« Kinshasa safari »

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Sociologie du quotidien : le paraître, les shégués, les portables, l’art et la vie. Le témoignage d’un taximan.

Mon nom : CHIBIB BOUM alias « 4×4 »
Profession : Taximan
Lieu de naissance : Kinshasa alias Leo’ville, alias Lipopo, alias Kin Malebo
Marque du véhicule : O.R.N.I (objet roulant non identifié)
Niveau d’études : BAC-1
Vous comprenez qu’avec un état civil aussi embrouillé, mes séjours dans les locaux de la police soient si fréquents. Pis : ni permis de conduire, ni carte rose du véhicule, ni assurance.
Mais Kinshasa c’est Kinshasa : tout y est négociable, même la mort. L’artiste musicien Koffi Olomidé a raison de chanter : « Nous vivons à Kin sous le feu du purgatoire, mais ce feu ne brûlera personne« .
Allons du calme, client ! Dites vos volontés et 4×4 fera le reste. « 4×4 » c’est moi. « 4X4 » c’est aussi mon taxi. Toujours prêts pour l’aventure !
Dites-moi, étranger, où vous voulez que 4×4 vous conduise. Il n’est pas bon de traîner ici au Beach Ngobila, à la frontière avec Brazzaville. Zone de haute sécurité, même s’il ne s’y passe rien sauf « cop » (1) sur « cop ». Avec des douaniers gouailleurs et rapaces, avec des handicapés experts en contrebande, avec la cohue de ces nanas-dollars (2) aux baluchons énormes et encombrants – je parle évidemment de leurs surcharges anatomiques…
Tout se négocie ici au quart du regard. Mais ne vous méprenez pas, ce n’est pas un bordel. Le clin de l’oeil gauche de cette nana-dollar ? Je traduis « j’ai des francs au taux spécial pour beaux yeux mec ! » Les deux yeux de l’handicapé physique qui vous fixent intensément à la racine du nez ? Traduction : « j’ai une combine canon : la came haut de gamme ! »
Allons client, il fait tard et les rivages de ce fleuve béant sont hantés. Regardez là-bas au milieu du fleuve comment se prélasse comme un gros crocodile l’île Mbamu. Regardez comment sa queue scintille comme celle d’une mamiwata. Ne nous attardons pas au risque pour vous, étranger, de laisser ici vos plumes, c’est-à-dire des francs-dollars en guise de libations.
La nuit tombe, étranger : où vous conduire ? Partout et nulle part !
Voici donc le marché des artistes le long de la vieille gare. En réalité, des revendeurs et des commissionnaires. Les prix ne sont pas affichés. Parce qu’un prix est à toi, étranger, et un autre est à moi. Pour la même marchandise.
Laissez-moi donc négocier. Clin de l’oeil droit et regards intenses entre-quatre-z-yeux. Marché conclu : c’est un masque Pende (3) pour jeunes initiés. Je ne sais pas s’il est vrai ou faux, peu importe…
Le voyage dans le ventre noir de la ville continue. La nuit à Kinshasa, c’est connu, les beaux sont laids et la laideur est transfigurée. Transfiguration de bâtisses coloniales à l’orgueil écorné, mais la tête toujours haute. Boulevards et avenues à perte de vue, vieilles gloires à la mémoire borgne. Gratte-ciel modernes à l’assaut de l’inconnu, hésitant entre ciel et terre.
Etranger, vous ne logerez pas dans ce quartier. Circulons, rien à voir ici ! Rien à voir non plus plus loin à Binza, sur la ville haute. Des résidences pharaoniques pour politiciens arrivistes ou diamantaires flambeurs, tous claquemurés derrière des bunkers à l’abri des regards indiscrets et mendiants.
S’il le faut étranger, vous logerez chez moi, c’est-à-dire sous ce toit roulant, ou chez mes amis, c’est-à-dire bien au chaud des câlins, en toute discrétion…
Voici Matonge, le quartier chaud, la capitale de la capitale. Ici, le soleil ne tombe jamais. Ici les trépassés reviennent sur leurs pas pour rattraper leurs remords et leurs chagrins d’amour. C’est pourquoi il y a tant de monde et cette ambiance d’envoûtement et de transe.
Matonge est un peu la vitrine de Kinshasa. Parfois défigurée avec ses « shégués » (4), ses enfants-trottoir fourmillant sous les réverbères comme des fantômes hagards. Avec la kermesse désordonnée des O.R.N.I, ferrailleries brinquebalantes et cercueils roulant à tombeau ouvert, c’est le cas de le dire, pour les quatre coins de ce territoire monstre et tentaculaire.
Mais ce soir, étranger, c’est taxi-express. Vous et moi. Pas d’autre client, pas d’emmerdes et d’engueulades avec des mégères stressées, ou des fonctionnaires complètement dégonflés d’épuisement au bout de longues journées boulot-bobo-dodo.
Ah le taxi, quand il est full et à plein rendement, est le vrai lieu du dialogue intercongolais – comme disent aujourd’hui les politiciens ! S’y côtoie, l’espace d’une course, toute la faune variée de tous les quartiers et de toutes les origines : politicien déchu reconverti en « parlementaire-debout » (5), étudiant ruiné par les « années blanches » avant d’échouer dans la « bongolation » (6), flics et indicateurs en civil en train de glaner les ragots de « radio-trottoir » qui alimentent leurs fiches de renseignements ; tout ce beau monde s’agglutine dans le confessionnal roulant et ce défouloir les rancoeurs mal raccommodés.
