Cannes 2001, au jour le jour

Journal du Festival International de Cannes

Print Friendly, PDF & Email

Jeudi 10 mai 2001
Laissons de côté les flonflons french cancan de l’ouverture que Libération titrait à juste titre french concon. Cannes s’éveille doucement au festival. Comme chaque année, le plein ne se fait que le week-end et le soleil tarde un peu aussi. Les cinémas d’Afrique ? Ils sont bien absents des sélections. Même l’Agora, le lieu convivial animé par Marc Nikaïtar manque cette année. Par contre, il organise toute la semaine prochaine des projections parallèles au cinéma Star qui permettent aux films d’Afrique et de la diaspora d’être plus présents. Par-ci, par-là donc quelques films à se mettre sous la dent et quelques rencontres en perspective, on vous racontera. Et pour l’heure, le marathon habituel entre les sélections.

L’avalanche, ce n’est pas l’Afrique, c’est l’Asie ! Japon, Chine, Taïwan, Malaisie etc. Cela commençait ce matin avec « Distance » du Japonais Kore-Eda Hirokazu. Plusieurs années après qu’une secte ait empoisonné l’eau de Tokyo, tuant des dizaines de personnes et en blessant des centaines, des membres des familles des coupables ont pris l’habitude de se retrouver au lac reculé où fut commis l’attentat, comme pour un acte de repentance et de deuil. Mais on leur vole leur voiture et les voilà coincés à devoir passer la nuit avec un cinquième laron qui, lui, faisait partie de la secte. En voyant un tel film, et puisque le grand problème actuel des cinémas d’Afrique est là, je me demande toujours pourquoi le cinéma asiatique arrive à toucher si fortement le public cinéphile occidental. Ce qui me frappe dans « Distance », c’est la place laissée à la méditation à travers un rythme où le réalisateur laisse à l’image le temps de parler d’elle-même. Le film s’écoule lentement mais la tension est permanente : on pense tout le temps qu’il va se passer quelque chose. Et il se passe beaucoup de choses mais pas à l’écran : dans les non-dits, dans les interrogations, les questions sans réponses, les pudeurs, etc. si bien qu’un véritable suspense se met en place : cette tension terrible que vivent les hommes et les femmes va-t-elle éclater ? Elle ne le fait que très rarement, car on sent bien que le film nous pousse à une recherche de sens et que ce ne sont pas les personnages qui nous livrerons les clefs de la réflexion.
L’image soutient cette tension et n’est en cela jamais esthétisante, toujours signifiante. Même le plan d’un lac au petit matin tendra entièrement vers le soutien de l’ambiance et de l’interrogation. Les personnages ne sont pas plus stéréotypés : ils restent contradictoires et fondamentalement énigmatiques. Leur humanité apparaît non par affirmation mais en filmant la banalité des rapports et des situations : chacun essaye d’échapper au quotidien terrible de la normalité et chaque bribe d’effort en ce sens émeut profondément. A quoi s’ajoute un sens inné des détails signifiants : des mains poisseuses de sucre résumeront une situation de vie, une fleur évoquera la mémoire d’une vie etc.

Chez Sandrine Veysset (Y a-t-il de la neige à Noël, Victor), dont le très beau et grave troisième film « Martha. Martha » vient d’ouvrir la Quinzaine des réalisateurs, la démarche est proche bien que le résultat diffère totalement. Même attention construite pour les détails de personnages qui ne se disent pas, où tout est épidermique. Même attention viscérale de la réalisatrice pour ses acteurs si bien que le film consiste davantage à les placer en situation et à capter ce qu’ils sont plutôt qu’à les organiser dans une fiction. Cela donne là aussi une grande dose d’humanité, d’autant plus que cela marche très bien avec l’enfant du film. Mais alors que dans « Distance », la situation est exceptionnelle et permet l’échange (ou le peu d’échange mais le maximum de tension) entre les personnages, chez Veysset, c’est le quotidien à l’état pur, l’analyse du vécu d’un petit ménage avec enfant, pourtant bien banal mais qui ne fonctionne pas, le pourquoi en chacun. Deux grands films, du beau cinéma, de belles leçons d’humanité.

Après cela, le dernier film de l’Iranien Mohsen Makhmalbaf apparaît comme une étonnante et contradictoire tentative de capter l’ambiguïté humanitaire. Une Afghane vivant au Canada doit se rendre d’urgence à Kandahar car sa sœur menace de se suicider à l’éclipse. Elle enregistre sur son dictaphone des messages de vie. Mais comment trouver l’espoir sur la route de Kandahar, lorsque les femmes sont voilées jusqu’aux chevilles, que les enfants perdent leurs jambes sur des poupées piégées, que la violence est omniprésente dans un monde en folie ? Makhmalbaf a le mérite de déconstruire les bons vieux mythes de l’humanitaire, montrant à quel point chacun s’en accommode pour tirer son épingle du jeu. Mais il ose des sortes de walkyries d’handicapés qui font frémir. On est pas loin d’Apocalypse now qui sera projeté demain matin. L’esthétique des images répond à l’anecdote et cette antenne de la croix rouge en plein désert qui distribue des jambes aux éclopés des mines antipersonnels en devient parfaitement surréaliste : l’émotion recherchée n’est pas de l’apitoiement mais une sorte de connivence humoristique.

