Innover dans la culture visuelle africaine

Entretien d'Alexandre Mensah avec Okwui Enwezor

Directeur artistique de l'exposition The Short Century
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Votre approche historique pour l’exposition s’est en partie appuyée sur les archives coloniales, comme celles de Londres. Ces recherches ont–elles été limitées par un certain niveau d’actualité de votre thématique?
Non, ces recherches n’ont concerné que ce qui peut être dit dans le cadre d’une exposition, faisant la part entre ce qui est d’un intérêt général et ce qui est d’un intérêt spécialisé. Mais l’accès à ces archives ouvre une nouvelle voie pour établir un nouveau champ d’études sur ces relations coloniales. Il est déjà remarquable qu’il soit désormais possible de compulser ces dossiers et de se rendre compte, par exemple, du genre de défense légale que vous pouviez obtenir quand vous étiez un autochtone accusé en procès ! Que de pouvoirs aux mains d’un seul représentant de l’administration coloniale… Pour moi, ça ne fait que préciser la nature des relations entre le pouvoir politique et les peuples conquis. Ça nous ramène aussi à la question de l’incidence des informateurs autochtones dans la construction de la recherche anthropologique. Ce sont donc sur ces éléments techniques et ces mécanismes qu’il nous faut travailler, pour mieux cerner la réalité des relations à l’intérieur du projet colonial et la construction de l’imaginaire anthropologique dans la compréhension de ce continent qu’est l’Afrique.
Quel a été l’accueil réservé à l’exposition lors de sa première version de la Villa Stück à Munich ?
Elle a été extrêmement positive, sans doute parce que les enjeux de cette exposition sont relativement récents. La méthodologie que nous avons appliqué veut servir de base pour continuer à montrer ce qui se fait en Afrique. Maintenant, lorsqu’on s’attache à vouloir lire entre les lignes, il faut avouer que l’Afrique est un sujet extrêmement difficile à mettre en avant dans un contexte européen ou américain. On doit donc toujours s’efforcer de clarifier des concepts qui ne restaient que présumés. J’ai entendu dire que c’était l’exposition la plus réussie de cette institution, en terme de visites, d’intérêt et de critiques.
A la conférence de presse, vous avez dit que la France ou l’Angleterre auraient été des endroits trop attendus pour accueillir une telle exposition. L’Angleterre a déjà présenté conjointement des approches artistiques et politiques liées à l’histoire africaine contemporaine, mais ce n’est pas tellement le cas de la France ou de la Belgique. Qu’en pensez-vous ?
La raison pour laquelle je pense que ça aurait été des lieux attendus est que la liaison avec les vieux empires, même s’ils ont maintenant disparu, joue toujours un rôle chez leurs « enfants récalcitrants » pour les amener à se placer dans le développement historique général qui est le leur. Je pense donc qu’il vaut mieux s’en tenir à l’écart parce que ça peut receler une forme de condescendance, quand vous tenez à ouvrir un lieu de discours qui tente d’organiser un nouvel ordre de priorités, dans l’optique de reconstruire un ensemble de connaissances positives qui reste marqué par l’influence de ces vieux empires… l’Angleterre, la France, la Belgique ou le Portugal. J’ai remarqué que très peu de gens mentionnent le Portugal, qui reste une case vierge dans l’imaginaire des relations coloniales, alors que les conséquences ont été très brutales pour plusieurs pays d’Afrique.
Le mélange de la politique avec l’esthétique, je voudrais le préciser, n’a vraiment rien de nouveau. C’est une approche qui est dans l’air depuis assez longtemps mais je pense qu’il est vraiment intéressant de conceptualiser notre approche de l’Afrique dans le cadre de ce travail. Aussi, posons-nous la question : quelle est l’apport de la dimension politique ? Quel est l’ouverture amenée par la politique à la littérature, aux arts et autres domaines ? Je pense que c’est une question très importante pour beaucoup d’artistes africains et qu’il est impossible de considérer la politique en Afrique comme séparée du champ du social et des directives culturelles. Voilà ce qui explique mes motivations pour une approche de ce type.
L’Allemagne est-elle aidée par son recul vis-à-vis d’un passé colonial pour s’intéresser à votre démarche ? Comment s’est passé la construction de ce projet ?
