Festad’Africa 2002 à Rome

Entretien de Sylvie Chalaye avec Daniela Giordano

Rome, juillet 2002
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Alors que nous avons du mal en France à faire entendre les expressions artistiques de l’Afrique contemporaine, voilà que l’Italie s’en empare littéralement en lançant des manifestations étonnantes comme Festad’Africa, Premier festival international des cultures sub-sahariennes contemporaines, qui s’est déroulé à Rome du 12 au 20 juillet sur le site du Teatro Tenda Nuovo Pianeta et en partenariat avec l’université de la Sapienza qui a parallèlement organisé un colloque sous la direction du professeur Giuseppe Castorina consacré aux « ferments multiculturels dans le théâtre contemporain d’Afrique anglophone et francophone ». Conçu a l’initiative de deux femmes d’un extraordinaire dynamisme, Daniela Giordano qui est aussi metteur en scène et comédienne, et Alvia Reale, Festad’Africa a inauguré cette année sa première édition. Le festival a été l’occasion de nombreux débats sur la création africaine contemporaine, plusieurs groupes musicaux et chorégraphiques y ont été programmés, ainsi que des tables rondes, des lectures et des mises en espace de textes traduits en italien, notamment une adaptation pour la scène de Non mi piace quest’Africa de Paul Niger et de Anche questa Nigeria de Ken Saro-Wiwa. Ajantala-Pinocchio de Bode Sowande a également été mis en espace par Emmanuela Pistone. Mais l’originalité du festival fut aussi d’avoir programmé plusieurs textes de deux grands dramaturges des écritures contemporaines africaines francophones : l’Ivoirien Koffi Kwahulé et le Togolais Kossi Efoui.
Le petit frère du rameur de Kossi Efoui a été présenté en italien dans une mise en scène de Francesco Randazzo, tandis que Daniela Giordano, à l’occasion de la parution en italien de Bintou et Jaz de Koffi Kwahulé, a proposé une mise en espace de Bintou d’une grande invention poétique et a donné une représentation de Jaz, qu’elle joue seule avec un saxophoniste, un spectacle qu’elle a créé à Rome en 2001. On a pu voir également dans le festival une représentation en français de P’tite-Souillure de Koffi Kwahulé dans la mise en scène de Serge Tranvouez, un spectacle que l’on a pu récemment applaudir au Festival de Dijon ainsi qu’à Monbouan et dont le jeu très enlevé a séduit les spectateurs italiens.
Entretien avec Daniela Giordano, directrice artistique de Frestad’Africa. S.C.

