Quelles options esthétiques face aux publics africains ?

Entretien d'Alexandre Mensah avec Yacouba Konaté

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Prestige et popularité sont-ils compatibles pour les événements artistiques d’envergure en terre africaine ? Doit-on admettre que le contexte local d’exposition des œuvres influence leur sélection ?
L’Ivoirien Yacouba Konaté est philosophe, critique d’art et commissaire d’expositions (South meets West, l’exposition des artistes d’Afrique australe pour la 4ème biennale de Dakar, L’Afrique à jour). Il enseigne à l’Université de Cocody-Abidjan et il est expert en développement culturel pour l’Union européenne depuis 1997.

Doit-on, selon vous, se poser la question de l’autonomie de l’art en Afrique, en référence au développement de l’histoire de l’art occidental ?
Du point de vue de l’Afrique, je pense que cette notion d’autonomie de l’art doit être problématisée. Si on fait une lecture des formes de l’art tel qu’il se manifestait dans les cultures de base, il n’y a pas d’autonomie. C’est-à-dire que l’art est intégré à la vie sociale, ce n’est pas une réalité qui intervient de manière séquentielle, ni en terme de séparation dans l’espace, ni en terme de séparation dans les activités. Celui qui fait les objets, c’est à la fois le forgeron et à la fois un homme de caste, selon les ethnies. Il n’y a pas quelqu’un dont le travail est d’être artiste, c’est quelqu’un qui est à un moment donné artiste. C’est une fonction mais ce n’est pas véritablement une profession. Maintenant, nos artistes veulent de plus en plus se positionner comme des professionnels de l’art, dans un contexte général où l’art n’a pas acquis cette autonomie, en tout cas pas les arts plastiques.
En même temps, je pense que c’est une notion qu’il faut considérer comme étant une finalité sur le plan intellectuel. C’est une notion qui me paraît sympathique, par exemple, dans le débat du rapport entre l’art et la politique. Il est important que l’art soit indépendant de la politique, y compris chez les artistes que l’on dit engagés, parce qu’un art trop engagé produit des slogans. L’artiste devient alors une sorte de mauvais politicien. Au-delà du plan intellectuel, on sait par ailleurs que l’artiste n’a pas les moyens de son autonomie en Afrique.

Cette question d’autonomie de l’art influence-t-elle la perception des œuvres contemporaines issues d’Afrique ?
Si on applique une définition trop sélective du terme d’artiste contemporain, ça pose problème parce que l’un des sens de contemporain, au sens étymologique, c’est con-temporain, c’est à dire « ce qui va avec le temps actuel » : dans le contexte africain, c’est toute une série de choses, à commencer par l’art dit traditionnel, que l’on considère comme décadent, mais qui n’est pas complètement mort puisque c’est le moment précis où on met l’accent sur cette contemporanéité que les cotes qui lui sont faites par le marché de l’art crèvent tous les plafonds.
Il y a aussi tout cet art que l’on a écarté à mon avis trop rapidement en l’appelant art d’aéroport, qui a effectivement un côté répétitif mais qui est aussi une sorte de réponse de certaines personnes qui sont des précipités du champ traditionnel mais qui sont parfois aussi des artistes qui ont compris que la nouvelle logique marchande était au cœur du phénomène artistique. Ils fabriquent des choses en série, mais dans cette production, il faut prendre le temps de faire un tri.
Et puis, il y a aussi tous ceux qui croient faire du contemporain et qui s’engagent aujourd’hui dans la forme d’art des beaux-arts, mais qui aussi renvoient à une contemporanéité un peu douteuse, dans la mesure où, précisément, certains curateurs qui viennent d’Europe pour faire des sélections leur disent que ça ressemble à ce qui se faisait en Europe dans les années 20.
Enfin, il y a tous ceux qui ont pour mot d’ordre qu’aujourd’hui, ce qui marche, c’est le conceptuel et qui s’engagent dans cette voie.
Moi, je crois que tout ça, il faut le prendre ensemble et se féliciter plutôt du fait qu’il y ait une pluralité des choses qui avancent en même temps, considérer que ce sont des agencements et que rien de tout ça n’est véritablement nouveau, au sens où l’on ne peut pas dire que dans l’Afrique traditionnelle, il n’y avait pas cette approche conceptuelle. Je connais des artistes qui sont dans la banlieue d’Abidjan, les frères Guibéhi, qui font, de leur point de vue, un art conceptuel, dans la mesure où ils travaillent avec les désirs des générations. Les générations, notamment chez les Ebriés, se transmettent le pouvoir par cycle de 7 ans. Quand une génération passe la main à la suivante, il y a une fête de toutes les générations où chacune choisit une devise. Le travail de ces artistes est de rendre sur le plan plastique la devise de toute une génération. Le rendu en lui-même reste réaliste, et même hyperréaliste, mais la démarche est conceptuelle et l’acquisition des œuvres est collective puisqu’elles appartiennent à toute une génération.

