La danse africaine n’a rien à prouver

Entretien d'Ayoko Mensah avec Kettly Noël

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D’origine haïtienne, la danseuse et chorégraphe Kettly Noël, 33 ans, vit à Bamako depuis 1999. Sa première création, présentée à la Maison des cultures du Monde à Paris, en 1996, fut très remarquée. Elevée dans la culture vaudoue, elle y proposait une stupéfiante plongée dans l’univers animiste de son île. Après avoir créé une compagnie de danse contemporaine à Cotonou, Kettly Noël s’emploie à monter une nouvelle formation dans la capitale malienne. À l’occasion de son premier spectacle donné dans le cadre du Festival du théâtre des Réalités, en novembre dernier (voir Africultures n°35), elle nous fait part de son expérience.

Comment avez-vous commencé à danser en Haïti ?
Enfant, j’ai toujours dansé, dans les groupes de quartiers, à l’école. Après mon bac, je suis entrée dans une compagnie. Puis j’ai approfondi la danse folklorique haïtienne auprès de Viviane Gauthier. Elle m’a expliqué la symbolique de nos danses, comment leurs mouvements renvoient à l’Afrique, expriment notre lien à la terre mère.
Vous n’avez suivi aucune formation académique de danse. Cela vous complexe-t-il en tant que chorégraphe ?
Lorsque j’ai créé ‘Dans la cour’ en 1996, cela répondait à une impulsion. Je voulais dire quelque chose sur le vaudou mais, n’ayant pas eu de formation, je ne savais pas ce que ça allait donner. J’ai fait ce que j’avais dans la tête sans me soucier de la technique, de l’occupation de l’espace, etc. Aujourd’hui, je suis consciente des faiblesses de ce premier spectacle. Les gens l’ont pourtant beaucoup aimé. Parce que nous étions vrais, je crois. Pourquoi faudrait-il absolument passer chez un chorégraphe français pour faire de la danse contemporaine ? Ne peut-on pas développer notre propre univers à partir de la réalité qui est la nôtre ? Si l’on est vrai, on arrivera toujours à toucher les autres. L’art est universel. Pour moi, ne pas avoir eu de formation académique n’est pas le plus important. L’essentiel est de trouver comment exprimer ce que nous voulons dire.
En quoi votre travail avec de jeunes danseurs béninois puis maliens vous aide-t-il dans cette recherche ?
Ces ateliers de formation m’apportent énormément. En cinq ans, ils m’ont permis de développer mon travail, de le faire exister. Travailler avec des danseurs issus du folklore n’est pas facile mais extrêmement fécond. J’essaye de les amener à enrichir leur tradition, à créer leur propre langage, reflet de ce qu’ils vivent, de leur contemporanéité. Tous ne comprennent pas ma démarche. Comme ce danseur du ballet national du Mali qui est venu à un de mes stages et s’est exclamé : « Pour moi, c’est une danse de fou. Je ne comprends rien. » Ou un directeur de troupe folklorique qui m’a dit : « Je ne suis pas fermé à la danse contemporaine mais elle vient de là-bas, elle ne peut pas me toucher. » Je pense en effet que la danse contemporaine très intellectuelle ne peut pas vraiment toucher les danseurs africains. Ils ne se sentent pas concernés par cette démarche. En revanche, s’ils peuvent partir de leur réalité pour l’exprimer, la valoriser, montrer sa richesse, c’est tout à fait différent.
Comment travaillez-vous avec ces danseurs ?
En premier lieu, les danseurs échangent, s’apprennent des mouvements de leurs danses traditionnelles. Il ne s’agit pas de jeter ce qu’ils ont. C’est un bagage très important ! Mais je leur dis ensuite d’oublier tout ça et de laisser parler leur corps, la mémoire de leur corps. On travaille beaucoup à partir d’attitudes, de comportements observés dans notre vie et qui nous ont marqué, dont on se souvient encore. J’aime partir du vécu de la personne pour faire naître la danse. Ce peut être une attitude, une histoire, ou même une chanson… L’important est de partir que ce que l’on a. Je travaille aussi beaucoup sur le silence. Il y a en Afrique beaucoup de non-dits, de silences lourds de significations.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans ces ateliers ‘
