Le passé pas dépassé

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Un miroir en mille morceaux. Le présent et le passé de l’Afrique du Sud post-apartheid sont éparpillés comme un puzzle dont les pièces seraient impossibles à rassembler. Ce qu’a pu être l’apartheid n’est pas immédiatement perceptible au visiteur étranger. Le pays paraît surtout épris de nouveauté. Vu des quartiers d’affaires, il donne l’impression d’aller de l’avant, avec ses jeunes cadres dynamiques et multiraciaux, son architecture moderne et ses voitures dernier cri. Vu des quartiers noirs, il est aussi amateur d’oubli, voire de déni et de refoulement du passé. Les townships, que Johannesburg tient toujours à une distance respectueuse de 25 km à 30 km, ont été conçus pour rester invisibles depuis les autoroutes. Soweto, la capitale noire du pays, a beau être une réalité grosse comme Paris, elle ne gêne pas la vue.
En dehors de Robben Island, au large du Cap, transformée en île-musée avec visite guidée par les ex-bagnards eux-mêmes, les lieux de mémoire n’existent pas. Les statues n’ont pas été déboulonnées. Les artères des grandes villes ont conservé leurs noms. Dix ans après la libération de Nelson Mandela, les Louis Botha, Hendrick Verwoerd et autres Hans Strijdom, grands maîtres d’oeuvre de l’apartheid, quadrillent encore les grandes villes du pays. Seul l’aéroport Jan Smuts à Johannesburg a été sobrement rebaptisé « aéroport international ». Ce n’est que l’an dernier que la ville industrielle de Port Elizabeth a osé un nouveau nom, la Cité Nelson Mandela…
L’Afrique du Sud d’aujourd’hui est sans nul doute aussi complexe que celle d’hier. Pour comprendre les différentes dynamiques en cours, changements et résistances au changement, il faut creuser. Poser bien des questions en risquant de n’obtenir que des bribes de réponses, souvent contradictoires, basées sur des réactions épidermiques. A l’instar de cette femme de diamantaire, qui affirme sans ciller au cours d’un dîner, malgré la présence d’un couple noir à sa table, que « ce sont les Blancs qui ont construit ce pays« . Que sans eux, « il n’y aurait rien, pas de routes, pas d’hôpitaux, pas d’industrie, rien. » Côté noir, on préfère en rire. Une blague raconte l’histoire d’un Boer (fermier afrikaner) qui prétend pouvoir construire une route tout seul. « Comment, tout seul ?« , lui demandent ses amis. « Parfaitement, répond le Boer, donnez-moi douze Noirs et je vous la fais tout seul, votre route !« .
Les milieux culturels ne sont pas épargnés. La mauvaise foi et l’argument racial, toujours facile, empoisonnent les débats. Plutôt que de se remettre en question, un artiste noir accusera le public blanc ne pas le comprendre. Plutôt que de reconnaître le talent d’un collègue blanc, il cherchera à le minimiser sous prétexte que ce collègue a du succès parce qu’il est privilégié, qu’il a accès à tout. A l’inverse, malgré un profil qui se veut « politiquement correct », le festival FNB Vita Dance Umbrella ne peut pas s’empêcher, dans une brochure, de vanter la variété des traditions sud-africaines en accolant à la danse traditionnelle l’adjectif de « basique » et au ballet classique celui de « sophistiqué »…
Si l’apartheid est toujours là, dans les mentalités, sa mort légale n’en a pas moins eu des effets profonds et positifs. A partir de 1990, le pays s’est ouvert sur le monde. « Avant, explique le jeune photographe Andrew Tshabangu, j’avais Ernest Cole pour idole« . Héros inconnu de la lutte anti-apartheid, ce précurseur de la photo noire engagée s’est éteint en 1990 à New York, sans le sou. Depuis qu’il a la possibilité de voyager, Andrew Tshabangu s’est découvert d’autres maîtres, comme Sebastian Saldago, Roy de Cavara, Henri Cartier-Bresson…
L’avènement de la démocratie, en 1994, a permis la pleine jouissance des libertés individuelles. Pour Paul Hanmer, pianiste métis de 40 ans, « c’est l’une des choses les plus émancipatrices et les plus effrayantes qui soit : la liberté de se foutre en l’air ou de faire quelque chose de grand… ». Face à cette liberté qui rime aussi avec consommation et libéralisme, la génération qui a grandi dans l’apartheid est parfois désemparée. Comme d’autres, le photographe métis Peter McKenzie (voir portrait) éprouve une certaine nostalgie de l’esprit qui animait les arts dits « communautaires », ancrés dans les townships et dans la lutte contre l’apartheid, par opposition aux arts officiels, des oeuvres strictement blanches pour les Blancs promues par l’ancien régime.