Le soir est doux sur Cannes, lorsque tout le monde s’est égayé dans les restos et les cafés et que la masse des curieux guettent les stars. La salle de presse se vide peu à peu : chacun a téléphoné ou mailé son article, son idée sur ces films vus ensemble dans des salles surchargées. A coté de moi, un Asiatique tape des idéogrammes sur son portable, un Italien discute vivement avec son rédac chef, un Américain négocie encore quelques lignes. Cannes reste un incroyable mélange pour une grande leçon de cinéma.
Vendredi 11 mai
Premier cocktail au CNC-Fonds Sud, occasion de rencontrer le petit monde cinéma d’Afriques. Bididi Kumba est là (Les Couilles de l’éléphant) qui me confie qu’il aurait dû faire son film après avoir vu Cannes et l’ambiance du monde du cinéma. Le Noir algérien Mohamed Soudani et sa femme Tatziana reviennent juste d’Algérie où il vient de tourner « Guerre sans images », un docu sur l’Algérie d’aujourd’hui dont la plaquette de présentation titre : « J’ai vu ma mère mourir. j’ai pleuré » mais dont la photo montre des enfants hilares. Zeka Laplaine est tendu avant le passage de son film dans la programmation ACID demain soir. On discute du récent article dans les Cahiers du cinéma intitulé « l’Afrique fantôme » et de ma réponse (publiée dans le forum du site). Dani Kouyaté est là aussi, son film « Sia, le rêve du python » étant projeté à Cannes Junior. On fait tout de suite l’interview que je n’avais pu faire à Ouaga, bientôt sur le site. Mahamat Saleh Haroun s’échappe pour une projection et je ne tarde pas à lui emboîter le pas, voulant assister à la conférence de presse d’Abas Kiarostami sur son film « ABC Africa » que je viens de voir.ABC Africa, d’Abas Kiarostami (Iran) Cela commence par un fax qui sort de l’appareil sous nos yeux. C’est le fond international de développement agricole qui écrit à Kiarostami en l’encourageant à faire un film sur le programme UWESO (Uganda Women’s Efforts to save Orphans – Actions des femmes ougandaises pour sauver des orphelins). Pas bête, l’IFAD : un cinéaste mondialement célèbre pourrait efficacement contribuer à faire connaître ce programme. Et c’est réussi : le film est présenté à Cannes et même si la conférence de presse ne fait pas salle comble comme pour ses précédents films, le coup médiatique est réussi.
Le film cite les chiffres car les chiffres sont éloquents : sur 22 millions d’Ougandais, deux millions sont morts du sida, deux autres millions sont séropositifs et 1,6 million d’enfants ont perdu au moins un de leurs deux parents du sida. Venant s’ajouter aux autres, cela fait près de deux millions d’orphelins en 2002. C’est sur cette situation et l’action des femmes que Kiarostami vient filmer. J’allais dire enquêter. Ce serait exagéré, car on sent bien que le problème n’est pas seulement dans les chiffres mais dans la façon d’appréhender cette dure réalité.
Et d’entrée, la recherche de la bonne distance par l’implication et la clarté du regard. On voit Kiarostami arriver à l’aéroport, plan sur les valises, plan sur le chauffeur qui les conduit à l’hôtel. Et lorsqu’il est clair que la conversation sera difficile, une demande : mettre une cassette de musique ougandaise. Ce sera la clef du film : la musique, la danse offriront l’alternative au regard misérabiliste que le cinéaste veut éviter à tout prix. Car il ne connaît pas l’Afrique et ne peut qu’offrir un regard parfaitement extérieur. Le film n’hésitera ainsi pas à nous infliger le regard découverte sur un marché, la caméra baladeuse en pêche d’anecdotes dans les échoppes, dans le creu des ruelles ou dans les visages rieurs des enfants. Mais la magie de plusieurs caméras vidéo permet l’implication : Kiarostami est filmé par Seifollah Samadian en situation et n’hésite pas à l’appeler à un moment où il sent « un sujet », en l’occurrence une maison presque en ruines où vivent des familles d’instituteurs.
Il filme en vidéo comme le ferait celui qui découvre un nouveau jouet, notant qu’il ne pourra plus revenir au 35 mm avec ses lourdes équipes et ses contraintes : il ballade sa caméra d’un sujet à l’autre, zoome plus que de raison, cadre de façon un peu fantoche, improvise en somme et le revendique : « Au début, on ne croyait pas que ces notes imagées puissent suffire à faire un film. Mais c’est quasiment ce qui s’est passé. » Et d’ajouter : « J’ai toujours cru que « l’esquisse » contenait quelque chose de plus que le produit final. »
Pas si mal, l’esquisse. Parce qu’elle nous montre que les femmes s’organisent en tontines et versent 3% à un fond d’urgence en cas de décès. Parce qu’elle nous montre une femme de 71 ans à qui le sida a pris ses onze enfants et qui en prend 35 chez elle pour les élever ! Parce qu’elle nous montre comment, sous la pression de l’église, les publicités pour les capotes « Life Guard » sont masquées de noir, la hiérarchie catholique ne supportant pas tout ce qui aurait une allure de planning familial et étant persuadée qu’il s’agit d’une incitation à la débauche.
