L’exception africaine

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Les cinémas d’Afrique, une exception ? Oui, par bien des côtés.
D’abord par leurs bides répétés ! Alors que la fréquentation des salles a augmenté en France de 11 % en 2001 et que le cinéma français résiste bien contre le bulldozer américain, les rares films de réalisateurs d’ascendance africaine ont bien du mal à rencontrer un public occidental qui se contrefout de l’Afrique réelle, différente de l’image qu’il s’en fait, après l’avoir largement exotisée dans les années 80. L’Afrique est au ban du monde, son cinéma itou.
Ensuite par la manière dont on en parle. Ou n’en parle pas. Car l’invisibilité des Noirs que l’on fait mine de découvrir ces derniers temps dans l’audiovisuel français trouve sa pareille au cinéma. Il n’y a guère que les films américains pour mettre leur quota de Blacks à l’écran. Dans les revues spécialisées, les cinémas d’Afrique sont aussi absents que dans les sélections cannoises : aucune étude d’envergure. La méconnaissance croise l’ignorance absolue. Les critiques qui s’attachent à bien connaître la cinématographie du plus grand continent du monde se comptent sur les doigts d’une main. Et lorsque les Cahiers du Cinéma s’y risquent (n°557), c’est pour développer une vision misérabiliste, sous le titre « L’Afrique fantôme ». Leiris, auteur du livre éponyme, se référait à tout autre chose : la difficulté de l’appréhender. L’Afrique n’est pas fantôme : c’est nous qui ne l’écoutons pas !
Car ce cinéma existe malgré tout et c’est sans doute là, alors que tant de cinématographies dépérissent ou se pervertissent, qu’il manifeste son exception ! Certes, la situation économique est catastrophique, la production trop faible. Les Etats africains, sauf exceptions notables dotées d’un Centre du cinéma actif, n’ont pas cru au cinéma comme facteur de développement et les politiques de coopération ont joué l’axe nord-sud pour garder le contrôle. Résultat : une absence criante de structures en Afrique. Et aujourd’hui trop peu de films, avec trop de difficultés. Autre effet pervers : la nécessité d’être en Europe pour être proche des sources de financement. Un déséquilibre s’est creusé entre Africains d’Afrique et Africains de la diaspora. Et c’est ainsi qu’un cinéma de l’errance s’affirme, alors que les cinéastes restés en Afrique ont bien du mal à produire des images pour leur pays. Mais on oppose trop facilement les deux : cette errance est culturelle et cette opposition par trop manichéenne.
On rêve de cinéma populaire sans industrie du cinéma. Des films légers apparaissent, parfois trop légers, qui traitent par l’humour des problèmes de l’heure. Le temps fera le tri. Ce n’est pas là qu’est la nouveauté, tout à fait exceptionnelle. Car une remise en cause a bien lieu, profonde, radicale. C’est là que se situe la rupture : de jeunes réalisateurs font un cinéma différent de celui de leurs aînés.
Même s’ils ont parfois des propos radicaux, ils ne leur crachent pas dessus : ils respectent leur engagement, celui des Sembène, des Cissé et de tant d’autres, et même ces films qui, se saisissant de la force d’actualité du mythe, continuent de proposer au monde un message essentiel, un message d’humanité. Mais ils affirment une démarche nouvelle : une introspection intimiste décortiquant les relations hommes-femmes autant que leur rapport à l’Afrique, leur entre-deux culturel, dans une démarche de métissage et de responsabilisation. Cela donne de vrais joyaux, et c’est sur cette exception-là que ce dossier a choisi de se concentrer.
Regroupés pour la plupart dans la « Guilde africaine des réalisateurs et producteurs », ces jeunes cinéastes de la diaspora appellent à un renouveau. Ils refusent la culture de la marge, luttent contre une certaine représentation de l’Afrique issue du cinéma colonial, affirment leur africanité mais dans une culture de l’errance, du nomadisme, loin des fixations identitaires, cherchent un langage cinématographique approprié pour traiter des problèmes urgents de l’Afrique, développent entre eux des solidarités face à l’individualisme de leurs aînés.
