence sur la première, rejetant les nouveaux films après avoir louangé l’authenticité des précédents, qualifiés selon les cas de naturel, de contemplatif, de primitif, d’ingénu, un « cinéma des origines » dont on célébrait volontiers le charme voire la délicieuse naïveté. (2)
Face à ce regard chargé, les cinéastes ont développé des stratégies de survie pour exister sans se renier. En somme de s’affirmer hors-projections. L’exercice est difficile !
Rappel historique
Gaston Kaboré disait que dans le cinéma africain, « la réalité est le cœur et le corps des films ». Ce fut toujours le cas, mais une évolution s’imposa, suite à une série d’impasses.
Aux Indépendances, il s’agit de se réapproprier son regard, son espace, sa pensée : substituer au regard extériorisé de l’ethnologue ou propagandiste du colon sa propre vision de soi. A l’image des penseurs africains, les cinéastes affirment que c’est par l’affirmation de sa culture que l’Afrique pourra résoudre ses problèmes contemporains. Les premiers films faits en Afrique par des Africains constituent autour des années 70 un cinéma-miroir dénonciateur des traditions obsolètes, traversé d’anathèmes contre le néocolonialisme et les élites corrompues, et truffé d’appels aux valeurs susceptibles de remplacer « civilisation » par « progrès »…
Un tel radicalisme aux visées didactiques ne résistera pas à l’invasion télévisuelle et aux assauts d’un cinéma hollywoodien qui devient vite modèle imaginaire autant que distraction sécurisante. Il achoppe sur l’ambivalence du rapport à l’Occident, vécu à la fois comme rêve et comme cauchemar.
C’est le piège du miroir : le refus du regard réducteur de l’Autre implique une affirmation de soi qui débouche sur l’idéalisation de la différence et se fait dogmatique. Derrière l’exigence d’authenticité se profile le rêve illusoire d’un monde sans l’Autre. Revendiquer sa spécificité pour échapper à l’exclusion de l’infériorisation conduit à développer un discours territorial et racial. La pensée de l’identité figée se révèle xénophobe, négative et circulaire.
Le romanesque offre dans les années 80 une porte de sortie : en privilégiant l’événement sur l’action, la succession des faits sur la causalité, on remplace, comme le disait André Bazin à propos du néo-réalisme, le « donc » par un « alors ». Des principes que met en action Idrissa Ouedraogo dès son premier long métrage, Yam Daabo (le Choix, Burkina Faso 1986) : une famille de paysans fuit la sécheresse et l’attente de l’aide internationale ; les malheurs la décomposeront mais elle saura retrouver sa cohérence. Les enfants du Nyamanton, la leçon des ordures (Cheick Oumar Sissoko, Mali 1986) ne nous racontent que le dramatique quotidien d’une pauvreté qui pourtant ne manque pas d’humour. Dans ces films, le message est moins explicite, la voix-off est absente, le scénario suit les hasards de la vie, en décors naturels, avec des interprètes se concentrant sur l’être plutôt que l’expression, tandis que le récit continue de respecter la durée des choses et les ellipses n’être que lacunes de réalité.
Dans une Europe qui a besoin des images du Sud pour gérer le choc des cultures, l’engouement est énorme : les films sortent du cadre des seuls festivals spécialisés et Cannes encense un cinéma qu’il découvre, et couronne par le Grand Prix du Jury Yeelen (La Lumière) du Malien Souleymane Cissé en 1987 et Tilaï du Burkinabè Idrissa Ouedraogo en 1990. Ces films apportent un « supplément d’âme » à un cinéma menacé par l’invasion télévisuelle, détournant ce pour quoi ils étaient faits : on ne retient de Yeelen (qui trouvera 340 000 spectateurs en France) que la magie, alors qu’elle n’est qu’un outil au service d’un message politique contre l’appropriation du pouvoir de la connaissance par les pères.