Oui, c’est une question de distance et aussi d’opportunités. Il est très intéressant que cette exposition ait été initiée en Allemagne. C’est historiquement évocateur à cause de la Conférence de Berlin, par laquelle l’Allemagne inaugurait le processus dans lequel l’Afrique se trouve encore maintenant. Cela pousse à se questionner et provoque de nombreux commentaires. On n’aurait pas pu trouver de lieux plus porteurs pour commencer que Munich et Berlin.
J’ai noté votre ferme volonté de présenter l’exposition en Afrique. Quels seraient les pays qui auraient la chance d’accueillir l’exposition ?
(Rires) Je n’en ai pas idée. J’aurais vraiment beaucoup de plaisir à faire venir cette exposition dans mon pays d’origine, le Nigeria. Ça pourrait être aussi en Afrique du Sud, en Egypte ou au Sénégal. On a seulement la volonté d’aller là où il y a des gens intéressés par ce travail. Il y a aussi la possibilité de Nairobi, qui est une piste sérieuse. Mais j’aimerais vraiment la voir aussi en Afrique de l’Ouest. Cette exposition pourrait être utilisée pour commencer à réfléchir sur ce que l’on peut faire avec tout ce matériau historique qui s’est accumulé mais qui n’a pas de lieu de présentation en Afrique. C’est une question très difficile et douloureuse, parce que la majorité des institutions n’ont pas les ressources ni les structures appropriées. Donc, avec de hautes exigences, le seul pays qui ait vraiment la possibilité d’accueillir l’exposition est actuellement l’Afrique du Sud, ou éventuellement le Nigeria, et encore je n’aurais pas totalement confiance. On doit, aujourd’hui, reconsidérer ce besoin de nouvelles infrastructures. Dans tous les cas, nous travaillons dur et c’est pour moi une question de fierté que les Africains nous soutiennent aussi. Je ne veux pas simplement que ce soit un cadeau de l’Europe à l’Afrique. C’est une question de fierté et nous aurons à travailler dur pour trouver ces possibilités.
Comment ce fait-il que votre exposition ne passe pas par la France ? Elle y aurait beaucoup d’impact.
Si nous en avons la possibilité, nous verrons. Mais là encore, je ne peux pas répondre à la place des institutions.
La forme de l’exposition restera-t-elle la même dans ses versions américaines, voire africaines ?
L’exposition a la possibilité de grossir ou de maigrir. Ici, nous avons manifestement un grand espace avec lequel travailler. Il n’est pas trop grand, bien qu’il représente vingt salles. Cela nous a donné la possibilité de créer un panorama visuel, en sachant que la recherche sur les matériaux pour parvenir à une certaine sensualité de l’ensemble est restée un souci de premier ordre. L’exposition gardera cet aspect dans son ensemble, nous ne ferons qu’ajouter quelques travaux supplémentaires à Chicago. Ce seront de nouvelles pièces des mêmes artistes.
D’une certaine manière, le visiteur de l’exposition pourrait parfois confondre des œuvres d’artistes, comme des photos ou installations vidéo, et d’autres documents présentés pour leur dimension historique. Est-ce volontaire et significatif, esthétiquement parlant ?
Ce n’est pas un choix esthétique, c’est simplement la stratégie de l’exposition. Pour moi, exposer des artistes à partir de concepts et construire une exposition sont deux choses différentes, parce que vous la construisez pour qu’elle soit lue, pour que son discours soit compris. C’était intentionnel de créer ce recoupement entre les Beaux-arts et les documents historiques authentiques. On peut s’en rendre compte très clairement dans le travail de Georges Adéagbo, qui utilise tout ce matériau documentaire afin de produire ses propres commentaires sur la fragilité du concept de matériau, comme fil conducteur dans la lecture d’une œuvre d’art. Maintenant, comment fait-on pour faire la distinction entre la production vidéo de Bamgboyé, qui a été spécifiquement conçue comme de l’art, et le documentaire sur Lumumba de Raoul Peck, qui a l’aspect d’une œuvre d’artiste ? Vous savez, je crois qu’il y a finalement des distinctions artificielles dont je me soucie peu.
Pensez-vous qu’à Chicago ou New York, l’exposition puisse générer quelque chose qui ressemble à un meeting ?
C’est vraiment difficile à dire parce qu’aux Etats-Unis, les tarifs d’entrée des musées sont très différents d’ici, et le public des musées reste donc toujours le même. Mais je pense qu’il y a la possibilité d’attirer provisoirement un public supplémentaire à Chicago, car j’ai déjà travaillé dans cette institution comme curateur et mon travail y est connu. C’est un peu comme retourner à la maison ! En ce qui concerne New York, cela fait très longtemps que je n’y ai pas montré mon travail. Mais il est bien probable qu’il y ait là-bas plus de gens concernés par le sujet et que le contexte y soit plus radical.
