L’ordalie de l’écrivain africain

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Alors même que sort en France chez Gallimard « Désir d’Afrique » de notre collaborateur Boniface Mongo-Mboussa, passionnante introduction aux littératures africaines sur laquelle il reviendra dans notre prochaine édition, l’écrivain djiboutien Abdourahmane A. Waberi s’attache ici à une publication anglaise sur le même sujet apportant une approche originale sur le dérèglement du marché éditorial mondial et ses conséquences pour les écrivains africains.

Depuis les études de Pierre Bourdieu sur la notion structurante de champ littéraire (Les Règles de l’art, Seuil, 1982), nos yeux se sont quelque peu dessillés sur la valeur marchande de l’oeuvre littéraire. En France, la production artistique est rarement appréhendée en termes économiques, justement parce que l’autonomie de l’univers littéraire est assez ancienne et, partant, passablement opérante. Ce qui est très loin d’être le cas en Afrique. Charles R. Larson, en bon Américain, ne s’embarrasse pas de circonvolutions inutiles sur la condition de l’écrivain africain. Il révèle crûment la nudité du corps du roi… questionnaire et statistiques à l’appui.
Ancien membre des Peace Corps dans le mitan des années 1960, Charles R. Larson a rencontré les littératures africaines de langue anglaise dans l’est du Nigeria en tant qu’enseignant. Quarante ans plus tard, il les suit encore, s’évertuant à les rendre plus visibles autant sur les campus américains que dans les milieux éditoriaux. Il dirige aujourd’hui encore les pages littéraires de la revue des Peace Corps (WorldView), et enseigne à la American University de Washington DC.
Il nous conte ici le bilan d’un demi-siècle d’histoire littéraire privilégiant l’approche sociologique, combinant l’hommage, le portrait et l’enquête de terrain pour retracer le contour de ce champ littéraire en émergence. Il a multiplié les rencontres avec les écrivains, connus ou inconnus, et les éditeurs, dépouillant scrupuleusement leurs réponses à son questionnaire. Quel est le parcours de l’écrivain africain ? Dans quelle langue doit ou peut-il écrire ? Où trouve-t-il son lectorat ? Quels types de difficultés rencontre-t-il pour être publié, en Afrique mais aussi à Londres ou ailleurs ? Toutes ces questions, et d’autres encore, sont traitées avec finesse. Le lecteur suit pas à pas la trajectoire de quelques écrivains choisis pour leur exemplarité : de Amos Tutuola, « romancier par accident », à Ken Saro-Wiwa pendu par le dictateur Sani Abacha en passant par le poète malawite Jack Mapanja confiné dans un trou pendant des années par le sinistre et paranoïaque président à vie Hastings Kamuzu Banda.
Censure, prison, exil, folie et mort sont autant de stations avant l’hypothétique succès national, voire international. Si quelques écrivains ont pu être reconnus justement pour leur talent (Achebe, Soyinka, Farah, Okri, Ngugi wa Thiong’o…) des centaines et des centaines d’autres restent dans l’ombre quand ils n’ont pas déjà passé l’arme à gauche. Le dérèglement du marché éditorial mondial rend encore plus déplorable la situation – et l’existence – de l’écrivain africain. On pourrait aisément extrapoler ce cas d’étude et l’appliquer aussi aux écrivains de langue française d’Afrique noire et du Maghreb. Ce qu’il a fait d’ailleurs, à certains égards, en interrogeant, par exemple, Véronique Tadjo, écrivaine à cheval entre les aires francophone et anglophone.
Enfin, l’auteur fait une série de propositions concrètes pour remédier à la situation de crise (cf. The Crisis in African Writing) en appelant de ses vœux la création d’une maison d’édition panafricaine fondée conjointement par des individus et des organisations africains et non africains, sur une base assez volontariste. L’idée de Larson est de trouver les moyens de permettre aux écrivains africains de se réapproprier le contrôle de leurs productions et, ainsi de réduire le degré de dépendance vis-à-vis de l’Occident. A méditer.
Il va sans dire que Charles R. Larson a fait ici oeuvre utile. Les mots d’encouragements sur la quatrième de couverture (ou « blurbs » dans la tradition anglo-saxonne), mots de gratitude ou mots en guise de coup de pouce, par les écrivains Nuruddin Farah, Doris Lessing, Ernest Emenyonu ou Tijan M. Sallah, ne disent pas autre chose.

The Ordeal of the African Writer, Charles R. Larson, Zed Books, London & New York, paperback, 170 pages, 21 $.///Article N° : 2139

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