A la différence par exemple du cinéma novo brésilien, l’approche romanesque développe moins l’esthétique que l’ontologie : d’une forme souvent linéaire et relativement académique, ces films tranchent avec la poésie épique qu’avait su développer la première époque mais gagnent en poids d’évidence intérieure.
Mais ce cinéma se heurte à une impasse esthétique, celle du reportage romancé où le réalisme devient vite un poncif. La mise en scène reprendra vite le dessus pour affirmer un point de vue face à la dégradation des conditions de vie en Afrique. Car témoigner ne suffit pas : il faut aider à refaçonner une réalité en perpétuelle dégradation. Et il y a urgence.
Il ne s’agit pas de lâcher le réalisme car s’il montre la réalité, c’est pour la charger en signification. A la différence du naturalisme qui ne fait qu’enregistrer le réel, le réalisme rend lisible le visible. Mais si la fiction est nécessaire, l’impasse reste entière : n’est-ce pas encore la fiction de l’Autre ? De cet Occident que l’état de l’Afrique laisse à la fois financeur et marché des films, de son exigence d’un discours pré-constitué d’une tradition inventée – cette bibliothèque coloniale qui s’immisce partout, y compris dans le discours qui prétend la réfuter, et qu’analyse et dénonce Mudimbé.
Au cinéma, si la réalité prend de la force, le spectacle dépérit. On retrouve, de façon extrêmement schématique, cette opposition dans le cinéma mondial : Hollywood manie l’illusion pour retravailler les angoisses modernes avec des moyens permettant un professionnalisme du spectacle inégalable tandis que les autres cinémas tentent le terrible défi d’affirmer la réalité, avec sur le dos une contradiction : plus on la montre, plus on la manipule. L’enjeu est de tabler sur la vérité des personnages plutôt que de les utiliser ou d’en faire des symboles, de faire confiance aux faits pour éviter le didactisme et d’aiguiser la réflexion du spectateur en sortant des ornières habituelles de la représentation.
Stratégies actuelles
Face à l’attente d’un Occident nostalgique qui voudrait retrouver en Afrique ses valeurs perdues mais recherche aussi en permanence un miroir de sa propre crise (qu’il trouve aujourd’hui plutôt dans le cinéma asiatique, excluant l’Afrique de la « modernité »), face à ce vampirisme qui définit ce qu’il veut avant de regarder et d’écouter, les films d’Afrique tentent de nouvelles stratégies de survie :
Complexifier. Il ne s’agira pas d’habiller une histoire de réalité mais de la saisir dans toute sa complexité. En somme de brouiller les repères pour complexifier l’Afrique, et sortir des simplifications réductrices. Pas de réponses toutes faites : ce métis qui cherche son père en Guinée dans Immatriculation temporaire (Gahité Fofana, 2001) ne le pourra qu’en acceptant la complexité, l’absence de logiques sûres, la dépossession. Le récit adopte la même incertitude, l’image flirte avec les rideaux qui masquent une partie du réel. Seul, le partage du vécu avec de jeunes marginaux, la prise de risques, permettra de trouver des pistes dont on comprend qu’elles ne seront jamais figées.
Sortir de l’autochtonie. Cela suppose laisser son personnage exister librement, pour lui-même, dans sa singularité. Ne pas en faire le symbole emblématique d’une cause. Ce sera le parcours d’El Hadj dans L’Afrance (Alain Gomis, 2001) : cet étudiant sénégalais avait construit sa solidité à Paris sur le projet de rentrer au pays pour y servir l’indépendance prêchée par les héros de la décolonisation mais, face à l’exclusion, se trouve complètement déstabilisé et, comme le Samba Diallo de L’Aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane, au bord du suicide. Cette profonde et douloureuse déconstruction en forme de quête identitaire qui le conduira à renier ses valeurs débouchera finalement sur un renouveau lui permettant de partager ce que lui dit une femme du foyer d’immigrés : « Chez moi, c’est là où j’ai les deux pieds ». Naître comme sujet suppose ainsi sortir de l’autochtonie. L’affirmation de soi dans la société d’accueil passe par la revendication citoyenne, thème majeur des films de Jean Odoutan (Djib 2000, Mama Aloko 2001) : l’alternative à l’invisibilité des « minorités visibles » dans les médias est une présence proprement physique. Chez Alain Gomis, la caméra se rapproche de la peau noire : une sensualité sans érotisme pour manifester, incarner sans ambiguïté l’appartenance au corps social, à la société.