Pour le moment, c’est toujours la maraude à Matonge. Qui a dit vitrine défigurée ? Erreur : et là, ces créatures de contes aux formes bondissantes qui vous arrachent le cœur ! Et encore là, toutes ces bombes anatomiques, tous ces visages couleur de lune pourpre ! Tout ça, dans un halo psychédélique de fumée et de musique soûlantes et vibrantes.
Etranger, n’attendons pas ; jetons-nous là-dedans, dans l’ambiance. Ici, on vend son âme et ses péchés pas cher. Allons, bougeons la vie, étranger ! Dansons la vie à fond de train ! Ici, on vend ses misères au troc. On vend ses violences et ses échecs et on rachète les paradis en boîte de conserve. Pas cher.
L’aube nous a surpris, étranger ! Une vraie carte postale. Dieu se lève tôt ici pour peindre ses caprices sur le bout du firmament tout feu tout flamme.
Vous avez sommeil, étranger, et vous réclamez un brin de câlin chez une de mes amies ? D’accord, mais les câlins matinaux sont des pièges et des drogues. Moi je prends un somme sous mon toit roulant roulant.
Comment donc, étranger, déjà ? Chez vous, les câlins sont-ils donc si expéditifs ?
Mais pourquoi cette mine chiffonnée ? Ah, je vous comprends : vous n’aviez pas de chaussette préservative et vous avez renoncé à l’aventure, au risque… Mais vous dites, beau prince, que vous avez tenu à payer le gîte, et la belle de nuit a refusé l’offre. Pas étonnant, étranger : à Matonge, les femmes sont libres mais pas putes. Question de dignité.
Nous allons continuer notre safari (7), car l’étranger cherche une adresse : Avenue de la Révolution. Or, ici, chaque quartier a son avenue de la Révolution. Nous allons donc procéder par élimination : tel que décrit par l’étranger, l’homme recherché par lui, candidat « libanguiste » (8), ne peut pas être locataire sur la ville haute à Binza chez les nouveaux riches, ni à Limété ou Gombe chez les hauts fonctionnaires, ni à Bon Marché chez les Libanais, ni à Righini chez les professeurs.
Pile ou face : nous tirons au hasard dans le lot de l’Avenue de la Révolution, quartier Mombélé.
Mais 4×4 boude et cabre son moteur. Toussotements. Secousses cardiaques. Miaulements prolongés du moteur. Rien. Ce sera la marche forcée à pied sous le soleil. Raccourcis à travers les marécages et détours sur les lèvres ouvertes des érosions. Culs-de-sacs et tunnels coupe-gorge. Retours et détours encore. Spectacles d’une arrière-ville en lambeaux, toujours inachevée…
Ma foi, il existe un dieu pour les taximen et les étrangers : c’est la bonne avenue de la Révolution et c’est la bonne adresse. Mais c’est la mauvaise nouvelle : l’homme recherché est hospitalisé !
Retour sur 4×4. Clé de contact. Eructations saccadées. Toussotements. Le dieu de 4×4 est clément : ça marche !
Hôpital Général de Kinshasa. Couloirs du mouroir. Contraste des blouses immaculées et des squelettes titubant. Acre odeur des sparadraps, des antibiotiques et des agonies.
Mais toujours les mêmes infirmières affairées, généreuses, pythies de la pitié et du bénévolat, les mains nues et le cœur en bandoulière.
Toujours les mêmes pasteurs racoleurs, la bouche écumant d’alléluyairies et de promesses miraculeuses pour âmes en détresse.
Voici l’homme. Mangé par le sida. Reconnaît l’étranger. Clin de l’œil droit. Silence. L’étranger essuie une larme et rentre dans sa veste les papiers de prise en charge promis à l’homme candidat « libanguiste ». Candidat taximan à Paris…

1. « Cop »: diminutif de « coopération ». Pour les kinois, « cop » signifie combine.
2. « Nanas-dollars »: femmes cambistes au noir.
3. Région de Bandundu, à l’Ouest de la RDC. L’ethnie Pende est réputée pour ses danses et ses masques rituels.
4. « Shégué »: enfant de rue.
5. « Parlementaires-debout »: badauds qui s’assemblent aux carrefours des grandes avenues autour des kiosques de journaux pour discuter politique.
6. « Bongola-tion »: du verbe lingala « bongola » (changer). Cambisme au noir.
7. « Safari »: du swahili, signifie voyage.
8. « Libanguiste »: du lingala « libanga » (caillou), libanguiste signifie casseur de caillou, débrouillard.
Lye M. Yoka est docteur en Lettres (Paris III). Consultant au ministère de la Culture et des Arts de RDC, il est aussi professeur ordinaire à l’Institut national des Arts. Il a publié aux Cahiers africains aux Editions L’Harmattan : Lettres d’un Kinois à l’oncle du village (1995) et Kinshasa, signes de vie (1999).///Article N° : 2698

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