Peut-elle intéresser la communauté noire ?
Je ne sais pas si elle se sentira particulièrement concernée. Vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’ils ne sont pas plus avertis sur la question que n’importe quel Européen. Mais si nous pouvions toucher aussi cette communauté, pas seulement celle de la diaspora africaine, mais celle des quartiers noirs, ce serait formidable.
Un de vos textes aborde la question du décalage entre les mouvements du Panafricanisme et de la Négritude. Pensez-vous qu’aujourd’hui ce fossé soit toujours opérant parmi les intellectuels africains ?
C’est une question très importante. Oui, ce fossé est opérant. Je crois que la Négritude peut être considérée pour plusieurs raisons comme un projet terminé. Bien sûr, ça a été un moment essentiel du début des années 60 qui a apporté une dimension critique à notre imaginaire. Mais je pense aussi que cette fracture entre le Panafricanisme et la Négritude peut être considérée comme superficielle. Ils peuvent être considérés comme des mouvements parallèles qui ont finalement les mêmes orientations. Je crois qu’il est très important de ré-analyser, ce que j’appelle les philosophies de la culture et de l’identité, et la façon dont elles peuvent nous aider à mieux cerner les nouveaux contours des discours africains d’aujourd’hui.
En préparant cette exposition, j’ai réalisé que le Panafricanisme et la Négritude sont devenus encore plus importants, précisément parce qu’ils ne sont pas seulement des philosophies de la culture relatives à l’Afrique mais parce qu’ils exemplifient une dimension importante de la modernité. C’est là que nous trouverons très clairement une articulation à la modernité qui est très riche et très porteuse. Pour moi, il était crucial de pouvoir formuler ce point dans l’exposition. Maintenant, cette fracture dont vous parliez doit faire l’objet d’une réconciliation dans le présent. Je pense que les intellectuels africains sont conscients que le Panafricanisme avait un cachet beaucoup plus radical, qui ne pouvait pas rester la seule voie dans laquelle conduire le continent.
Si, pour l’Afrique, « The Short Century » était ce « petit siècle » ou demi-siècle des mouvements d’indépendance et de libération, quel sera le suivant ?
(Rires) Plus de libération. Oui, je le pense sérieusement. Ces questions constituent vraiment la base par laquelle on peut aborder le projet de construction de l’Afrique dans un espace social. Et je pense que « plus de libération » peut s’entendre de diverses manières. On a besoin d’une libération provenant de nous-mêmes, on a besoin d’une libération dans l’optique d’investir des espaces institutionnels et sociaux, tout ça fait partie d’une libération logique. Ce sont là des aspects que nous devons poursuivre. Nous avons besoin d’une libération économique, d’un niveau pratique et historique. Mais c’est aussi vrai à un niveau éthique et humaniste, le combat continue dans ces deux sens.
Quels seraient ses nouveaux leaders et théoriciens ?
Je n’en ai aucune idée car les situations sont très diverses sur le continent aujourd’hui. Vous savez que de nouvelles choses se mettent en place, l’OUA disparaît et un nouveau modèle d’unité africaine est proposé, du moins aux pays qui ont ratifié ces accords. Notre conscience propre fait partie de ce paradigme, de la construction de ces nouvelles structures qui feront l’Afrique du futur, de nos capacités à réfléchir à travailler sur différentes dimensions. Je crois que le rôle des intellectuels est très important dans l’aide qu’ils pourront apporter à la création d’un espace public. Nous en parlions encore récemment avec Manthia Diawara, au cours d’un week-end à New Delhi. Je pense qu’il y a un travail très riche et stimulant qui a lieu actuellement.
Dans votre travail de curateur, vous sentez-vous proche du travail de Jean-Hubert Martin, qui avait monté Les Magiciens de la Terre, puis Partage d’exotismes, à la dernière biennale de Lyon ?
J’ai tellement parlé par le passé des Magiciens de la Terre que je préférerais passer à un autre sujet ! J’aimerais simplement dire que cette exposition reste un repère très important pour la qualité intellectuelle, le débat sur les critères artistiques et l’approche historique qu’elle a généré. Plus de 10 ans après l’exposition, elle continue d’avoir des répercussions pour les questions qu’elle a soulevé. Mais en réalité, à l’époque, assez peu de gens l’ont réellement vue.