Saisir le présent. Aucune pitié, bien sûr, qui serait atteinte à la dignité : seulement une grande tendresse pour les personnages, une affection qui est de l’ordre du respect. Leur comportement ne sera jamais anecdotique : il est celui de la réalité humaine. Cela suppose de prendre des risques, et l’on voit les réalisateurs incarner eux-mêmes des personnages contradictoires, tout simplement humains. Le Zeka Laplaine de (Paris : xy) (2000) est un monsieur tout-le-monde : il bosse trop, délaisse parfois sa femme pour une autre, passe du temps au bistrot, a ses grandeurs et ses faiblesses. Le vase déborde quand il doit remettre des vacances familiales à plus tard : sa femme le quitte, ce qui inaugure une errance. Qu’il soit métis, sa maîtresse noire ou sa femme blanche n’est pas central, juste quelques différences culturelles, des données environnementales. Son machisme ordinaire est bien partagé dans la planète, et c’est cette humanité qui fait la force d’un film qui n’existe pas par son sujet, somme toute assez banal, mais par la vie qu’il dévoile, les attitudes, le comportement d’un homme. La mise en scène s’efface devant les circonvolutions d’un acteur, le temps est celui des aléas de la vie, laquelle devient elle-même spectacle, acquérant ainsi une force poétique. C’est la condition humaine que saisit ici le cinéma et il le fait sans fioritures, au présent : ce n’est ni du souvenir ni de la prospective, la conscience d’être homme suppose de saisir l’instant présent.
L’intime pour dépayser. Le sens de cette approche quasi-documentaire est d’affirmer l’humain. C’est en s’ouvrant à l’intime, loin des grands discours, que le cinéaste peut révéler ce que la réalité renferme. Loin d’offrir une vision globalisée de l’Afrique, il revendique un ici et maintenant, un lieu et un pays, une relation. L’intime, c’est là où on ne l’attend pas. Dans Bye bye Africa (1999), dans un N’Djamena où « la guerre est devenue une culture », les problèmes de l’Afrique sont présents, du sida aux contrôles policiers, de la violence à la déliquescence des salles de cinéma. Mais le film est à la première personne : ce cinéaste qui revient au pays à la mort de sa mère et cherche à y faire un film va s’embourber dans une vieille relation amoureuse. Entre l’ailleurs de l’exil et le dépaysement de son propre pays, cet homme qui se trouve être africain se révèle déplacé en lui-même, ouvrant au spectateur la voie de ses propres dépaysements, de ses pertes d’identités, de ses manques.
Privilégier la similitude à la singularité. Pourquoi une histoire comme Daressalam (Issa Serge Coelo, 2000) m’interpelle-t-elle ? Après tout, c’est leur problème à ces Tchadiens, la guerre qui n’en finit pas, le mirage révolutionnaire, les compromissions de toutes sortes. Ces deux amis révoltés qui partageront le même idéal et le même engagement prendront dans les méandres de la guerre deux routes opposées. Le film ne les juge pas, n’oppose pas l’un à l’autre sur un mode manichéen, car c’est ce qu’ils ont en commun qui intéresse le réalisateur et non ce qui les divise. Plutôt que de mettre en avant nos singularités, il nous engage à nous traiter comme des semblables, et c’est ce sentiment d’appartenance à l’humanité, cette familiarité entre alter ego qui permettra de trouver pacifiquement sa place dans le monde.
