Naissance d’une nation plurielle

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Nous aurions pu dire dans une notule tout le bien que nous pensions du livre de Dominique Lanni : comment cette courte réflexion ouvre à la compréhension des origines de l’apartheid mais aussi des difficultés de cohabitation d’hommes aux trajectoires différentes – et combien elle est actuelle. Nous avons préféré lui laisser la parole, qu’il a prise d’une façon heureusement personnelle. O.B.

Lorsque je suis arrivé en Afrique du Sud en juillet 1995, je pensais naïvement que le pays avait définitivement rompu avec son ère ségrégationniste. Mais à mesure que nous devions accomplir des démarches pour trouver un logement, louer une automobile, ouvrir un compte bancaire, je m’aperçus que le fait que ma compagne et moi ne soyons pas de la même couleur intriguait, suscitait le mépris, attirait les quolibets. Lorsque nous engagions la conversation avec des quidams sud-africains croisés dans la fille d’attente d’une banque ou dans les couloirs de l’Université, nous avions droit à une célébration modérée de la nouvelle Afrique du Sud, de la nation arc-en-ciel.
Nos interlocuteurs concédaient qu’il était nécessaire que des progrès fussent accomplis, mais déploraient certains bouleversements. Ainsi, nombreux étaient ceux, Blancs, Noirs, Indiens ou Métis, qui estimaient que les couples ne devaient pas se mélanger afin de ne pas nuire à la pureté des races. Ainsi, nombreux étaient ceux, Blancs, Noirs, Indiens ou Métis, qui étaient persuadés que les groupes raciaux ne devaient pas vivre dans le même quartier afin de ne pas dévoyer l’authenticité des cultures. Ainsi, nombreux étaient ceux, Blancs, Noirs, Indiens ou Métis, qui pensaient que l’on n’était plus de la même couleur selon la place que l’on occupait dans la société.
Un jour que, prépa-rant ma facture, l’employé d’un garage indiqua, après mes nom, p r é n o m , adresse, coordo n n é e s t é l é p h o –niques et profession, la mention white pour la couleur de ma peau, je ne pus m’empêcher de sourire. Relevant mon étonnement, l’employé m’expliqua que, étant enseignant à l’université, je ne pouvais être tout à fait Noir, que ne je pouvais être exactement Métis, et que par conséquent, je ne pouvais être que Blanc. Je protestai mais il commença à s’emporter, me précisant que je devais être heureux d’être Blanc, qu’il ne comprenait pas pourquoi je tenais absolument à être Noir.
Cette étonnante ségrégation m’a poursuivi par-delà mon retour en France. A plusieurs reprises, je me suis surpris à parler en termes de Blancs, de Noirs, de Métis et d’Indiens. Conscient que les avatars et paradoxes de la pensée civilisée sud-africaine constituaient une énigme, j’ai cherché à comprendre les raisons pour lesquelles les groupes raciaux, culturels et identitaires éprouvaient des difficultés à concevoir la possibilité d’une vie ensemble. De cette réflexion est né Afrique du Sud, naissance d’une nation plurielle, essai pour une anthropologie qui prenne part de manière active dans l’intellection des processus de lisibilité de l’autre, qui réponde aux interrogations pesantes des uns et aux certitudes secrètes des autres, interrogations et certitudes jamais aussi vives que lorsqu’elles paraissent mortes.

Afrique du Sud, naissance d’une nation plurielle, Editions de l’Aube 1997, 96 p, 89 F. ///Article N° : 244

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