Sa caméra est là pour témoigner, alors il témoigne et ne nous épargne pas les images des enfants malades à l’hôpital et puis il n’en peut plus et pour montrer les adultes, ce ne seront plus que des photos, des arrêts sur image. L’anecdotique a l’allure de drame et il ne recule pas devant le difficile empaquettage dans un carton et des tissus du corps d’un enfant mort qui sera ramené sur le porte-bagages d’une bicyclette.
Lorsqu’une bonne centaine d’enfants aux t-shirts jaunes claquent des mains en chantant, Kiarostami au beau milieu les fait claquer des mains en l’air. Et eux de s’exécuter, bien sûr. Et je retrouve ce qui m’avait éberlué en regardant « Et la vie continue » : ce film qui paraissait pris sur le vif, quelques jours après le tremblement de terre qui avait fait 50 000 morts en Iran, a en fait été tourné six mois après. Ce mélange de construction et de documentaire montre l’étoffe d’un cinéaste qui ne confond jamais regard cinéma et réalité, et n’hésite pas à organiser le sujet pour concourir à ce qu’il veut exprimer. Mais qui ne s’en cache pas !
Un bel exemple en est un passage du film qui est sans doute le plus long écran noir de l’histoire du cinéma : à minuit, même dans l’hôtel, extinction des feux : l’électricité est coupée. Et voilà nos deux hommes à essayer de retrouver leur chambre dans le noir absolu. Le son remplace la lumière mais le message est clair : il y a ici une obscurité terrible qui demanderait davantage de lumière. Kiarostami insiste dans sa conférence de presse sur le fait que c’est en contraste avec l’obscurité qu’on comprend la valeur de la lumière et qu’il s’était déjà demandé dans son film précédent comment montrer l’obscurité. Et c’est bien ce qu’il fait ici : le long plan séquence a été retravaillé, on en enlève des bouts, on en rajoute d’autres.
Ce qui nous ramène à la question du regard : Kiarostami pose le sien sans fard, ne revendiquant pas une connaissance qu’il n’a pas, découvrant d’un oeil neuf et extérieur ce qui lui est donné de rencontrer. Il en assume l’ambiguïté, saisissant bien ce que cela nécessite de respect. Et c’est sans doute la principale qualité du film.
Il disait dans sa conférence de presse avoir pensé jusque là « que les cinéastes faisaient mieux sur leur propre terrain comme les footballeurs réussissent mieux sur leur propre terrain ». Mais d’ajouter aussitôt : « plus un sujet est humain, plus il est universel et la différence s’estompe : dans « Et la vie continue », ce sont les mêmes sourires d’enfants. »
Et lorsqu’il rencontre un couple d’Autrichiens qui adopte un petit orphelin ougandais, il est conscient de l’ambiguïté de l’entreprise et de l’incertitude quant à l’avenir de cet enfant déplacé mais il utilise cette fin ouverte comme solution provisoire pour l’enfant (qui porte un T-shirt ABC) autant que pour le film.
Samedi 12 et dimanche 13 mai
L’Afrique est bien absente des sélections. En voyant tous ces films, je me dis qu’il y a vraiment un malentendu. Des films récents auraient dû y trouver place, largement supérieurs à certains films retenus pour leur esbroufe, quelques recherches dans l’image et une fascination sans limite pour un cinéma asiatique complètement à la mode. Lorsque j’entends le distributeur Marin Karmitz (MK2) déclarer que « il y a des endroits où le cinéma moderne s’est réfugié », cela me fait froid dans le dos. Comme si la modernité pouvait se réfugier quelque part… L’Iran est ainsi considéré comme un de ces lieux, malgré les lourdes ambiguïtés du Makhmalbaf. Et Marin Karmitz d’ajouter : « L’Iran n’a aujourd’hui pas d’argent, pas d’Américains mais des Ayatollahs, et pour résoudre ce problème, de grands artistes mettent l’imagination au pouvoir et remplacent l’argent par l’imagination, échappant ainsi à l’académisme et à la barbarie qu’on voit se développer dans la casi-totalité du cinéma mondial ». Pourtant, en Afrique non plus, il n’y a pas d’argent ni d’Américains et même si les Ayatollahs manquent un peu, les problèmes sont tels qu’ils les valent bien !! Bref, on ne va pas reconstruire le monde mais j’aimerais bien en savoir plus sur ce qui traverse la tête des sélectionneurs. Et je ne peux m’empêcher de repenser à ce qu’avait lâché Gilles Jacob, directeur du festival de Cannes, il y a deux ans en disant qu’on en avait fini avec le paternalisme… A la Quinzaine des Réalisateurs, le seul film africain sélectionné (avec le très beau court de la Burkinabè Regina Fanta Nacro : Bintou, primé au Fespaco) : « Fatma » du Tunisien Khaled Ghorbal.