Opérer un travail de mémoire. Cela n’exclut pas que l’esclavage, le colonialisme et l’apartheid n’ont pas fini de jeter leurs filets sur la pensée et la dignité. Mais plutôt que d’appeler la culpabilité et la repentance du bourreau, des films opèrent un salutaire travail de mémoire. Asientos (François Woukoache, Cameroun, 1995) appelle à regarder sa propre Histoire en face, Adanggaman (Roger Gnoan Mbala, Côte d’Ivoire, 2000) illustre la participation africaine à la traite négrière, Fools (Ramadan Suleman, Afrique du Sud, 1997) parle de l’intégration par les Noirs de la violence en société d’apartheid… Ce cinéma se décentre ainsi de la position victimaire d’esclave qui évite toute autocritique : il prend le passé à bras le corps, non pour dénoncer sempiternellement une fatale castration mais pour explorer ce qui y a conduit et ce que tant de souffrance implique pour l’inconscient. Le génocide rwandais a montré que la barbarie n’était pas qu’occidentale : les cinéastes n’ont pas fini de s’interroger comme dans La Genèse (Cheick Oumar Sissoko, Mali, 1999) sur le penchant fratricide de l’homme.
Retour à l’oralité. Pour sortir de l’enfermement dans la différence qui faisait d’eux des singes en cage et de leurs films un genre, les cinéastes ont revendiqué de n’être que des « cinéastes tout court ». Fantasme illusoire qui mettrait de côté ses déterminations, sa propre spécificité. (3) Nouvelle impasse. Alors, puisque c’est là qu’est le nœud du problème, autant utiliser sa base culturelle comme un moyen de conduire le spectateur ailleurs, là où on veut le mener. Balufu Bakupa Kanyinda m’indiquait puiser dans les formes orales congolaises des kasalas, qui fonctionnent en structures tressées, pour les appliquer dans Dix mille ans de cinéma (1991). La similitude entre l’écriture d’un Ahmadou Kourouma et celle d’un Mahamat Saleh Haroun dans Bye bye Africa est frappante, par leur appel aux ficelles de l’oralité : les approximations revendiquées de la narration qui connotent l’incertitude recherchée, les précisions et digressions comme des parenthèses dans le récit qui viennent l’éclairer, les interpellations directes du lecteur ou du spectateur par des visages de face regardant la caméra, le maintien de l’illusion de la présence d’un public évoqué chez Haroun par le double regard de la caméra vidéo… C’est un véritable blues qui en ressort, forme musicale caractéristique de nombreux films, dont un des plus beaux exemples est le docu-fiction Waalo fendo (Là où la terre gèle, 1998) du Noir algérien Mohamed Soudani sur des immigrés sénégalais à Milan. Là encore, témoignages face à la caméra, construction du récit comme un rythme plutôt qu’une linéarité, images sensibles de l’environnement urbain entrecoupées de retours à l’Afrique etc. contribuent à ponctuer le film d’interrogations en images, dans un éclatement du discours exprimant tant un moi pluriel que la multiplicité linguistique caractéristique du vécu de l’exilé.
Tout cela est-il spécifiquement africain ? Non. Des récurrences ou permanences observées ne forment pas une africanité. On retrouve ces stratégies dans d’autres films venant d’ailleurs. Bien loin d’être des caractères immuables, ce sont des pistes choisies aujourd’hui par ces cinéastes pour être témoins de leurs Afriques métissées, de ces Afriques en devenir, celles d’ici et de là-bas, celles qu’il vivent et tentent d’interpréter dans leur art. Une seule chose ne varie pas : leur art est, comme pour leurs aînés, d’être plus vrai que la réalité.

1. Cf. La critique occidentale des images d’Afrique, in : Africultures n°1, dossier « La critique en questions », oct. 1997, p. 5-11 ; Cinémas d’Afrique noire : le nouveau malentendu, in : Cinémathèque n°14, automne 1998, Cinémathèque française, Paris, p.107-116.
2. Cf. Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question, L’Harmattan 1997, p.228-238.
3. Cf. Postcolonialisme et cinéma : de la différence à la relation, in : Africultures n°28, dossier « Postcolonialisme : inventaire et débats », mai 2000, p. 56-60.
///Article N° : 1851

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