Concernant le débat sur l’esthétique africaine et l’usage des médiums apportés par l’Occident, pensez-vous que les formes d’expressions traditionnelles aient encore un avenir ? Pensez-vous qu’elles puissent évoluer ?
C’est une dimension très problématique. Il est tout d’abord très important de ne pas faire de confusion entre l’artisanat et les Beaux-arts. Et puis, ça dépend de ce qu’on considère être l’art africain traditionnel, parce que la sorte d’œuvres qui a émergé ces dernières décennies peut avoir l’air traditionnelle mais ne l’est en fait pas du tout. Elles s’approprient des éléments traditionnels afin de pouvoir répondre à la demande commerciale d’un marché. Cette évolution doit aussi se faire d’un point de vue conceptuel, afin que nous puissions appréhender sa signification. C’est pourquoi j’établis distinctement des catégories, comme celle de l’art urbain, celle de la peinture populaire, servant à comprendre les opérations d’un travail comme celui de Tshibumba, présenté dans l’exposition. Nous devons donc développer une nouvelle méthodologie pour pouvoir parler de tout ça. Vous pouvez percevoir cet engagement dans un espace historique, la transfiguration de ce que nous appellerions les traces de la mémoire populaire. Une fois que vous commencez à percevoir quelques unes de ces opérations, il devient possible d’utiliser une terminologie simplificatrice pour décrire les productions.
Vous serez le directeur artistique de la prochaine Dokumenta 11 de Kassel en Allemagne, en 2002. Comment vous êtes-vous débrouillé pour obtenir ce poste ?
(Rires) C’est une question que tout le monde veut me poser ! J’ai été invité à déposer un projet pour la sélection du jury. Je dois dire que le résultat a été une vraie surprise pour moi. Mais je ne sais toujours pas ce qu’il s’est passé dans la tête de ceux qui m’ont choisi. Je ne peux rien dire de plus précis.
Allez-vous être un curateur africain de la Dokumenta ?
Je n’ai jamais été un curateur africain. J’ai été un curateur et je n’ai pas de problème pour dire que je suis africain. Je n’ai aucune envie de changer. J’ai toujours eu un intérêt intellectuel pour la culture visuelle africaine, j’en ai toujours fait état. Mon succès dans la profession de directeur artistique d’expositions n’y pourrait rien changer. Je pense qu’il est important de pouvoir travailler avec ce sujet dans une perspective provocatrice et innovante. Je ne pense pas que ce soit un handicap du tout. C’est seulement dans ce sens que je suis un curateur africain, j’ai des affinités africaines, j’y suis né, et même si je n’y ai pas vécu, je continue d’y voyager énormément.
Quels sont vos critères de qualité pour sélectionner les artistes ?
(Rires) Je crois qu’ils sont très clairs et évidents. Je veux voir des artistes qui sont d’un niveau très professionnel, très rigoureux sur leur travail conceptuel, et en général innovateurs, premièrement dans le sens qu’ils ont une grande conscience du contexte artistique qui bouge, et deuxièmement qu’ils font constamment preuve d’exigence à leur propre niveau. Ça ne concerne pas toujours le produit fini, ça peut être aussi la portée d’une idée, l’engagement donné dans l’excavation et l’examen des limites d’un médium donné. Il y a aussi l’importance du fait que les artistes n’aient pas peur de s’engager dans de nouvelles possibilités, de persévérer suite à un échec, afin de dépasser ce qui peut être considéré comme un créneau commercialement établi.
Avez-vous déjà pensé ouvrir un musée ou créer votre propre événement en Afrique ?
Vous savez, ça a déjà été le cas avec la Biennale de Johannesburg. Il faut garder des aspirations modestes. On verra. Je reste convaincu que l’on doit faire du concret dans cette création de nouveaux lieux. Pour moi, cela fait partie des développements qui suivront.

///Article N° : 1856

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Les images de l'article
William Kentridge, Eye to Eye (detail), drawing from Felix in Exile, 1994, charcoal and pastel on paper, 120x150 cm, The Goodman Gallery, Johannesburg.
Jane Alexander, Butcher Boys, 1985-86, mixed media (plâtre, peinture, os, cornes, banc en bois), 1285x2135x885 cm, South African National Gallery





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