A 17 ans, Fatma a été violée par un cousin. Elle est en reste cassée mais n’en parle à personne. Poursuivant ses études, elle rêve d’être libre et rencontre Aziz. Elle l’aime, ils se marient et elle est prête à tout pour conserver cette union, sauf à perpétuer l’hypocrisie ambiante… Fatma est à la limite de la fiction tant sa volonté est de témoigner de la condition de la femme tunisienne. Un regard d’homme qui se donne les moyens de respecter son sujet. Epurant au maximum tant l’image que le traitement, Khaled Ghorbal  permet à ses personnages, Fatma mais aussi les autres femmes qu’elle côtoie, une intériorité qui en dit long. Cette simplicité révèle une touchante sincérité. Les dialogues sont réduits au minimum, laissant aux regards, aux silences, aux visages le soin d’exprimer le ressenti. Ils n’en prennent alors que davantage de force elliptique : - Tu me tues ? - Non, encore mieux : je vais ameuter tout le village ! » Si le film se permet plans fixes et lenteur, c’est que la liberté intérieure est un travail sur soi et demande du temps. Lorsque Fatma dévoile à son mari ce qu’elle sait pouvoir remettre en cause leur union, c’est là aussi le résultat du travail du temps, de la détermination de ne pas céder à l’hypochrisie ambiante. Elle peut alors défaire ses cheveux en quittant le domicile familial, car la parole est affaire de liberté. Interrogée à la conférence de presse si elle était étonnée d’être à Cannes, l’actrice principale qui incarne Fatma, Awatef Jendoubi, déclara que pour elle, il était évident que le film y serait, qu’il devait y être. Sa réflexion fut accueillie avec rires et applaudissements. Cela n’empêcha pas l’ovation qu’elle reçu à la fin de la projection dans la salle comble de la Quinzaine des réalisateurs de leur arracher des larmes aux yeux.
lundi 14 mai
Voilà que ça vient : malgré les barres d’énergie et le jus d’orange généralisé, la fatigue creuse les traits, les erreurs se multiplient, les nervosités se déclarent. Bref, le festival bat son plein. L’impression habituelle de sans cesse rater quelque chose s’installe, tant les films à voir et les personnes à rencontrer sont nombreux. Cela n’empêche pas d’avoir de beaux moments, de cinéma bien sûr mais surtout de rencontre, car interviewer un réalisateur est toujours une expérience profonde : il faut tant d’énergie pour faire un film, on y met tant de soi-même que c’est l’être entier qui s’exprime. Ce matin, entretien avec Zeka Laplaine dont le deuxième long métrage, « (Paris : xy) » était présenté hier soir dans la sélection ACID – une sélection parallèle où sont présentés des films français indépendants en phase avec les problématiques de la société.
Journal intimiste de la crise d’un couple avec enfants, centré sur le personnage de l’homme, joué par Zeka Laplaine lui-même, le film est une touchante introspection, sensiblement tournée et explorant de façon nouvelle les relations hommes-femmes (cf notre article dans le dossier Masculin-féminin – critique et transcription de l’entretien à suivre).
Inauguration ce soir de l’Agora Lumières, programmation de film africains et africains-américains proposée par Marc Nikaïtar, infatigable animateur de l’Afrique à Cannes. Avec un événement à la clef : la présence du Révérend Jesse Jackson, figure de proue du mouvement noir aux Etats-Unis et qui fut deux fois candidat à la présidence américaine. Marc lui avait envoyé un fax, à tout hasard, et il est venu !
Ambiance américaine assurée : on se tape dans le dos et on applaudit à la moindre occasion, on tire des révérences appuyées au Révérend… mais sa présence ne vient-elle pas à point pour attirer quelques lumières sur cette programmation très parallèle et dont la publicité est difficile.
Le Révérend venait donc visioner « The Country Preacher », le documentaire fait sur lui par Eric L. Williams qui l’a accompagné durant un an dans tous ses déplacements (Sierra Leone, prisons, commémoration du meurtre de Martin Luther King etc). Quelques documents montrent également des passages forts de son parcours, comme son arrestation. Un style très docu américain avec force effets du style superpositions d’images ou fondus enchaînés et un commentaire omniprésent, mais un maximum d’informations sur le combat d’un fin politique pour tout ce qui concourre à son slogan réaffirmé en toutes occasions : « Keep hope alive » (gardez l’espoir vivant !).
Et le Révérend d’accepter de prendre le devant de la scène et de dire quelques mots avant de répondre aux questions. Ce qu’il a à dire ? Qu’il y a pas mal d’apartheid à Cannes : tant de minorités, de peuples en sont exclus. Vu la faible représentativité des cinémas d’Afrique, on ne lui donnera pas tort.