Le premier obstacle auquel je me heurte est un certain immobilisme. Pourquoi changer ? me demandent des danseurs. Ils n’en éprouvent pas le besoin. Mais cela change une fois qu’on a éveillé leur curiosité en partant de ce qu’ils savent faire. Mes premiers contacts avec les Béninois n’ont pas été faciles. Je suis Haïtienne. Mes origines sont au Bénin. A Cotonou, j’ai eu l’impression de me retrouver en Haïti. Ça a été un choc ! Comme je venais de France, les danseurs attendaient beaucoup de moi sur un plan matériel. Au départ, ils ne voyaient en moi qu’un espoir d’aller en France. Il a fallu beaucoup discuter pour dissiper les illusions. Vu les difficultés socio-économiques qu’ils affrontent, beaucoup veulent quitter leur pays. Mais ils doivent d’abord savoir ce qu’ils peuvent apporter.
Y a-t-il des similitudes entre les danses béninoises et haïtiennes ?
Toute l’origine de la danse haïtienne est béninoise. Je le savais avant d’arriver au Bénin et j’ai pu le vérifier. La racine est la même. Même si en Haïti notre danse est plus nostalgique, plus lente. Alors que les danses traditionnelles béninoises sont très dynamiques, voire violentes. Elles sont très proches de la terre. Ici, au Mali, les danses folkloriques sont plus aériennes. C’est le Sahel. Il peut faire excessivement chaud. Les danseurs cherchent à prendre de l’air…
Que pensez-vous de l’intérêt grandissant du Nord pour les danses contemporaines africaines ?
Il faut faire attention à ne pas se laisser enfermer dans un ghetto, dans une sorte de nouvel exotisme. Mais il faut profiter de cet engouement pour que notre mode d’expression acquière la reconnaissance et le statut professionnel qu’il mérite. Je regrette que beaucoup de chorégraphes africains n’osent pas se mouiller, créer comme ils l’entendent, quitte à se tromper. De toutes façons, il faut faire des erreurs. Les danses africaines n’ont rien à prouver. On n’améliore pas la culture d’un peuple. Derrière la danse, il y a tout un combat à mener. Pour la reconnaissance de nos valeurs, sans ghettoïsation.
Comment avez-vous travaillez sur votre dernière création ?
‘Kana Kasi’ signifie ‘ il ne faut pas pleurer’ dans une langue du Cameroun. On a travaillé un peu plus de deux mois sur cette création. C’est très peu… Nous avons exploré le thème de la douleur, en cherchant à ne pas nous y enfermer. Cela conduit à une danse assez torturée où s’exprime la mémoire des corps de chacun… Je travaille aussi beaucoup sur la matière. Dans ‘Kana Kasi’, le cercle de kaolin marque le territoire, pour dire aux ancêtres, aux esprits qu’on ne les a pas oubliés. C’est important pour moi. J’ai une éducation vaudoue. Ma danse passe par la terre.
Les compagnies que vous avez créées peuvent-elles perdurer après votre départ ?
Mon premier objectif a été de créer une structure de danse contemporaine dans le pays où je réside. Aujourd’hui, j’ai quitté le Bénin mais la compagnie continue d’exister. Je me rends régulièrement à Cotonou pour continuer à y donner des ateliers. Ce qui ne m’empêche pas les danseurs de créer sans moi. Mon but n’est pas seulement de créer des compagnies mais que la danse, en tant que création, fasse école. C’est-à-dire qu’elle soit reconnue comme un vrai travail professionnel. J’espère planter des graines qui finiront par éclore, que je sois là ou pas.

///Article N° : 2156

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Les images de l'article
Spectacle de danse de Kettly Noël © Ananias Leki Dago





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