Troisième lame de fond : dans nul autre pays au monde, estiment beaucoup de Sud-africains, le questionnement n’est aussi clair et frontal sur les questions raciales. L’Afrique du Sud n’a pas le monopole en la matière, fait-on souvent remarquer, les mêmes questions étant lancinantes aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en France. Ce n’est pas un hasard si le photographe Santu Mofokeng a tenté de retourner à l’envoyeur, l’Occident, son image stéréotypée de l’Afrique comme lieu de chaos, d’atrocités et de famines. Son exposition Nightfall of the Spirit, en 2000, a rassemblé des photos de tombes et de chemins de fer prises en Allemagne, en Pologne, au Vietnam, en France, en Namibie et en Afrique du Sud. Il y a montré l’oubli dans lequel ont sombré les lieux des grandes tragédies du siècle passé, l’holocauste, la guerre du Vietnam, l’apartheid, ainsi que le génocide oublié de l’ethnie herero par le colonisateur allemand en Namibie.
Tant que les problèmes de la mémoire, mais aussi de l’impunité et de la culpabilité ne seront pas résolus, l’apartheid risque de conserver une place centrale. La réconciliation ne s’est pas vraiment faite. Il n’y a pas eu de punition même symbolique des coupables, et les Blancs, en tant que communauté ex-dominante réduite à une simple minorité (12 % de la population), n’ont demandé pardon que du bout des lèvres, sous la protection des amnisties accordées par la Commission vérité et réconciliation (TRC). A l’époque de Nelson Mandela, marquée par ses efforts constants de réconciliation et l’emprise du « politiquement correct », a succédé en 1999 une nouvelle phase, sous Thabo Mbeki, de réinvention de l’afrocentrisme américain.
Dans les librairies, les beaux livres s’accumulent sur l’art traditionnel des ethnies sud-africaines. Mais en ville, la petite bourgeoisie noire ne consomme pas local. Bien que foncièrement xénophobe, elle est à la recherche d’une africanité qu’elle pense perdue, et préfère acheter des masques ouest-africains sur les trottoirs, des disques de Youssou Ndour et de Papa Wemba. Chez les golden boys noirs, qui ont acheté des villas dans les quartiers chics, la décoration intérieure mélange classicisme avec, parfois, une légère touche africaine. Pour Djibril, revendeur d’artisanat ouest-africain au marché de Rosebank, la clientèle sud-africaine ne s’intéresse pas tellement à la signification ou l’usage des objets qu’elle achète. « Souvent, ils mettent les masques dans des cadres dorés, derrière des vitres, pour que ça fasse plus joli », explique-t-il.
Dans les soirées privées, noires comme blanches, la « renaissance africaine » provoque rires et sarcasmes. Pourtant, le nouvel idéal officiel progresse, défendu avec ardeur par le président Thabo Mbeki. Il est en partie imposé par le haut. Des ministres femmes arborent volontiers des tenues ouest-africaines, tandis que les ministres hommes citent abondamment le romancier nigérian Ben Okri. La renaissance passe également par des consignes de plus en plus précises. Au Cap, le Parlement a refusé cette année une statue en bronze de Willie Bester, sous prétexte qu’elle n’était pas « assez africaine« . A Johannesburg, le festival annuel Arts Alive, en partie financé par des collectivités locales, s’apprête à sacrifier à cette nouvelle tendance. Beaucoup redoutent de voir disparaître les meilleures productions contemporaines des programmes, pour faire la part belle aux ensembles « ethniques », des troupes de danseurs zoulous en tenue traditionnelle.
On pourrait parler de grand bond en arrière si le phénomène ne venait pas aussi d’en bas, avec des jeunes qui se critiquent entre eux, dans les townships, pour ne pas avoir l’air, là encore, « assez africain ». Cet état d’esprit passe surtout par un nouveau look, une nouvelle mode qui impose les rastas aux garçons, des foulards de tête et autres accessoires « ethniques » aux filles. L’authenticité se porte à fleur de peau, sans pour autant exiger de lectures particulières, d’idoles politiques ou d’artistes emblématiques.
Pour l’instant, le travail réalisé par les Sud-africains touche surtout à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Les altercations sont vives, entre artistes, mais elles portent en grande partie sur les apparences – raciales, sociales – et dans une moindre mesure sur le fond, mettant aux prises différentes générations et écoles de pensée. Les artistes installés ne le sont pas vraiment, en tout cas pas chez eux, sans doute trop remis en question par la jeunesse qui se bouscule au portillon. Robyn Orlin, chorégraphe blanche de renom qui a toujours travaillé avec des Noirs, estime aujourd’hui que « la colère des artistes noirs est si forte qu’elle empêche toute entente sur le terrain artistique« . Elle vit aujourd’hui à Berlin, tandis que le danseur Vincent Mantsoe réside à Paris, le photographe Zwelethu Mthethwa et le plasticien Moshekwa Langa à Amsterdam. Plasticien d’origine indienne, résident épanoui de Yeoville (voir contribution), un quartier chaud de Johannesburg, Clifford Charles affirme pour sa part que l’on ne peut pas reprocher aux artistes noirs les séquelles du traumatisme de l’apartheid. Et que l’on ne peut pas non plus précipiter, comme le voudraient certains Blancs, un processus de réconciliation qui prendra beaucoup, beaucoup de temps.

///Article N° : 1866

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