La sélection ACID présentait ce soir un film du franco-sénégalais Alain Gomis : « L’Afrance ». El Hadj fait des études en France et tout se passe assez bien mais il arrive six jours trop tard pour renouveler ses papiers. Il est aussitôt arrêté et bascule soudainement dans l’exclusion et les traitements réservés aux rebus. Lui qui avait construit sa solidité sur les paroles de Lumumba, Sekou Touré, les héros de la décolonisation, est complètement déstabilisé, ce qui le mènera au bord du suicide, comme le Samba Diallo de « L’Aventure ambiguë » de Cheik Hamidou Kane. Cette profonde et douloureuse déconstruction en forme de quête identitaire qui le conduira à renier ses valeurs débouchera finalement sur un renouveau.  »Chez moi, c’est là où j’ai les deux pieds », dira une femme du foyer d’immigrés. Pas si sûr : El Hadj aura besoin de temps et de rebondissements pour savoir où il doit aller.
La grande qualité de « l’Afrance » est sa simplicité, son humanité. Sans doute les éléments didactiques et les phrases appuyées sont-ils un peu trop présents, même si l’on comprend que ce sont les certitudes qu’El Hadj devra remettre en cause. La caméra se rapproche des corps pour en saisir l’intimité et c’est dans cette sincérité que le film trouve sa grâce. On ressent le déchirement d’El Hadj qui voit se déliter son image de lui-même, en venant à faire des choses qu’il n’aurait jamais imaginé. Et son itinéraire est symptomatique d’une démarche aujourd’hui davantage partagée de remise en cause de ce que transmettent les pères, géniteurs autant que figures fondatrices. C’est dans cette tension – et non en proposant des solutions toutes faites – qu’il trouve sa belle intensité et toucha une salle qui participa activement au débat.
Entretien avec Alain Gomis à suivre
mardi 15 mai
Le film est magnifique, un vrai plaisir pour les sens : une bande-son qui vaut son pesant de CD, un fourmillement de couleurs, de chants et de danses, des femmes plus que belles, mais aussi les tons ocres des murs et des atmosphères du soir, des ambiances de nuit, la mer omniprésente et une caméra légère qui capte tout cela en un montage superbement orchestré, ménageant d’étonnantes élipses ouvrant à l’émotion. « Karmen Geï », du Sénégalais Joseph Gaï Ramaka, est une vraie réussite. Avec une production notamment signée Daniel Toscan du Plantier et 17 millions de budget, un vraie superproduction qui aurait dû trouver sa place dans les sélections autrement qu’en une séance exceptionnelle le dernier jour de la Quinzaine. Lire la critique d’Alexandre Mensah dans le numéro de juin (sa sortie France étant prévue pour le 27 juin). Seule l’articulation du  scénario laisse songeur. Cette énigmatique femme fatale (remarquablement interprétée par Djenaïba Diop Gaï) a bien du mal à trouver l’amour qu’elle recherche et nous fait partager son égarement dans les méandres des complexités amoureuses. Mais qu’à cela ne tienne : pour un tel plaisir des yeux, et pour s’enfoncer dans la sensualité profonde du film, nous acceptons d’être un peu désarçonné ! Car Karmen développe une étonnante énergie : le film s’ouvre sur une impressionnante danse dans la cour de l’île-prison des femmes dont la directrice est amoureuse d’elle. Sur une bande-son effrenée, la caméra en parcourt les couloirs à plaisir, jouant avec les grilles, pour accroître la tension. L’union des deux corps féminins, ni aucune scène du film, ne sombrent jamais dans l’érotisme gratuit. Par contre, le désir est représenté, évoqué par tous les signes de l’image et du son. Ce désir converge vers cette « drôle de femme », pour reprendre l’expression de Massigi, un de ses soupirants. « Pas plus que les autres femmes, répond Karmen, seulement elles ne le montrent pas pour ne pas faire de vague ». Karmen, elle, le montre, le revendique, subversive par ses activités de contrebande autant que par sa façon de faire parler son corps. Les hommes ne peuvent que subir : « Je t’aime et je souffre déjà », dit Massigi. Lamine y laissera lui aussi sa vie honnête et son couple… Pourtant, ni la directrice de la prison, ni Lamine, ni Massigi ne remplissent l’aspiration d’amour de Karmen. Serait-ce le vieux Samba ? Ou tout simplement l’amour impossible ? « Mon corps me parle, mais je ne le comprends pas », dit Karmen. Serait-ce là l’énigme que le drame final ne pourra que masquer sans la résoudre, magnifiquement orchestré par la cantatrice sur les tambours de Doudou N’Daye Rose… Karmen Geï, vu en séance du marché du film,  fut ainsi pour moi l’événement de la journée, que vient compléter l’entretien avec le réalisateur (cf.), un moment feutré de réflexion ouverte, tant il reste à l’écoute et prêt à s’interroger.
Autres rencontres dont les transcriptions seront en ligne : Michel Crépeau, sur l’action de l’Agence de la Francophonie en matière d’aide à la diffusion des films du Sud (un sujet brûlant sur lequel nous aurons l’occasion de venir avec des entretiens avec des exploitants de salles en Afrique), Mimi Diallo, l’acrice principale de la série Khady Jolie, une série télévisée d’Idrissa Ouedraogo qui rencontre un succès d’enfer en Afrique et est également passée sur la chaîne câble/satellite Comédie, mais également productrice, Nabil Ayouch, dont le film « Ali Zaoua » a emporté le grand prix du Fespaco 2001, Mahamat Saleh Haroun, l’auteur de « Bye bye Africa », primé à Venise et dont la sortie en salle est sans cesse reportée mais attendue avec impatience, Camille Mouyeke, dont le film Voyage à Ouaga fut un éclat de rire au Fespaco, Jean Odoutan dont le troisième long métrage (en trois ans !), « Mama Aloko », sort le 29 août sur les écrans français. Bref, Cannes permet de remplir son panier, de le compléter après le Fespaco, pour que la plupart des réalisateurs aient la parole sur leur film.