On ne cerne pas les cinémas d’Afrique par de seuls termes économiques, au risque de tomber dans le discours misérabiliste dominant. Il n’y a pas nouveauté de la crise : elle a toujours été. Le Fespaco (festival panafricain du fil de Ouagadougou), pourtant biennal, n’a jamais pu être réellement sélectif. Les réalisateurs de la Guilde ne se privent pas de lui reprocher les tares de son organisation mais aussi la tutelle de l’Etat burkinabè et sa fonctionnarisation. Ils aspirent à un Fespaco qui intègre d’autres professionnels africains du cinéma à ses comités de sélection et d’organisation, un Fespaco qui retrouve l’esprit des origines, celui d’un cinéma résistant et passionné.
A leur manière, ils recherchent aussi l’esprit de cette fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) qui, après avoir été un bouillonnant lobby, a sombré dans une guerre des chefs et n’arrive plus à renaître de ses cendres. Leur slogan est le partage et la solidarité, la critique collective et l’entraide.
Il est aussi de refuser la réduction à la mode où l’adjectif « africain » ne devrait plus être collé à « cinéaste ». Ce refus du « cinéaste tout court » n’est pas une fixation sur une identité, une authenticité qui se révèle toujours être le fantasme de l’autre. Il est tout simplement la volonté de se positionner dans le monde, de se solidariser avec tous ceux qui résistent à l’uniformisation. Affirmer sa spécificité n’est pas revendiquer une vérité mais tenter de dire d’où on vient, où on est, où on voudrait aller, interroger sa propre réalité et les blessures rencontrées. C’est parce que ces films explorent avec sincérité à la première personne les déchirures de la modernité qu’ils révèlent une Afrique autre que celle des médias, qu’ils révèlent l’urgence d’en parler. Ce regard tourne le dos aux représentations coloniales, encore si présentes dans les têtes et les images, mêmes africaines. Il s’affirme comme alter ego de tous ces cinéastes qui, à travers le monde, engagent un monde autre.
Cela passe par une forme nouvelle, avec un méthode rappelant souvent celle de la Nouvelle Vague française : petits budgets, improvisation, tournages rapide en extérieurs ou dans des lieux naturels, petites équipes, rupture avec la chronologie, fragmentation et manque de cohésion rappelant les troubles de notre époque. Leurs films sont marqués par une rupture avec la sécurité de la linéarité narrative, un certain retour aux sources de l’oralité, (1) la recherche dans le montage et les ellipses de ces failles de la perception, de ces manques, de ces vides qui mettent le spectateur en éveil, le titillent pour ouvrir la réflexion. Et c’est encore là que l’exception africaine s’affirme, tout naturellement. Car on appartient pas au peuple invisible pour rien, on a pas été condamné par l’Histoire à l’errance sans que cela ne se retrouve dans sa création artistique. Ces films ne sont que voyages, celui d’une inversion de regard. Là où l’autre croit trouver le plein dans son expérience africaine, ces cinéastes explorent le vide, ces manques de l’Histoire, de leurs histoires singulières, ces déficits de paix, de démocratie, de transmission, de filiation. Non pour remplir ce vide, mais pour en revendiquer la fécondité. Ce sont ces vides angoissants qui génèrent l’interrogation sur soi, le besoin de l’autre, l’ouverture au monde, l’aspiration au progrès. Il ne s’agit pas de combler un retard mais de trouver les voies de sa propre affirmation. L’Afrique les habite, même s’ils n’y habitent pas.
Leur exception, dans le marasme des convenances cinématographiques, est d’ouvrir à chacun cette voie. L’Afrique m’habite lorsque le scandale de toutes les inégalités et le désir de toutes les possibilités me pénètre, non comme une compassion mais comme une responsabilité, non comme une dette mais comme une utopie. Je ne saisirai pas tout mais c’est la quête qui importe.

(1) cf. Olivier Barlet, « Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afro-européens », in : Ecritures dans les cinémas d’Afrique noire, Revue Cinémas, Montréal automne 2000, et « Recent African Cinema : A Farewell to Orality ? » in : Ascalf Bulletin 20, Nottingham été 2000. ///Article N° : 2059

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