Vous disiez que vous vouliez faire un festival de l’Afrique de la beauté et non des problèmes…
Oui, parce que nous avons une idée toute faite de l’Afrique, une sorte de mythe, « le continent des malheurs ». Mais nous ne savons rien de l’Afrique de la culture. Je parle surtout pour le public italien car en France où en Angleterre par exemple, je suppose qu’à cause de la colonisation, l’Afrique est mieux enseignée à l’école. Mais en Italie c’est très différent parce que nous n’avons pas de colonies, notre aventure coloniale s’est embourbée en Ethiopie et en Erythrée. Ce qui ne représente rien auprès des empires coloniaux français et anglais. Cependant il se trouve qu’aujourd’hui, on rencontre en Italie beaucoup d’Africains immigrés, et nous découvrons que nous ne sommes, hélas, pas à l’abri des pulsions racistes. Je crois que le problème du racisme est fortement lié aux préjugés nés de l’ignorance. Par conséquent, il faut jeter le plus de ponts possibles entre les peuples, et le pont qui me semble le plus viable est la culture en ce qu’elle tend, d’une manière ou d’une autre, vers l’universel. C’est à Venise, en tournée avec Benno Besson, où j’ai été malade et contrainte de garder le lit à l’hôtel que j’ai lu le numéro de Théâtre/Public (1) consacré aux dramaturgies contemporaines d’Afrique noire. En même temps, la télévision diffusait un documentaire sur les catastrophes du Mozambique. Je me suis alors dit : « Voilà ce que nous savons de l’Afrique, mais nous ne connaissons pas l’autre image, celle de la beauté, de l’universalité, de la force, de l’énergie… » J’ai réalisé cela clairement quand j’ai lu les textes de Koffi Kwahulé. Il est né en Côte-d’Ivoire, dans une culture différente de la mienne, a été éduqué dans une structure mentale apparemment différente de la mienne, etc., pourtant lorsque j’ai lu ses textes, je les ai ressentis comme l’expression d’une culture qui regarde tous les hommes. Aussi ai-je senti comme un devoir culturel de partager avec les autres cette écriture. Pour moi, il est essentiel de créer un autre point de vue. Cela, nous pouvons le faire. C’est pour cela que j’ai créé Festad’Africa, créer un point de cultures différentes où chaque année, les personnes de différents endroits du monde viendront parler de dramaturgie, ou simplement pour se rencontrer, pour connaître ou pour voir.
Le parti-pris du festival n’est pas de donner de l’Afrique une image folklorique. Pour une fois, voilà qu’on a l’écriture contemporaine, la contemporanéité africaine et non pas le folklore que l’Occident attend.
Tout à fait. On imagine l’Afrique toujours « traditionnelle ». C’est une chose que je ne comprends d’ailleurs pas, car la littérature africaine est en général très urbaine et très contemporaine. Mais il y a comme une rigidité à vouloir totalement ignorer cette réalité. Dans l’un de vos écrits, vous mettez cela au compte d’un besoin anthropologique et je crois que c’est tout à fait juste. Le festival à ce titre est aussi très important pour la communauté africaine romaine qui ne supporte pas non plus que l’Afrique soit toujours présentée comme une calamité. Aussi, vous l’avez peut-être remarqué, les Africains de Rome, et même d’Italie, sont-ils très présents dans la fête ; ils vivent le festival comme leur fête même si les thèmes abordés par les spectacles ne sont pas des bluettes. Seulement ce ne sont pas des problèmes spécifiquement africains mais des problèmes qu’ils peuvent rencontrer à Dakar ou à Lagos aussi bien qu’à Rome ou à Paris. Il faut donc aborder l’Afrique dans toutes ses contradictions, dans toute la complexité de sa richesse qui est peut-être, aussi, notre richesse. Je crois que notre culture est devenue trop réflexive, elle se regarde elle-même parce que nous sommes « vieux ». Par conséquent, nous devons, pour notre survie, regarder là où, en ce moment, se concentre les énergies de toute sorte. Il faut être extrêmement attentif à cela pour élargir notre horizon culturel. Maintenant que l’Afrique s’est libérée de la colonisation, elle devient de fait un carrefour de cultures. J’ai demandé à Kwahulé s’il avait pensé au parallèle entre le Christ et Bintou, il m’a répondu que non, pas consciemment, mais ayant reçu une éducation chrétienne, même s’il n’est pas sûr de croire en Dieu, le visage du Christ l’habite et il est normal que cela resurgisse d’une manière ou d’une autre. Du coup moi, l’Italienne, je lis une métaphore du Christ dans une pièce d’un auteur ivoirien ; il m’a parlé comme m’ont parlé les textes grecs parce qu’il s’est placé à l’endroit exact où l’on peut parler de tous les hommes à tous les hommes. Lui aussi a fabriqué un pont qui permet de se rencontrer, d’échanger et de changer.
Le festival est aussi très festif, et vous avez de plus voulu le lier à l’université, faire en sorte qu’il y ait une réflexion.
Oui, parce que je crois que c’est très important qu’une institution comme l’université soutienne de sa caution intellectuelle une telle manifestation. Voilà la raison pour laquelle un colloque à l’université « La Sapienza » et plusieurs tables rondes accompagnaient le festival.
Pourquoi avoir choisi Bintou et Jaz puisque vous y étiez impliquée non seulement comme directrice du festival mais également comme metteure en scène et comédienne ?