Le cocktail organisé par la Francophonie réunissait tout ce petit monde, petite famille engagée qui, sans les paillettes et les sunlights, oeuvre à produire des images pour l’Afrique et à leur assurer une visibilité. Produire, c’est déjà dur, mais diffuser et faire connaître l’est encore plus : avec son avalanche de films dont se dégagent quand même un nombre impressionnant de bons produits, Cannes montre que l’industrie du cinéma est à l’image du monde qui l’entoure et la nourrit, une concurrence exacerbée où la marge géographique tente de conquérir une place bien fragile.
Mercredi 16 mai
Bien sûr, il y avait ce matin « Va savoir » de Jacques Rivette, une pure merveille de cinéma, d’intelligence et de finesse. Mais à Cannes, il faut savoir s’éloigner de la compétition officielle, arrêter parfois la boulimie de films, s’ouvrir aux rencontres et aller se laisser étonner dans des sections parallèles. A l’ACID (Agence du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), il y avait déjà « (Paris : xy) » de Zeka Laplaine et « L’Afrance » d’Alain Gomis. Il y avait hier soir « Freestyle » de Caroline Chomienne. La salle était pleine de jeunes rappeurs un peu bruyants et pour cause : le film est tourné avec eux à Marseille, dans le quartier de Belzunce, autour d’un groupe, la Guest Clique, qui prépare son prochain concert. L’un des leurs, K. Rhyme le Roi, gagne sa vie avec des activités louches et se fait courser quand il veut arrêter. Il disparaît. Sista Vertu, DJ Rebel et Cash le retrouvent et l’accompagnent dans sa cavale.  »Garde toujours à l’esprit que tu ne peux rien contre nous », dit un graffiti sur un mur. Cette chronique d’un groupe de rappeurs marseillais traversée des vies de chacun et de celle du groupe l’illustre avec une énergie communicative. Comme dans beaucoup de films sensibles puisant leur genèse dans la connaissance de la réalité, la différence entre documentaire et fiction est difficile à percevoir. Le scénario et les dialogues ont été écrits par Ghassan Salhab et Caroline Chomienne, avec des directions très précises, ce qui n’empêche pas un naturel dans les répliques qui donne au film toute sa crédibilité. Les musiques originales sont faites pour coller à l’ambiance et ce sont, mine de rien, deux ans de travail pour le groupe, lequel n’en était pas à sa première expérience collective puisqu’il a partagé huit ans de galères (qui servirent d’inspiration au film). Et c’est finalement une véritable dignité qu’acquièrent ces rappeurs méconnus : le film fait exploser clichés et préjugés et lorsque le jeune immigré algérien, en référence à ses parents venus trimer en France, lance son rap avec « Je mets ma plume en marche pour la mémoire », on le croit entièrement.
jeudi 17 mai
Il y a une foule de gens à l’entrée qui attendent avec une incroyable patience sous le soleil le passage hypothétique d’une star. Badge de presse : j’entre sans problème dans le Majestic, bombant le torse, mais ne déclenchant pas les flashs. Je ne croise que Claude Sérillon mais peu importe : je ne viens que pour interviewer Oliver Schmitz, le réalisateur sud-africain de « Hijack Stories », sélectionné à Un Certain Regard. Le rendez-vous est à la piscine de l’hôtel, où se presse une foule bruyante, non dans l’eau mais tout autour, chacun ayant des rendez-vous d’affaires. J’attends que France 2 ait terminé d’interviewer le réalisateur et les acteurs sur un bout de pelouse (ici, c’est le camping institué un peu partout) et les rencontre à mon tour. Entretien à suivre dès transcription mais tout de suite une remarque : j’étais impatient de connaître Oliver Schmitz, dont le film « Mapantsula » réalisé avec Thomas Mogatlane et qui avait été un des seuls films critiques qui ait pu tromper les censeurs de l’apartheid – et dont nous avions eu l’occasion de rendre compte du très beau documentaire « Jo’burg Stories » qui levait un voile sur les évolutions actuelles de Johannesburg. Je n’ai pas été déçu : l’homme est discret et doux mais aussi déterminé. Ses acteurs présents à Cannes, Tony Kgoroge et Rapulana Seiphemo, disent de lui qu’il est Noir : « Il a la peau blanche mais il est Noir ! » Le film est assez étonnant. Sur un mode qui rappelle le cinéma new jack américain, il s’attaque à la fascination pour le ghetto et les dérives d’une jeunesse qui ne se retrouve pas dans la lenteur des réformes sociales dans la nouvelle Afrique du Sud. Sox est présentateur télé. Fiancé à une jeune fille blanche, il habite les beaux quartiers. Il cherche à obtenir un rôle de gangster et retourne dans le Soweto de son enfance pour y puiser de quoi être sélectionné. On l’y appelle Monsieur Nation arc-en-ciel et il devra suivre les épreuves d’une initiation qui l’entraîne à prendre de plus en plus de risques, y compris d’y perdre la vie. Car entrer dans le monde des Noirs pauvres et révoltés exigera de lui de se confronter à la vacuité de ses valeurs et opérer une véritable quête identitaire.
