Il fut un temps où nous étions un peuple neuf

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Le carnet de notes de l’écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi sur l’exposition The Short Century.

Indépendances, émergence des nations africaines, parades militaires, hymnes nationaux, larmes et joies de la parturition, mains levés, poings fermés, drapeaux, icônes des libérateurs (Nkrumah, Kenyatta, Nyerere, Sekou Touré, Holden, Agostino Neto, Bourguiba, Nasser, Mandela etc), médaillons des martyrs (Lumumba, Cabral, Biko, Hani…), Pères de la nation omniscients, colons en partance, maquisards triomphants, foules anonymes des grands jours, rien ne semble arrêter le mouvement historique lancé sur les rails. Le demi-siècle est parcouru au pas de charge, et non à pas de sénateur, le rythme imprime ici toute la différence.
Les années jalons sont bien commodes (1945 : la fin de la Seconde Guerre dite mondiale, même ici, puisque elle a marqué les esprits et amorcé des changements ; 1994 : le coup d’arrêt de l’apartheid après des décennies de combat). L’avènement d’un nouveau continent sorti du giron, voilà le fil conducteur de cette exposition, et les mots de Chinua Achebe, affichés dès l’entrée, ne disent pas autre chose : « …There was a feeling in the air that we were new people » (il y avait dans l’air le sentiment que nous étions un peuple neuf). Défense et illustration des temps nouveaux. Folie des grandeurs illustrées des éléphants blancs. Ivresse des discours d’où sourdent les craintes des lendemains désaccords, comme dans l’interview (document vidéo) de Julius Nyerere en chemise à carreau sous un palmier, en face d’un journaliste européen couvrant avec gourmandise les festivités. Et les « Grandes figures » modestement griffonnés sur des bouts de carton par l’ivoirien Frédéric Bruly-Bouabré, en manière de contrepoint à la grandeur romaine des parades.
Le projet du commissaire nigérian Okwui Enwezor, futur directeur de la Dokumenta 11 – d’aucuns l’attendent au tournant surtout outre-Rhin – est très cohérent et dense, mais parfois, pêche par excès de pédagogie. Mais peut-être est-ce seulement de la simple précaution pour un public d’abord allemand ignorant parfaitement ce pan de l’histoire contemporaine.
Le public amateur retrouvera sans mal les lignes de force habituelles dans la création artistique africaine : l’obsession de la cartographie chez les Sud-africains dépossédés longtemps de leurs terres, à l’instar de Kendell Geers, Willem Boshoff, Moshekwa Langa ; l’histoire du Zaïre vue à partir des 100 petits tableaux de Tshibumba exécutés entre 1973 et 1974 ; les labyrinthes scripturaires du béninois Georges Adéagbo ; le film d’animation de William Kentridge (Ubu Tells the Truth, 1997) qui bénéficie d’un espace à lui tout seul ; les maquettes de Bodys Isek Kingelez ; les tableaux chatoyants de Sekoto ; les grands formats enluminés de Koraichi ; un masque imposant de Christian Lattier ou les sculptures de Jane Alexander (Butchers Boys). Il serait fastidieux de les citer tous.
Arts plastiques, architecture, photographie, théâtre et musique sont abordés tout comme le cinéma, la littérature. L’architecture est là pour nous convaincre que les colonisateurs ont géré le continent jusqu’au plus infime détail. C’est aussi, semble-t-il, la partie de l’exposition qui a le moins convaincu.
Il est plaisant de retrouver des films (ou leurs affiches) qu’on a vus il y a des années (Djibril Diop Mambety, Sembène Ousmane et son inoubliable Borom Sarret, le Frantz Fanon d’Isaac Julien, Sarraounia de Med Hondo, Les Maîtres fous de Rouch, Haïlé Gerima….), d’embrasser du regard des revues littéraires qui ont marqué leur époque et permis l’éclosion de nombre de talents (Drum, Transition, Black Orpheus, Présence Africaine…), de se remémorer, même par bribes comme autant de jingles musicaux, les grands thèmes récurrents des penseurs du Continent (le panafricanisme de Nkrumah, le socialisme à l’africaine de Nyerere, la négritude de Senghor, Fanon et la culture nationale, la théorie de la personnalité africaine prônée par les écrivains anglophones comme Soyinka, les premiers essais d’Alioune Diop, le marxisme critique de Chinweizu, l’invention de l’Afrique de Mudimbé, le triple héritage d’Ali Mazrui, « Redefining Relevance » de Njabulo Ndebele etc). Plus festif, les amateurs de rumba, de cha-cha-cha, de highlife et autres musiques urbaines ne passeront pas à côté de leurs premiers amours, les poches de disque sont là pour rallumer le chalumeau de la nostalgie. Comme de juste, le grand berceau congolais pourvoyeur de rythmes est célébré comme il se doit, tout autant que le golfe de Guinée qui a donné à l’Afrique le highlife et l’afro-beat de Fela entre autres délices.
Dans la première moitié de ce demi-siècle, le continent africain a su organiser des manifestations culturelles incontournables comme le Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar qui s’inscrivait dans la lignée de deux Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs à Paris et à Rome. Il faut déplorer qu’aujourd’hui le Fespaco, Carthage ou tout autre rassemblement ne galvanise plus autant les élites et les foules. Les idoles ne sont plus de ce monde post-colonial, secoué par les crises politiques et économiques, anémié par le sida. Il fut un temps où nous étions un peuple tout nouveau.
En somme, cette exposition et son catalogue roboratif feront des émules. Il ne s’agit pas pour Okwui Enwezor de montrer les meilleures œuvres de l’avant-garde de la création africaine mais de se mettre face à l’Histoire, ses reliefs et ses remugles, ses brillances et ses points morts. S’il est question d’une « biographie critique d’un Continent » comme le signale le catalogue, l’exposition a atteint donc son but. Pour notre plus grand plaisir. Affaire à suivre.

///Article N° : 1855

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Les images de l'article
Amir Nour, Grazing at Shendi, 1969, steel, 202 pieces © Collection of the artist





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