Le théâtre bourgeois m’inspire un ennui mortel. Je préfère en revanche un théâtre populaire, et le théâtre de Kwahulé est très populaire parce qu’il est direct, c’est un théâtre sans voile. Je connais depuis quelques années Bintou dont j’avais déjà assuré une mise en espace à Gênes en 2000. J’ai été très impressionnée à la lecture de Bintou à la fois à cause de l’histoire et de la langue, comment Kwahulé a inventé ces personnages. Sa tragédie contemporaine est différente de tout, très contemporaine avec des personnages antiques, archaïques. Comment a-t-il réussi à mettre ensemble des éléments aussi contradictoires ? Et puis il y a le rythme ! Ces mots qui ne sont pas utilisés comme des signifiants mais comme la base même du souffle de l’âme. C’est une écriture qui met le metteur en scène et les comédiens en contact avec leur propre pulsation. Il n’est pas possible, d’après mon expérience, de jouer le théâtre de Kwahulé sans se mettre « en enjeu » soi-même. C’est la principale difficulté que rencontrent les acteurs face à l’écriture de Kwahulé qui les contraint à travailler et à jouer sans masque. C’est un théâtre totalement nu, obscène même parce que sa parole est nue. Sa langue, sa musique est faite d’âme, et si tu essaies de la faire sonner avec les sons de la tête, tu es fini. Mais si tu la fais sonner au son de l’âme, tu en découvriras l’architecture secrète, et c’est elle alors qui te portera. Avec Jaz, le projet est encore plus clair car l’importance de la musique est notée dès l’ouverture de l’oeuvre. En fait Kwahulé écrit un poème musical sans écrire une seule note. Pendant les répétitions, Guido (qui a écrit et joue la musique sur scène) et moi, nous travaillions beaucoup avec la version française pour appréhender le rythme, la scansion en français car l’italien projette nécessairement vers autre chose. En fait on s’est rendus compte que Jaz avait un rythme propre qui transcendait la langue d’où elle était enfantée. C’est une partition sans note, une partition serrée où cependant, et ça c’est très intéressant, l’auteur a laissé suffisamment de liberté pour que nous puissions y faire sonner notre propre souffle. Et cela s’appelle l’originalité.
Est-ce la musique ou le sujet qui vous a d’abord passionné dans Jaz ?
La musique et cette figure féminine. C’est une héroïne contemporaine que je n’avais pas encore rencontrée. Ces femmes qui luttent contre une certaine modernité avec pour seule arme leur propre beauté. C’est une grande invention, ces personnages avec une telle solennité, ce rayonnement alors même que la vie s’acharne à les casser ! Les derniers mots de Bintou sont : « Je suis… Je suis… Je suis… » Trois fois. Les dernières paroles d’un grand personnage sont l’affirmation de sa personnalité. Jaz aussi se « retrouve » à la fin, comme si l’aveu même de son viol avait recollé les débris de son identité. Bintou et Jaz délivrent un message qui escalade la lumière.
Les deux personnages sont très liés, les deux pièces ont été éditées en italien dans le même volume et dans votre travail dramaturgique scénique, il y a ce lien très poétique du collier entre les deux mises en scène. Non seulement l’image des perles est très belle, mais c’est un peu comme si vous enfiliez les deux pièces sur le même collier.
J’ai toujours considéré Jaz comme le prolongement naturel de Bintou, et pour la « lecture », il m’a semblé important que les deux pièces soient regroupées dans un même volume. En tous cas, cela l’a été pour moi de lire Jaz juste après Bintou car les intuitions, presque animales, que j’avais eues après la lecture de Bintou m’ont été confirmées par Jaz. Le festival m’a donc donné l’occasion de montrer ces deux pièces ensemble parce qu’elles sont parentes en ce qu’elles parlent toutes deux d’héroïnes exceptionnelles, de la sauvagerie de nos sociétés modernes, dans une langue poétique et musicale.
Pourquoi dans Bintou avez-vous choisi de ne pas représenter l’exciseuse Moussoba ?
J’ai coupé Moussoba parce que je crois qu’elle incarne l’ange de la mort biblique. Alors comment représenter l’ange de la mort ? Et surtout je voulais éviter le caractère relativement folklorique que peut revêtir un tel personnage aux yeux d’une société qui ignore tout de sa complexité sociologique ; ce qui me semblait important c’était d’arriver aux rencontres épiques comme dans la tragédie grecque où le messager vient raconter l’irreprésentable, l’improbable, en un mot la mort.
Il y a quelque chose de satanique dans le rituel de la famille que renforce les fumigènes de la fin.
Tout à fait. Moussoba existe parce qu’il subsiste dans l’humanité une pensée négative ; c’est cette part de nous-mêmes qui « habite » Moussoba. Voilà pourquoi ces répliques sont prises en charge par les autres personnages qui disent : « Moussoba dit ;… » comme on dit : « Au nom de Dieu ». Les choses les plus terribles que nous avons commises, nous les avons commises au nom de Dieu, tout au moins au nom de quelque chose que nous estimons supérieur. L’excision est faite au nom de la tradition, mais la tradition de quoi ? Face à ce monde, il y a la danse, cette corde tendue, qui est pour Bintou la possibilité d’approcher l’absolu de la beauté. Bintou veut devenir adulte tout en maintenant ses rêves, ce qu’elle appelle la magie, qui seule permet de supporter le monde. Mais cela n’est pas possible.
Il m’a semblé qu’il y a une scène que vous n’avez pas représentée, celle entre Bintou, sa mère et Manu.
Oui, parce que je voulais que la famille apparaisse comme une entité séparée des autres et enfermée dans ses certitudes. Les parents pour moi ne sont pas mauvais, ils sont persuadés d’agir pour le mieux. C’est justement pour cela qu’ils sont des personnages tragiques. Chacun a sa raison, et l’impossibilité de créer une raison avec la multitude des raisons, c’est cela la tragédie.

1. Afrique noire : écritures contemporaines, Théâtre/Public n°158, mars-avril 2001. ///Article N° : 2402

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