Structuré en séquences annoncées par des encarts aux titres de roman, le film s’attaque à une certaine vision rassurante de l’Afrique du Sud. « Merde à l’harmonie raciale », dira-t-on à Monsieur Nation Arc-en-ciel. La question des frontières traverse tout le film : « Si tu veux savoir, il faut vivre comme nous », lui dira la belle Grace : dans la nouvelle société sud-africaine, le nouveau Noir middle-class branché  est tout aussi effrayé par la minorité noire pauvre que le sont ses équivalents blancs. Les gangsters du ghetto ne croient pas aux réformes du gouvernement et vivent dans le risque et la violence.
C’est ce monde qu’a voulu capter « Hijack Stories ». Schmitz joue sur la fascination exercée par ce milieu, orchestre de savoureuses séances de vols de voiture et de poursuites, mais ne tombe jamais dans la facilité. Ce n’est pas sa moindre qualité.
Ovation ce soir à la Quinzaine des Réalisateurs pour le « Bintou » de Régina Fanta Nacro, qui avait déjà obtenu le prix du court métrage au Fespaco. Il est clair que le film frappe juste : la détermination de cette femme pour gagner de quoi scolariser sa fille touche. L’humour des dialogues et des moyens auxquels elle recourt évite toute compassion déplacée et développe au contraire avec le combat de cette femme une connivence qui prépare la solidarité.
L’entretien à suivre avec la réalisatrice montre à quel point le film profite de l’effervescence cinématographique du Burkina, notamment au niveau d’acteurs qui ont l’habitude de travailler ensemble.
Le fait qu’il soit issu d’une coproduction africaine est également à signaler, tant le fait est rare : la série Mama Africa, dont Bintou est le premier d’une série de six courts métrages réalisés par des réalisatrices de différents pays africains, est coproduit par l’Afrique du Sud (Zimmedia) sur un financement M-Net.

vendredi 18 mai
Décidément, c’est l’émotion en compétition officielle ! Hier, « La  Chambre du fils » de Nani Moretti faisait pleurer toute la salle avec un film d’une grande subtilité sur la mort du fils, ce matin « La Chambre des officiers » de François Dupeyron tissait une touchante (bien que de facture très classique) fable sur l’acceptation de la différence autour d’un officier défiguré dès le début de la guerre de 14. Beaucoup de films tournent autour de la mort et des atrocités, des folies – une tendance à l’introspection, parfois morbide, où le monde des esprits, voire des fantômes, trouve une étonnante place.
La vieille interrogation de la nature humaine trouve son actualité dans les drames modernes et le vide spirituel.
L’idée de Marc Nikaïtar de développer une programmation parallèle « Agora Lumières » qui serve de vitrine aux cinémas d’Afrique à Cannes est à la fois excellente et courageuse : il est clair qu’il faudra des années avant qu’elle ne soit bien identifiée par les festivaliers et le public. Le cinéma Star ne se remplit pas facilement face à l’énormité de la proposition filmique cannoise. Mais l’idée est bonne car elle est d’avenir. Même si l’Agora ne devient pas la Quinzaine des Réalisateurs, elle peut obtenir d’intéressants résultats à terme.
Il faudrait par contre que la sélection qu’elle présente soigne la qualité nécessaire à l’exercice. Les deux premiers films indépendants présentés après « The Country Preacher » sur Jesse Jackson (cf)n’ayant rien à voir avec les films de cinéma présentés ensuite, brouillaient l’image de cette première programmation.
« Virgin again », de Francisco Newman (USA), porte sur la relation d’une femme trompée et adultérine avec la religion. Interprétée de façon un peu hystérique par Alison Newman, la vidéo rappelle les exercices d’Actors Studio où l’improvisation prend une grande place. Quand même un peu juste pour être présenté à Cannes !
« Missing in Action » (Portés disparus), de Hugh Mitchell Bouvier (USA) constate que 27 millions d’enfants grandissent sans leur père aux Etats-Unis. C’est également le cas du réalisateur et de sa scénariste Kelly Hill. Ils s’impliquent dans le film composé de nombreux interviews et témoignages, selon le schéma bien connu du documentaire américain. Quand on sait que 80 % des prisonniers ont grandi sans leur père, on voit bien où se situe le problème…
La programmation continue avec Room to rent, Rage (entretien avec le réalisateur nigérian Newton Aduaka à suivre), Immatriculation temporaire (entretien avec Gahité Fofana dans les pages Fespaco), Voyage à Ouaga (interview à suivre), Adanggaman (interview : Fespaco), Battu (interview : Fespaco), Sia le rêve du python (interview à suivre), dont nous avons déjà parlé dans le reportage Fespaco 2001.