L’autonomie de l’art implique-t-elle la primauté de l’artiste-individu ?
D’une manière générale, tous ceux qui revendiquent le label d’artistes interviennent en tant qu’individus. Mais là aussi, l’ambiguïté est qu’en même temps qu’ils interviennent en tant qu’individus, on les considère encore comme des artistes africains. Donc, d’une manière ou d’une autre, on continue à les sélectionner au nom de l’Afrique, ils sont supposés représenter l’Afrique, même si foncièrement, il s’agit d’itinéraires individuels.
C’est pourquoi, d’ailleurs, je suis un peu interloqué par certaines productions qui se veulent conceptuelles, parce que les publics ont déjà du mal à accepter que la peinture dite « de chevalet » qu’on dispose dans les galeries soit un objet culturel d’une telle valeur marchande. Ils l’estiment exagérée. Donc, le statut même de l’artiste en tant que produit de toute cette nouvelle configuration de l’art est problématique pour le public africain au nom duquel il parle et pour lequel il propose des œuvres, en se plaignant d’ailleurs que les gens n’achètent pas.
Maintenant, on superpose à cette situation une production d’objets qui, pour ces gens, renvoie à du n’importe quoi – dans la mesure où c’est parfois des feuilles de papiers que l’on ramasse ou des bouteilles qu’on a accumulé – sans que le contexte soit évident. Ceux qui jouent par trop avec ce que j’appellerais l’insolite compliquent encore le rapport des populations à l’art et à l’artiste. C’est pourquoi je pense que quelques artistes, peut-être pas tous à la fois, devraient faire un travail de pédagogie. C’est-à-dire montrer à la fois que ce qui s’appelle aujourd’hui le conceptuel n’est pas nécessairement nouveau.
Je pense que l’exposition de Jean-Hubert Martin, à Düsseldorf, montre très bien que, si installer des objets d’une certaine manière, c’est faire de l’art, et bien les autels traditionnels peuvent être lus et vécus comme des lieux de production artistique. Ça veut donc dire qu’il n’y a pas une nouveauté radicale de cette chose que l’on appelle l’installation. Mais en même temps, dans la mesure où l’installation fragilise le rapport de l’artiste avec le marché – puisque ce sont des choses qui sont invendables au particulier – le public peut se sentir complètement largué, surtout si la proposition mise en avant ne fait pas suffisamment sens ou si les formes en sont complètement évanescentes.
Pour donner un exemple précis, en visitant la dernière biennale de Dak’Art, Bili Bijocka a fait une proposition où il a commencé à installer dans toute la ville de Dakar des objets. Là où était programmé son lieu d’exposition, on remettait au public un plan pour suivre un itinéraire permettant de découvrir l’ensemble de son œuvre. Pour moi, c’est insolite parce que c’est une proposition trop ouverte. On ne peut pas se donner tout Dakar comme espace d’exposition ! Donc, je pense que ça décourage le public et que ça pose tellement de questions à la fois qu’on se demande si l’intention n’était justement pas de perdre le public.

Un tel exemple révèle peut être de manière plus criante que la conception de l’œuvre répond à une demande extérieure aux publics africains, sans ce soucier de leur être accessible. Bon nombre d’artistes ne se retrouvent-ils pas dans cette situation sous la pression économique ?
En fait, dans la pratique, c’est en train de se résoudre. Je prends un autre exemple de la même veine conceptuelle, celui de l’installation de Viyé Diba, toujours à la biennale de Dakar. Pour moi, c’est une proposition artistique en accord avec cette esthétique dominante, mais qui crée une ambiance qui ménage le public. C’est à la fois local et exportable. C’est avec cette ligne-là que je crois que le public peut se débloquer parce qu’il se rend bien compte que c’est une ambiance qui a été créée, que l’œuvre ressemble à des choses qu’il connaît tout en se les appropriant. Je pense, entre autres, aux personnages en bois dans des postures sculpturales qui le renvoie à toute l’histoire de la sculpture qu’il connaît.
Mais ce n’est pas le seul exemple, l’artiste béninois qui vit en Côte-d’Ivoire, Fadaïro, combine dans sa dernière installation peintures et sculptures qui renvoient à l’esthétique traditionnelle, le tout sur le thème de l’initiation. C’est la première fois qu’il fait ça. Je pense qu’en même temps de poser des questions, il offre des voies d’accès au public qui est plus rassuré. Celui-ci peut sentir que c’est du travail, et je suis moi-même attaché à la notion de travail et de savoir-faire.
Ce que je reproche à un certain nombre d’interventions, c’est que je n’y vois plus le savoir-faire, parce que tout est tellement intellectualisé que l’habileté du plasticien, qui sait jouer avec les formes et les couleurs, n’apparaît pas toujours. C’est ce que je trouve dommage, et dans ces cas-là, je me mets dans la position du public et je refuse d’être réceptif à la proposition. Mais, par contre, il y en aurait encore plein d’autres artistes exemplaires à mentionner, comme Touré Yacouba en Côte-d’Ivoire et sa série sur les enfants soldats…
Pour moi, les artistes qui réussissent le mieux ne sont pas ceux qui renonceraient à la peinture mais ceux qui intègrent la peinture dans un environnement plus ample, en changeant, par exemple, le rapport à l’espace pour permettre au spectateur de rentrer dans le corps de l’œuvre, etc.

///Article N° : 2220

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