Fatigue et excitation se font concurrence mais le temps passe incroyablement vite tant ces journées sont remplies : Cannes est déjà à préparer à plier bagages. Côté Afrique, encore la séance spéciale de Karmen Geï à la Quinzaine des Réalisateurs. Et le rideau ne tardera pas à tomber.

Samedi 19 mai
Marie-Pierre Macia, déléguée générale de la Quinzaine des Réalisateurs, monte sur la scène : « L’Afrique étant absente de notre sélection cette année, nous tenions à organiser cette séance spéciale pour présenter Karmen Geï ». Tout est dit : le film n’a pas été sélectionné mais on va faire un geste « pour l’Afrique »…
Et pourquoi donc cet « honneur » ? Au nom de quoi ? Pourquoi l’Afrique et pas d’autres continents ou pays ? L’Amérique latine n’était pas non plus présente à la sélection de la Quinzaine et on ne « lui » organise pas une séance spéciale ! Quant à l’Afrique, elle était bien présente puisque la Tunisie était représentée avec « Fatma » de Khaled Ghorbal et, dans les courts métrages, le Burkina Faso avec « Bintou » de Régina Fanta Nacro !
Et voilà le vieux rapport qui redébarque qui me rappelle Michel Brunet (qui s’occupait à l’époque du bureau du cinéma au ministère de la Coopération) me racontant que lorsqu’il avait proposé à Antenne 2 de programmer des films africains, on lui répondait : « On a déjà donné ! »…
Où est le problème ? Il est complexe !
D’abord des institutions étatiques (Coopération, Affaires étrangères, Francophonie etc) qui agissent pour soutenir les cinémas d’Afrique et usent de leur poids pour faire pression sur les sélectionneurs et programmateurs. L’intention est louable mais le résultat est un rapport faussé ! C’est un peu comme les quotas : ils installent automatiquement un doute sur la qualité. Je ne vois pas au nom de quoi les films d’Afrique seraient privilégiés dans les sélections d’un festival mondial comme Cannes. Et la réaction de Gilles Jacob qui indiquait refuser dorénavant le paternalisme est tout à fait justifiée.
Pour moi, le problème est ailleurs. Car en voyant les films projetés cette année, je me suis dit que quelques films présentés au Fespaco étaient nettement supérieurs à ce qui nous était montré.
Il semble y avoir un malentendu sur la notion de modernité. Ce que disait Marin Karmitz à la conférence de presse d’Abbas Kiarostami me semble emblématique : il logeait la modernité dans des pays spécifiques (Iran, Asie etc). L’Afrique, elle, bien sûr, n’est pas moderne… Le milieu cinéphilique aime se faire étonner, se faire bousculer. Dès qu’un film a de l’esbroufe, ça marche. Cela peut être dans la thématique comme dans la forme. Quand c’est les deux, c’est encore mieux. Un film doit aller contre les normes ambiantes (être politiquement incorrect) et trouver la voie pour le dire. Mais de façon reconnaissable. C’est là que la norme (cinéphilique) revient par la petite porte…
Et pourtant… La modernité n’est-elle pas à chercher dans la conscience aiguë qu’ont les cinéastes des tensions contemporaines ? N’est-elle pas dans l’exploration de l’humain que ne cessent d’opérer les cinémas d’Afrique ? N’est-elle pas dans l’introspection que développent les nouvelles écritures qui apparaissent ?
C’est comme si un voile empêchait de saisir la modernité développée par les cinémas d’Afrique, un voile fait d’idées reçues, de vieux schémas, de préjugés où la vieille vision coloniale joue encore un rôle prépondérant.
C’est ce voile qu’il nous faut nous attacher à déconstruire. Les cinéastes, en produisant des films sans l’appui des guichets institutionnels et en progressant dans leur introspection dégagée des critères obligés d’africanité, feraient un grand pas vers l’autonomie dans la perception que peut avoir d’eux le milieu du cinéma. Les critiques et sélectionneurs, en ouvrant leur réflexion à la déconstruction des représentations imaginaires issues de l’histoire coloniale et en en interrogeant les persistances, réintégreraient les films d’Afrique dans le cinéma mondial, non par paternalisme mais en reconnaissant leurs modernité.
C’est un long travail où la réflexion sur l’africanité et le postcolonialisme tient une place centrale. Nous nous y attelons dans les dossiers d’Africultures et le ferons encore dans les prochains temps.

Pour introduire « Karmen Geï », Joe Gaye Ramaka n’a pas dit un mot : il a seulement laissé son actrice principale chanter sans traduction un texte en wolof, le ponctuant de quelques pas de rythmes avec le pied. Il offrait ainsi à une salle médusée une magnifique réponse à la question du rapport à l’Afrique : face aux projections, rester soi-même, inviter l’autre à l’exotisation, à la séduction pour simplement écouter et, sensations aidant, comprendre. Car « se poser la question, me disait un jour Flora Gomes (cinéaste de Guinée Bissau qui prépare d’ailleurs une comédie musicale), c’est déjà comprendre quelque chose ».

///Article N° : 2572

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire